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L'importance de ne pas se voiler la face

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Louis-philippe Lampron

2015-10-06 11:15:00

Ce professeur de droit revient sur la question du port du niqab et met en perspective l’exercice de la liberté de religion et le principe de l’égalité hommes-femmes...

Louis Philippe Lampron est professeur agrégé à la faculté de droit de l’Université Laval
Louis Philippe Lampron est professeur agrégé à la faculté de droit de l’Université Laval
La question du port du niqab dans l'espace public a monopolisé une bonne partie de l'attention du public québécois et canadien depuis que la Cour d'appel fédérale a invalidé, pour des motifs administratifs qui n'avaient rien à voir avec la Charte canadienne, une directive interdisant le port de ce voile intégral.

Depuis lors, plusieurs politiciens, chroniqueurs et analystes semblent limiter les possibilités de réagir face à cette problématique à deux positions très caricaturales, soit : ceux qui souhaitent protéger l'égalité entre les hommes et les femmes et qui sont donc opposés au port du niqab... et les autres.

Le débat des chefs de partis fédéraux diffusé à Radio-Canada dans le cadre de la campagne électorale 2015 a en ce sens permis au premier ministre Stephen Harper d'y aller de cet épouvantable sophisme lorsqu'il a affirmé à Thomas Mulcair : « Moi, je ne dirais jamais à ma fille qu'une femme doit se couvrir le visage parce qu'elle est une femme. »

Il faut le reconnaître d'emblée : le niqab, tout comme la burqa, n'est pas un symbole religieux « comme les autres ». Comme l'avait bien résumé le Conseil d'État français, dans un rapport déposé en 2010 et dans lequel il recommandait de ne pas généraliser l'interdiction du port de tels « voiles intégraux » dans l'espace public français, la burqa et le niqab sont des « tenue[s] dont les origines culturelles et religieuses sont discutées, mais qui témoigne[nt], d'une manière générale, d'une conception profondément inégalitaire du rapport entre les hommes et les femmes ».

Pour cette raison, il serait sans doute souhaitable que la Cour suprême du Canada affirme clairement qu'un tel symbole, comme toute manifestation d'une conviction religieuse qui entre objectivement en tension avec d'autres droits fondamentaux, mérite une protection « moins importante » que l'écrasante majorité des pratiques/valeurs/rites religieux qui peuvent être vécus sans problème dans l'espace public.

Égalité hommes-femmes et hierarchie des droits

Pour autant, il nous semble que les tenants de la position « interdisons le port du niqab » pour protéger l'égalité entre les hommes et les femmes devraient procéder à un solide examen de conscience quant à l'effet de leur proposition.

L'égalité entre les hommes et les femmes est évidemment, et avec raison, une valeur très importante dans la plupart des sociétés occidentales comme le Canada et le Québec. Pour beaucoup, elle devrait même se situer au sommet d'une éventuelle « hiérarchie des droits fondamentaux » et donc primer d'autres droits fondamentaux comme la liberté de conscience et de religion. Mais pour tout importante que cette valeur de l'égalité entre les sexes puisse être, il est très dangereux de lui donner une portée qui permettrait de l'opposer aux personnes qu'elle est justement censée protéger : soit les femmes, dans le cas présent.

Or, le véritable enjeu du débat concernant la possibilité ou l'impossibilité de recevoir des services publics en portant le niqab est justement celui-ci : quelle réaction l'État devrait-il avoir lorsqu'il est confronté à des femmes qui réclament le droit de porter un symbole qui, en lui-même et parce qu'elles sont des femmes, tend à les effacer de l'espace public ? S'il est acquis qu'il est possible de refuser le port de ce voile lorsque de véritables impératifs de sécurité (ou liés à l'identification de la personne qui le porte) l'exigent, pourrait-on valablement refuser ce droit à des femmes... au nom de l'égalité entre les hommes et les femmes ?

Une lutte contre l’oppression de la femme?

Dans l'état actuel des choses, le droit québécois et canadien comprend un assez vaste éventail d'outils législatifs permettant d'empêcher ou de sanctionner le comportement de toute personne qui tenterait d'obliger quelque femme que ce soit à agir contrairement à sa volonté. Si l'enjeu du débat était véritablement de lutter contre l'oppression de certaines femmes, ne serait-il pas plus cohérent qu'on propose de renforcer certaines de ces mesures législatives plutôt que d'en proposer une ayant pour effet direct de restreindre l'accès de certaines femmes à des services publics, voire carrément de leur interdire l'accès à la citoyenneté canadienne ?

