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Le Code criminel bafoué dans l’affaire Jutras ?

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Julius Grey, Eve Seguin

2017-02-13 10:15:00

La disparition de Claude Jutra de l’espace public et de notre histoire rappelle les pratiques de l’Union soviétique, estiment cet avocat et une politologue…

Julius Grey est avocat sénior admis au Barreau du Québec en 1974
Julius Grey est avocat sénior admis au Barreau du Québec en 1974
Brexit au Royaume-Uni, victoire de François Fillon à la primaire à droite en France, élection de Donald Trump aux États-Unis, autant d’événements survenus récemment dans lesquels plusieurs commentateurs ont vu et dénoncé des manifestations du populisme. Le Québec a lui aussi été secoué par un événement dont la nature populiste n’a cependant pas encore été reconnue : l’affaire Jutra. Celle-ci est en effet caractérisée par une série de traits typiques du populisme de gauche, au premier chef le présupposé que Claude Jutra était « pédophile ».

Comme dans l’affaire Dreyfus, le présupposé qui affecte Jutra réunit dans le même choeur pourfendeurs et défenseurs de l’accusé. En témoigne le texte « Quand le réflexe tient lieu de réflexion » (Suzanne Coupal, Charles Binamé, Jocelyn Aubut et René Villemure, Le Devoir, 17 novembre 2016). Que quatre personnalités dont l’objectif est de réhabiliter la mémoire et l’oeuvre de Jutra construisent leur argumentaire sur le présupposé de la « pédophilie » est révélateur d’une évolution extrêmement délétère des sociétés néolibérales, déjà passablement malsaines.

Contre les certitudes toxiques du populisme de gauche, nous affirmons que nous ne savons pas si Jutra était « pédophile » au sens d’avoir agressé sexuellement des enfants et qu’il n’y a pas moyen d’en faire la preuve cinquante ans après les événements allégués. Non seulement le temps rend toute preuve difficile à établir mais, surtout, le principe audi alteram partem ne peut plus être respecté. Les très graves implications politiques de l’affaire Jutra sont ce qui nous intéresse ici. Il faut souligner qu’elles sont exactement les mêmes quelle qu’ait été la culpabilité ou l’innocence du cinéaste.

Si les Québécois avaient été soumis dans le confort de leurs chaumières à la publication de la biographie de Jutra, plusieurs auraient accepté l’idée que le cinéaste était « pédophile » sans que cela ait la moindre conséquence. Le problème est que cette stratégie a pris place dans une société marquée au sceau du populisme de gauche et de sa pire émanation — la rectitude politique. Docile servante de la gouvernementalité néolibérale, la rectitude décrit un monde composé de bourreaux et de martyrs. Elle promet à celles et ceux qui vivent dans l’anonymat de leur octroyer un véritable statut, celui de victime, et produit une prolifération de crimes et de criminels.

Cette rectitude, qui n’a rien à envier à l’absurde discours d’un Donald Trump, règne en maître au Québec. Le lendemain de la publication de la biographie paraissait dans La Presse un article intitulé « Une victime de Claude Jutra témoigne : des attouchements dès 6 ans ». Le témoignage, anonyme bien entendu, y remplace la preuve, l’existence de la victime est, bien entendu, posée plutôt que présumée, et sa désignation par « une », adjectif numéral cardinal autant qu’article indéfini, laisse entendre bien entendu que d’autres victimes existent.

Lynchage

Claude Jutra
Claude Jutra
Les vrais responsables du lynchage de Jutra ne sont cependant ni les médias, ni les réseaux sociaux, ni le biographe, ni l’éditeur. Les vrais irresponsables sont nos dirigeants politiques. La célérité avec laquelle ils ont transgressé notre tradition libérale est édifiante. Il ne s’agit pas ici de faire l’apologie de cette tradition car, pour nous qui nous revendiquons d’une gauche non populiste, elle est loin d’être parfaite. Notre droit et notre système judiciaire, notamment, souffrent de sérieux défauts, comme en témoigne le sort qu’ils réservent trop souvent aux femmes. Mais le moins qu’on puisse attendre de nos représentants politiques est qu’ils la respectent, aussi imparfaite soit-elle.

Or, prétendant se porter à la défense des victimes et réaliser les aspirations du peuple, nos dirigeants ont balayé la culture de l’Habeas Corpus, ils ont enfreint l’article 650 (1) du Code criminel qui affirme qu’un accusé doit être présent à son procès, ils ont ostensiblement bafoué la séparation des pouvoirs qui caractérise les démocraties libérales.

S’appuyant sur la rectitude politique qui ronge le Québec, ils ont été plus expéditifs que Staline lors des procès de Moscou. Un mort a été mis en accusation, sa culpabilité a été décrétée à l’extérieur du système judiciaire, et c’est le pouvoir exécutif qui a prononcé la condamnation. Quelques heures après la publication de l’article de La Presse et de ses croustillants détails, la ministre de la Culture du Québec demandait que soit changé le nom de la Soirée des Jutra, et incitait les municipalités à retirer le nom du cinéaste des lieux publics. Elle dit avoir été « secouée par la lecture du témoignage ».

