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Pour en finir avec le «gouvernement par les juges»

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Louis-philippe Lampron

2015-02-25 11:15:00

L’auteur revient sur la critique «inconsidérée» et grandissante selon laquelle les juges n’auraient pas la légitimité pour remettre en cause les choix normatifs des gouvernements élus….

Louis-Philippe Lampron est professeur agrégé à la Faculté de droit de l’Université Laval
Louis-Philippe Lampron est professeur agrégé à la Faculté de droit de l’Université Laval
N’éliminons pas l’arbitrage uniquement parce qu’on est en désaccord avec le choix des arbitres ou certaines de leurs décisions !

L'intégration de la Charte canadienne des droits et libertés dans la Constitution du Canada en 1982 a causé une véritable révolution juridique en transférant aux juges la responsabilité (et le pouvoir) d’invalider des lois fédérales ou provinciales s’ils les jugeaient incompatibles avec l’un ou l’autre des droits et libertés fondamentaux enchâssés dans cette même Charte.

Depuis, la critique du « gouvernement par les juges » et l’incident déficit démocratique qui en découlerait ont été fréquemment soulevés par différents analystes de la scène politique, et ce, particulièrement au Québec, seule province canadienne à n’avoir toujours pas donné son assentiment à la Loi constitutionnelle de 1982.

Bien que récurrente depuis le rapatriement de 1982, cette critique semble cependant monter en puissance depuis le début de la saga des accommodements religieux au Québec, en 2006, et maintenant aller jusqu’à remettre en cause le caractère supralégislatif des droits et libertés fondamentaux que plusieurs ne situent plus dans un contexte global, mais limitent à la seule Charte canadienne.

Si l’on tente de résumer la position des tenants de cette remise en cause : les juges, puisque non élus, n’auraient aucune légitimité démocratique à invalider les choix normatifs de gouvernements élus, composés de représentants choisis par la population. Selon cette conception, il reviendrait aux membres du gouvernement d’interpréter la portée des droits et libertés fondamentaux.

Consécration des droits de l’Homme

Cette critique inconsidérée du « gouvernement par les juges » nous semble particulièrement dangereuse en ce qu’elle implique une remise en cause générale (sans doute de manière inconsciente) des raisons pour lesquelles les États occidentaux ont choisi de consacrer le statut fondamental des droits de l’homme après la Seconde Guerre mondiale et l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’homme, le 10 décembre 1948.

Depuis cette date, les droits et libertés de la personne constituent le fondement en vertu duquel il est possible d’évaluer la légitimité des gouvernements démocratiques à travers le monde. C’est justement pour assurer que des gouvernements majoritaires ne s’en prennent pas de manière démesurée à des groupes minoritaires (qu’ils soient ethniques, nationaux, religieux, politiques, sexuels, etc.) que les États, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, ont décidé de limiter la portée des actes qu’ils pouvaient effectuer en vertu du respect des droits et libertés fondamentaux individuels et collectifs.

Or, ces droits fondamentaux (peu importe qu’on se tourne vers les conventions internationales, la Charte canadienne, la Charte québécoise ou le Bill of Rights américain) sont libellés de manière large et plus ou moins imprécise… et doivent donc nécessairement être interprétés par une institution indépendante pour qu’on puisse en connaître la portée et les limites.

Aucun texte juridique visant à protéger les droits fondamentaux de la personne n’est clair en lui-même : on n’a rien dit (et surtout rien défini) une fois qu’on a affirmé qu’on protège la liberté de religion, d’expression, d’association, etc. Ces dispositions doivent nécessairement être interprétées (et mises en oeuvre) pour produire du sens et permettre une protection effective aux citoyens.

Pas à l’abri de la critique

Évidemment, la reconnaissance de l’importance que les droits fondamentaux puissent être interprétés et mis en oeuvre par une institution indépendante, investie de réels pouvoirs par rapport aux gouvernements en place, n’implique pas qu’il faille s’abstenir de toute critique par rapport à cette institution… bien au contraire !

D’un point de vue citoyen, il est tout à fait normal - voire rassurant - qu’on critique la portée de certaines décisions de la Cour suprême du Canada si on les juge déraisonnables. Dans le même sens, il est tout à fait naturel que des citoyens, particulièrement au Québec, veuillent trouver une manière de trouver (ou mettre en place) une « institution-interprète » des droits et libertés fondamentaux qui aurait plus de légitimité que la Cour suprême du Canada (considérant notamment le plus qu’obscur processus menant à la nomination des juges de cette même Cour).

Mais il est difficile de comprendre comment on peut en venir à espérer que ce soient les gouvernements élus qui définissent la portée des droits fondamentaux… surtout dans un contexte où les contre-pouvoirs effectifs se font de plus en plus rares !

Dans un contexte où certains aspects de la jurisprudence de la Cour suprême du Canada en matière de droits de la personne semblent passer plus difficilement la rampe de l’opinion publique québécoise, il importe de rappeler que les droits fondamentaux appartiennent aux citoyens et que ceux-ci, s’ils veulent pouvoir s’opposer valablement à un éventuel abus de l’État, doivent avoir la possibilité de saisir une institution indépendante et investie de réels pouvoirs de leurs craintes ou prétentions. Un peu comme au hockey, il importe de ne pas éliminer l’arbitrage uniquement parce qu’on est en désaccord avec le choix des arbitres ou certaines de leurs décisions !