Le niqab et la burqa sont des symboles qui choquent nos sensibilités occidentales pour plusieurs raisons et il est actuellement possible d'en demander le retrait, à des moments bien particuliers et pour des motifs pragmatiques (par exemple pour identifier la personne avant qu'elle ne prête le serment de citoyenneté). La reconnaissance du statut particulier de ce symbole religieux pourrait également permettre de justifier son interdiction pour les membres de la fonction publique, en vertu, notamment, de leur obligation de réserve en matière religieuse.

Mais le débat actuel entourant le droit de femmes qui n'ont aucun lien avec l'État de porter ce voile intégral lors d'une cérémonie de citoyenneté va beaucoup plus loin, en ce qu'il nous force à répondre à la question suivante : la nature particulière de ce symbole religieux permet-elle d'en exiger le retrait pour des motifs symboliques liés, pour reprendre une expression que plusieurs ont sous-entendue, à un signe de bonne foi que devrait démontrer la future citoyenne quant au désir de s'intégrer à la société canadienne ?

Il nous semble que la voie de l'interdiction, non seulement ne renforcera pas l'égalité entre les hommes et les femmes, mais qu'il risque au contraire de porter préjudice à des femmes qui, pour une raison ou une autre, croient sincèrement que ce symbole fait partie intégrante de leur identité.

De surcroît, cette voie répressive en dit beaucoup sur le fait que nous avons peut-être collectivement perdu confiance dans le caractère attractif de notre mode de vie : personnellement, j'éprouverai toujours beaucoup plus de fierté à vivre dans une société qui autorise (et incite) les femmes à sortir de leur niqab, plutôt que dans un État où on les force à le retirer.

Louis Philippe Lampron est professeur agrégé à la faculté de droit de l’Université Laval. Ses champs d’intérêts sont les Droits et libertés de la personne (international et interne), liberté de conscience et de religion, pluralisme culturel et droit, droit public, droit du travail.
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13 commentaires

  1. Anonyme
    Anonyme
    il y a 8 ans
    Amendement à la Charte
    Autant qu'elle protège le droit à la religion, la Charte devrait protéger aussi contre les mouvements extrêmistes tant religieux que les associations ou les opinions extrêmes. Cela ne serait pas impossible: un mouvement portant un discours haineux ou encore faisant valoir la supériorité d'un groupe par rapport à d'autres (en termes de race ou de religion) devrait être interdit.

    À ceux qui soulèveront le droit à la religion, les autres soulèveront le droit de ne pas se voir, eux-mêmes ou leurs enfants, confrontés à des formes d'extrêmisme visant à bafouer et renier les fondements sur lesquels s'est bâtie notre nation. Le monde a beaucoup changé depuis les années 80 et les forces en présence ne sont plus les mêmes.

    • Anonyme
      Anonyme
      il y a 8 ans
      Sociologie de l'État canadien
      ''Les fondements sur lesquels s'est bâtie notre nation''

      J'imagine que tu parles là de l'expropriation des terres autochtones, l'assimilation des croyances autochtones pour la remplacer, avec violence, par le catholicisme ou le protestantisme; ou encore de l'institutionalisation d'un rapport genré inégalitaire entre les hommes et les femmes. La cour suprême a même reconnue, à la fin des années 1920, que les femmes n'étaient pas incluse dans la définition de «personnes»