La ministre du Patrimoine canadien a salué ces deux initiatives en affirmant que « les propos sont bouleversants ». L’émotion érigée en critère de jugement est, bien sûr, une manifestation classique du populisme. Les maires et les élus de Montréal, Québec, Lévis, Candiac et Repentigny se sont empressés d’exécuter la sentence prononcée par le gouvernement québécois.

Du jour au lendemain, Jutra a disparu de notre espace public et de notre histoire. Voilà qui rappelle étrangement la retouche des images en Union soviétique, par laquelle disparaissaient des photographies les personnes que le régime avait fait tomber en disgrâce. Le Québec s’est longtemps enorgueilli d’être le pays du réalisateur de Mon oncle Antoine. Ce film universellement encensé est désormais apatride. Notre génération s’est promenée dans un parc ou une rue qui portait le nom de Claude Jutra. Elle a été la dernière à le faire.

Censure politique et réécriture de l’histoire sont, faut-il le rappeler, des pratiques typiques du totalitarisme. Que la rectitude bien-pensante de nos dirigeants politiques nous ait conduits à une telle proximité devrait nous faire réfléchir sur sa nocivité culturelle et politique.

Eve Seguin est politologue à l’UQAM. Elle est titulaire d’un Ph.D. en sciences politiques et sociales de l’Université de Londres, au Royaume-Uni.

Julius Grey est avocat sénior admis au Barreau du Québec en 1974.

Leur texte est initialement paru dans Le Devoir
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15 commentaires

  1. Pirlouit
    Pirlouit
    il y a 7 ans
    Intéressant
    Wow, très bon texte, très bonne analyse de ce lynchage 2.0. J'adore les parallèles avec le système stalinien. Je suis surpris Me Grey, je pensais pas vous pensiez comme ça. La rectitude politique est vraiment un cancer. À mon avis plus un cancer qui vient du multiculturalisme que du néolibéralisme par contre. Mais bon on ne peut pas être d'accord sur tout !

    • Anonyme
      Anonyme
      il y a 7 ans
      Ocd
      On retire à un pédophile les honneurs qu'on lui avait conféré et c'est la faute du multiculturalisme?

      Bonne chose que le ridicule ne tue pas. Par ailleurs, il faudrait faire quelque chose pour cette obsession que vous avez

    • Sedia Stercoraria
      Sedia Stercoraria
      il y a 7 ans
      Sedia Stercoraria
      Moi aussi j'étais très surpris, je ne pensais pas que Me Grey pensait de la façon suivante:

      http://www.canlii.org/fr/qc/qccs/doc/2015/2015qccs4636/2015qccs4636.html

  2. Anonyme
    Anonyme
    il y a 7 ans
    Vraiment?
    Vraiment? On peut être d'accord ou non avec les décisions qui ont été prises et la façon dont elles l'ont été mais se baser sur "la culture de l'Habeas Corpus" et dire que les dirigeants ont enfreint l'article 650 (1) du Code Criminel est ridicule. La culture de l'Habeas Corpus" c'est de ne pas priver quelqu'un de sa liberté de façon arbitraire et présuppose un accusé vivant. Jutra est mort depuis plus de trente ans. Personne ici ne risque de perdre sa liberté. C'est plutôt la mémoire collective qui est affectée et nous n'avons pas hérité des droits fondamentaux que Jutra a pu avoir en tant qu'être vivant.

    • Anonyme
      Anonyme
      il y a 7 ans
      d'accord
      Je suis d'accord. Avec respect, c'est vraiment n'importe quoi ce texte. On mélange le code criminel, la politique, Donald Trump, Staline, la gauche, la droite et la pédophilie pour en faire un ramassis d'idées sans direction. Le Code criminel n'a aucune, mais alors là aucune, application dans un cas comme celui de l'affaire Jutra. Désolant.

  3. Anonyme
    Anonyme
    il y a 7 ans
    La présomption d'innocence ne clôt pas le débat
    Je comprends l'importance du respect de la présomption d'innocence, surtout pour les personnes qui risquent de voir leur droit à une défense pleine et entière mis à mal par les médias alors qu'elles sont en attente d'un procès. Dans le cas d'une personne décédée, la présomption d'innocence demeure pertinente, mais on ne pourra jamais, en l'absence d'un procès, faire toute la lumière sur les tenants et aboutissants d'un crime présumé.

    Dans le cas de Jutras, la présomption d'innocence ne permet pas d'écarter les questions très graves concernant les agissements de M. Jutras. Il aurait fallu qu'on se donne le temps de peser le pour et le contre avant de rayer Claude Jutras de la mémoire collective. La précipitation n'est pas bonne conseillère, particulièrement en matière de toponymie. Peut-être serait-on arrivé aux mêmes conclusions, mais on aurait eu une décision plus réfléchie.

  4. Anonyme
    Anonyme
    il y a 7 ans
    Coulé dans le béton
    Selon la logique de ce texte, il serait impossible de retirer le nom de quelqu'un d'un espace public après sa mort, est ce nonobstant les fautes que l'on pourrait lui reprocher. En effet, une fois décedé, L'individu ne pouvant plus se défendre, selon la logique du texte, il n'y aura plus rien à faire.