Louis-Philippe Lampron est professeur agrégé à la Faculté de droit de l’Université Laval. Ses champs d’intérêt se concentrent sur les droits et libertés de la personne (international et interne),la liberté de conscience et de religion, le pluralisme culturel et le droit, le droit public et le droit du travail

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3 commentaires

  1. DSG
    Very nice
    Very rarely have I been impressed by anything that a professor said or wrote. This is a great article. Nicely done, sir.

  2. Jean-Christophe
    Jean-Christophe
    il y a 9 ans
    Accords et désaccords
    M. Lampron, votre éditorial est intéressant mais votre couverture si partielle d’un dossier aussi sensible a de quoi agacer. Évidemment, on comprend votre exaspération face à certains commentaires douteux concernant le « gouvernement par les juges » en particulier en ce qui a trait aux questions entourant la liberté de religion. Mais la question du pouvoir politique des juges ne se limite pas à cette seule question et vous le savez très bien.
    Premièrement, votre argument selon lequel les droits et libertés servent à protéger les minorités de la « tyrannie de la majorité », selon l’expression tocquevilienne consacrée, ne reflète tout simplement qu’une petite part du contrôle de la constitutionnalité des lois par les juges. À titre d’exemple, quelle minorité le récent arrêt de la Cour Suprême du Canada (Carter c. Procureur Général du Canada, 2015 CSC 5) concernant l’assistance médicale à mourir protège-t-il? Aucune. Quelle minorité les arrêts Morgentaler, Tremblay c. Daigle etc. protègent-ils? Aucune.
    Deuxièmement, vous présumez que les tribunaux sont, de facto, meilleurs que les législatures pour déterminer ce qu’exigent les droits et libertés de la personne. Il s’agit d’une simple présomption qui mériterait plus d’attention. Un groupe d’élu bien informé et de bonne foi n’est-il pas aussi compétent qu’un petit groupe de juges pour trancher ces questions hautement politiques?
    Troisièmement, vous éluder complètement le fait que, dans bien des cas, les tribunaux ne se contentent pas d’invalider les lois incompatibles avec les Chartes; ils créent littéralement le droit applicable. À titre d’exemple, la récente décision de la Cour Suprême (Saskatchewan Federation of Labor c. Saskatchewan, 2015 CSC 4) ne fait pas que « constitutionnaliser » le droit de grève. Une telle constitutionnalisation a de nombreuses conséquences, notamment en ce qui concerne les obligations des employeurs qui fournissent des services essentiels. Autrement dit, la Cour Suprême s’arroge le pouvoir de décider quelle limitation au droit de grève est valide et quelle ne l’est pas. Cela n’est pas anodin.
    Quatrièmement, le vocabulaire des droits et libertés pose lui-même problème. Ceci est évidemment sujet à discussion mais il me semble que la charte ne réussit tout simplement pas à exprimer les principes de base de la moralité politique. Cela explique peut-être l’incrédulité des citoyens devant la fumisterie des tribunaux en matière « d’interprétation » des droits et libertés. Vous le dites bien, le contenu normatif des droits et libertés est assez flou. Pourquoi prétendez-vous alors que les tribunaux en sont les gardiens? De quoi sont-ils les gardiens au juste? Avouons tout simplement que les tribunaux s’arrogent parfois le droit de décider des questions politiques les plus cruciales en les subsumant sous le vocabulaire abscons des droits et libertés.
    Finalement, votre référence à la Seconde Guerre mondiale procède certainement d’une intention louable mais elle est surtout tendancieuse. La Magna Carta, les Bill of Rights anglais et américains et la déclaration des droits de l’homme et du citoyen ne sont certainement pas les produits d’une prise de conscience de l’humanité suite à Auschwitz. Réduire la démocratie à la protection des droits et libertés individuelles est certes à la mode mais cela ne rend pas justice à toute la profondeur de ce concept.

  3. Eric Folot
    Eric Folot
    il y a 9 ans
    Citation de l'ancien juge de la Cour d'appel du Québec Me Jean-Louis Baudouin
    L'ancien juge de la Cour d'appel du Québec, Me Jean-Louis Baudouin, affirmait également :

    "On a parfois reproché à la Charte — à tort, à mon avis — d'avoir permis au pouvoir judiciaire de se substituer au pouvoir législatif, de sorte que désormais, le Canada était gouverné par les juges. Leur rôle est certainement bien important, mais il est beaucoup plus modeste, puisque dans une société démocratique, le législateur reste suprême. La Cour suprême a toutefois la mission de faire coïncider les libertés fondamentales reconnues par la Charte avec l'évolution sociologique et politique de la société canadienne dans son ensemble et, en ce sens, de faire évoluer le droit".

    Source : Gouvernement du Canada, Ministère de la justice, Comité spécial pour la nomination des juges de la Cour Suprême du Canada, en ligne : http://www.justice.gc.ca/fra/nouv-news/nj-ja/2013/doc_32972.html

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