      Si on étudie le processus de formation de l'État et de la nation canadienne à travers les travaux d'histoire sociale sur le sujet, bref par les événements historiques qui ont donné forme à la nation et à l'État plutôt que de se fier uniquement aux discours des «pères fondateurs» ou à celui des juristes positivistes, ça fait ressortir une image beaucoup moins glorieuse de l'origine de notre État national. Une chose qu'on apprend rapidement quand on étudie l'histoire, c'est que les traces du passé ne disparaissent pas simplement parce que des politiciens postulent qu'elles ont disparu. On a beau dire que l'égalité hommes/femmes et l'ouverture aux autres cultures sont des valeurs canadiennes, ça ne fait pas disparaître les traces patriarcales ou coloniales qui demeurent dans la culture politique. On devrait peut-être se regarder dans le miroir parfois, ou regarder notre propre histoire dans le miroir avant de faire la leçon au nom de l'«égalité hommes-femmes» à certains partisans d'une religion qu'on a tendance à voir comme un gros bloc monolithique et que pas grand monde ici ont cherché à comprendre dans toute sa complexité. Ça ne vous surprend pas que dans tout le débat national autour d'à peine quelques dizaines de femmes qui portent le niqab, personne n'a pensé bon de demander une fois l'opinion des femmes qui elles-mêmes portent le niqab? On entend juste les opinions de gens biens placés dans la société, la plupart du temps des hommes blancs, qui se pavanent en disant vouloir libérer les femmmes. Ce n'est pas en passant une loi qui interdit aux femmes d'être opprimées que l'oppression va cesser. Ça ne vous passe pas par la tête que parfois les femmes qui portent le niqab peuvent donner une signification différente à ce geste, une signification qui a parfois des nuances, différentes teintes de gris, et qui est beaucoup plus complexe que la vision manichéenne blanc/noir entretenue par plusieurs des élites politiques. D'un côté, on dit vouloir libérer les femmes. De l'autre, on retire aux femmes musulmanes leur subjectivité en décidant nous mêmes de la signification de leur geste sans jamais leur poser la question directement. Ça ne vous est pas passé par la tête que certains symboles autres que le niqab, mais qui sont typiquement occidentaux et fortement ancrés dans nos moeurs puissent être parfois des symboles d'oppression des femmes? Comment expliquer que personnes ne se déchaînent sur ceux-ci avec la même virulence qu'ils le font par rapport au cas très marginal du niqab? Comment expliquer que, lorsqu'on critique ces symboles, on a pas le réflexe d'extrapoler cette critique vers un rejet d'ensemble de la culture occidentale comme plusieurs le font avec la culture musulmane et le niqab?

      PS: ce que j'ai dit sur l'État canadien peut très bien s'appliquer, à différents degrés, à l'État québécois. Je tiens à le préciser avant qu'un souverainiste quelconque récupère mes propos pour en faire un argument souverainiste bidon comme certains ont si souvent tendance à faire, sans rancune.

    • Renseignez-vous
      Renseignez-vous
      il y a 8 ans
      C'est deja le cas
      La liberte de religion ne peut pas etre invoque contre une loi du Code Criminel. C'est un principe clair et connu. Le discours haineux est criminel, donc la liberte de religion ne peut deja pas proteger le discours haineux. Nul besoin d'amendement.

  2. Me Daniel Atudorei
    Me Daniel Atudorei
    il y a 8 ans
    Me Daniel Atudorei
    >>>>> Il faut le reconnaître d'emblée : le niqab, tout comme la burqa, n'est pas un symbole religieux « comme les autres ». Comme l'avait bien résumé le Conseil d'État français,

    Déjà, il fait fausse route. Ici, son raisonnement prend le champ complètement et ne vaut plus rien.

    Au Canada, l'approche est toute autre. La Cour suprême propose une analyse qui se base simplement sur la conviction (et la sincérité de cette conviction) qu'à un individu quant à l'obligation de poser X geste religieux ou de porter Y accoutrement et mentionne que ce n'est pas le rôle des Tribunaux de distinguer entre ce qui est obligatoire de par les écrits religieux et ce qui est purement culturel et introuvable dans les prescriptions religieuses. (Amselem, je paraphrase).

    Ça fait donc 11 ans que la question est réglée au Canada. Citer ce que le Conseil d'État français a à dire n'est d'aucun secours. En appliquant ce test dans Amselem, le niqab est religieux en droit canadien.

    (Par ailleurs, citer ce que le pays des droits de l'homme blanc pond comme raisonnement n'a jamais été édifiant en la matière... )

    • Louis-Philippe Lampron
      Louis-Philippe Lampron
      il y a 8 ans
      La position du Conseil d'État n'est pas celle de la CSC... et donc:
      "Pour cette raison, il serait sans doute souhaitable que la Cour suprême du Canada affirme clairement qu'un tel symbole, comme toute manifestation d'une conviction religieuse qui entre objectivement en tension avec d'autres droits fondamentaux, mérite une protection « moins importante » que l'écrasante majorité des pratiques/valeurs/rites religieux qui peuvent être vécus sans problème dans l'espace public"

    • NicNoc
      NicNoc
      il y a 8 ans
      Oui
      Le droit n'est pas figé, heureusement, et la CSC pourrait revisiter la question et l'arrêt Amselem.

  3. Anonyme
    Anonyme
    il y a 8 ans
    Problem
    The problem has to do with the underlying assumption that these garments are necessarily premised on a conception of society where the sexes are not equal. While this may be true, how do you propose to convince a woman who actually believes that she has a religious duty to wear such a garment, that you are truly acting on her behalf? How do you convince her to take off clothes that she feels are necessary for a principle that she may not care as much about? Do you really believe that legally preventing her from wearing it will help her to integrate? Help society integrate her?