    Cette prémisse est d'un ridicule consommé, tout comme le reste du texte qui confond notamment le droit criminel avec la reconnaissance publique.

  5. Jaeger-LeCoultre
    Jaeger-LeCoultre
    il y a 7 ans
    Pas pitié, il n'y a pas que le droit dans le vie!!!
    Les auteurs analysent l’affaire Jutras d’un point de vue purement juridique, y allant d’un légalisme extrême. Or, ils devraient retirer leurs ornières : il s’agit d’une affaire qui ne se restreint pas au niveau juridique et qui implique de nombreuses questions de société et aspect (juridique, mais aussi sociétale, politique, historique…).

    À ce que je sache ni Lénine, Staline, Hitler, Mussolini, Hirohito et Mao n’ont été condamnés de leur vivant pour leurs très nombreux crimes suite à un procès tenu en bon et due forme. Est-ce dire qu’ils doivent bénéficier de la présomption d’innocence? Qu’ils ne peuvent être qualifiés d’assassins et de tyrans?

    L’exemple de l’Espagne est particulièrement intéressant. Franco n’a jamais été jugé pour ses crimes, cependant, dès sa mort, et jusqu’à aujourd’hui, des lieux et des rues nommées ont sont honneur ont été débaptisés. Des statuts à sa gloire ont été retirés. Je mets au défi les auteurs du texte de respecter leur logique et d’écrire que les Espagnols n’auraient pas dû agir de la sorte!

  6. Jaeger-LeCoultre
    Jaeger-LeCoultre
    il y a 7 ans
    Par pitié, il n'y a pas que le droit dans le vie!!!
    Les auteurs analysent l’affaire Jutras d’un point de vue purement juridique, y allant d’un légalisme extrême. Or, ils devraient retirer leurs ornières : il s’agit d’une affaire qui ne se restreint pas au niveau juridique et qui implique de nombreuses questions de société et aspect (juridique, mais aussi sociétale, politique, historique…).

    À ce que je sache ni Lénine, Staline, Hitler, Mussolini, Hirohito et Mao n’ont été condamnés de leur vivant pour leurs très nombreux crimes suite à un procès tenu en bon et due forme. Est-ce dire qu’ils doivent bénéficier de la présomption d’innocence? Qu’ils ne peuvent être qualifiés d’assassins et de tyrans?

    L’exemple de l’Espagne est particulièrement intéressant. Franco n’a jamais été jugé pour ses crimes, cependant, dès sa mort, et jusqu’à aujourd’hui, des lieux et des rues nommées ont sont honneur ont été débaptisés. Des statuts à sa gloire ont été retirés. Je mets au défi les auteurs du texte de respecter leur logique et d’écrire que les Espagnols n’auraient pas dû agir de la sorte!

  7. Sedia Stercoraria
    Sedia Stercoraria
    il y a 7 ans
    Sedia Stercoraria
    La base de la base:
    La présomption d'innocence, telle que garantie par la Charte, commence à exister seulement à partir de l'accusation. Le suspect étant mort, il n'y a pas d'accusation et donc pas de présomption d'innocence.

    Par ailleurs:
    http://www.droit-inc.com/article16547-Du-mauvais-usage-de-la-presomption-d-innocence

  8. Anonyme
    Anonyme
    il y a 7 ans
    Une rue goodwin
    Ok nommons une rue hitler, après tout il es mort avant d'être reconnu coupable de quoique ce soit. Terrible comme raisonnement.

    • Anonyme
      Anonyme
      il y a 7 ans
      à malin, malin et demi
      lol! Terrible en effet, c'est poussé à l'extrême mais le texte de Me Grey en fait tout autant. Le principe même du Habeas Corpus implique une personne vivante et puis tout cet amalgame de populisme de gauche-neoliberalisme-référence à staline-politiquement correct relève du simplisme et du n'importe quoi.

      C'est toute une bouillabaise que Me grey et sa collègue nous présentent!

      Ce n'est cependant aucunement surprenant lorsqu'on regarde les affaires Lacerte, Benhabib, Narayana, Ward et une ou deux autres...effet caméléon?

  9. Avocat
    Avocat
    il y a 7 ans
    Avocat
    On dirait un article de Sophie Bérubé

  10. Anonyme
    Anonyme
    il y a 7 ans
    Fatiguée de Me Grey
    Vraiment n'importe quoi Me Grey; je vous rappellerai qu'une victime, le jeune Dansereau est sorti pour confirmer les gestes de M.Jutra

    Il serait temps qu' peu de rigueur soit partie de vos interventions et que nos médias cessent de vous accorder une tribune non méritée qui vous permet de raconter au nom de votre soi-disant expertise vraiment n'importe quoi

    Je ne suis pas sûre que la profession sorte grandie de vos interventions

  11. Anonyme
    Anonyme
    il y a 7 ans
    c'est simple
    Il n'a pas obtenu l'honneur en raison du droit (pas par reconnaissance judiciaire), il peut le perdre sans application du droit

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