  4. Anonyme
    Anonyme
    il y a 8 ans
    Fighting oppression through re-victimization?
    How is it that anyone could ever have the bright idea of fighting a practice that forces women to do something by ourselves forcing women to do something? Isn't forcing women to not wear something just as bad as forcing them to wear something?

    It also attacks the victim (where there is actually a victim and not a free choice) - it's like saying we will fight against domestic violence by preventing anyone whose face shows marks of domestic violence from taking the citizenship oath. It's absurd.

    To the extent there is people forcing other people to things, we should be targeting the perpetrator and accommodating the victim rather than re-victimizing the victim.

  5. Me Daniel Atudorei
    Me Daniel Atudorei
    il y a 8 ans
    Me Daniel Atudorei
    La Cour suprême n'a pas à modifier ce qu'elle a décidé il y a 11 ans. On ne change pas un courant jurisprudentiel avec l'air du temps (comme disait Nina Ricci). C'était bien à l'époque et c'est toujours valable. Le niqab est religieux. La pleine protection de la Charte s'applique donc.

    • Anonyme
      Anonyme
      il y a 8 ans
      Et l'arbre vivant
      vous connaissez? Vous n'avez pas l'air

  6. Anonyme
    Anonyme
    il y a 8 ans
    Je ne suis pas d'accord
    Il n'est pas rare qu'un même intérêt soit couvert par 2 lois différentes. C'est la raison pour laquelle on peut être poursuivi au civil et au criminel. Le Code criminel ne protège factuellement en rien contre les valeurs extrémistes qui sont communiquées par certains mouvements religieux extrêmes.

    Au commentateur qui fait le parallèle avec la culture occidentale: vous semblez souligner que la burka ou le niqab sont des éléments de la culture musulmane. Je ne suis pas d'accord. Sans être un expert, ma compréhension est plutôt qu'il s'agit du résultat d'une interprétation outrancière de textes religieux. En tolérant ce genre de symboles, on fait une place à l'installation de l'extrémisme et à l'application de la Charia.

    Permettre le port de ce genre de symboles religieux crée de telles tensions en Europe qu'il y a un gros retour de mouvements chrétiens extrémistes comme Civitas pour ne nommer qu'eux. L'exemple Européen est là et nous ferions bien de nous en inspirer: Ne pas protéger la population contre l'extrémisme religieux à court terme, c'est prêter le flanc au développement d'autres extrémismes en retour.

    Maintenant ce débat à savoir s'il est vraiment possible d'empêcher, au nom de l'égalité des sexes, à une femme de porter une burka, je pense qu'il s'agit d'un faux problème. Nous avons déjà retiré aux femmes (et aux hommes) la liberté de prendre le nom de leur époux au nom de l'égalité des sexes. On a mis au rancart la culture, les valeurs, les convictions et les opinions de chacun afin de faire valoir l'intérêt général de promouvoir l'égalité des sexes. Ok... Mais maintenant qu'on ne me dise pas que la liberté de religion transcende tout le reste, dont le libre choix, car cela ferait ni plus ni moins du Canada un pays de bigots.

  7. Articling Student
    Articling Student
    il y a 8 ans
    Stop Beating Around the Bush
    I've read some interesting and thought-provoking arguments from parties on both sides of this issue (some even in the comment section of this very article). However, as legal professionals, I feel that with regards to this present issue, we're blinded by the teachings of the case law and our own personal interpretation of it, and we're missing the real crux of the problem.

    Whether you consider yourself a fan of the Harper Conservatives or not (count me on the "not" side), you have to give them credit. Their use of this issue to galvanize the electorate was a stroke of genius. Let's face it; Tom, Dick and Harry could not care any less about legal principles, the Constitution, rule of law, living tree doctrines and so forth. Those things make no difference to them in their everyday lives. However, the Conservatives have managed to tap into a profound vein of anti-Muslim sentiment, which is the true reason for the overwhelming support for the anti-niquab crowd. I'm not saying that we should all separate into pro or anti-Muslim sides, but let's at least frame this issue as it is veritably interpreted by the electorate. The nucleus of this issue is a social one, not legal.

  8. NicNoc
    NicNoc
    il y a 8 ans
    Savoir se requestionner
    Bravo,

    Belle plume, mais aussi beau contenu. Il est difficile de ne pas réfléchir à nouveau...

    J'aime les textes qui ébranlent mes certitudes... N'est-ce pas là d'ailleurs la démarche des scientifiques?

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