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Juristes: la loi imposée par Québec est-elle contraire à la Constitution ?

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Julie Bourgault, Michel Coutu Et Laurence Léa Fontaine

2017-03-02 10:15:00

Les deux parties ont-elles fait des efforts raisonnables pour parvenir à une solution acceptable? Ces trois professeurs en doutent…

Julie Bourgault est professeure au Département de relations industrielles à l’UQO
Julie Bourgault est professeure au Département de relations industrielles à l’UQO
Après des négociations infructueuses suivies de plusieurs mois de grève, les avocats et notaires de l’État du Québec, se voient imposer par loi spéciale un retour au travail et, sous réserve d’une entente d’ici deux mois, des conditions de travail pour une durée de cinq ans.

Auparavant, une telle mesure d’exception mettant fin d’autorité à un conflit de travail n’était pas sujette à discussion juridique.

Les choses ont cependant graduellement changé, au rythme des jugements de la Cour suprême du Canada, de 2007 et 2015, portant respectivement sur la constitutionnalisation des droits de négociation collective et de grève. Ce nouveau régime constitutionnel du travail a vu par exemple les travailleurs agricoles, les agents de la GRC, les ressources familiales et en services de garde, et récemment les cadres (encore que la décision soit en révision judiciaire), obtenir le droit à la syndicalisation et, parfois, à la négociation collective.

Toutefois, l’État québécois se montre généralement réticent à donner plein effet à la liberté syndicale et interprète, souvent de manière restrictive, la jurisprudence nouvelle de la Cour suprême. Le projet de loi 127 en fournit à notre avis une nouvelle illustration, a priori du moins.

Ce projet de loi prévoit en effet :
  • La fin immédiate de la grève et l’interdiction pour les salariés de participer à toute action concertée qui implique l’arrêt de toute interruption ou ralentissement de leurs activités professionnelles ou administratives;

  • La poursuite des négociations pour un maximum de 60 jours (45 jours avec possibilité de prolonger le délai de 15 jours), la possibilité de nommer un conciliateur et un processus (très court) de médiation, lesquels n’emportent toutefois pas d’effets obligatoires pour l’État;

  • À défaut d’entente à la fin du processus, l’imposition de la politique salariale du gouvernement intégrée dans l’ancienne convention collective, soit celle issue d’une nouvelle prorogation de la loi spéciale datant de 2005 (projet de loi 142).


Voici les principales difficultés que soulève le projet de loi 127 du point de vue de la liberté constitutionnelle d’association au Canada :

1. L'obligation de négocier de bonne foi

Michel Coutu est professeur à l’École de relations industrielles à Université de Montréal
Michel Coutu est professeur à l’École de relations industrielles à Université de Montréal
Celle-ci découle du droit de négociation collective et revêt maintenant une dimension constitutionnelle (B.C. Fed. of Teachers, CSC 2016). Elle oblige les deux parties à faire des efforts raisonnables pour parvenir à une solution acceptable. Cette obligation comporte à la fois un aspect procédural et un aspect substantif.

a) L’aspect procédural implique une obligation de tenir des rencontres et de consacrer du temps au processus (Health Services, CSC 2007) : le projet de loi prévoit la poursuite des négociations, toutefois, l’imposition d’un délai maximal pour négocier permet-il vraiment de consacrer le temps nécessaire à la négociation ?

b) L’aspect substantif, critère objectif, tient compte des négociations antérieures entre les parties. Or, le bilan historique de la négociation collective est pour le moins mitigé entre celles-ci. En 2005, il y eut adoption d’une loi spéciale, imposant les conditions de travail pour 5 ans. En 2010, la loi spéciale de 2005 fut prorogée de 2010 à 2015. Une entente fut toutefois signée en 2011-en l’absence de toute possibilité de recours à des moyens de pression, portant notamment sur l’obligation de discuter d’une réforme du régime de négociation collective. Ceci n'a pas été suivi d'effets : voilà qui soulève des doutes quant à la « bonne foi », concept qui ne vise pas une intention subjective, mais les effets objectifs d'un comportement déterminé.

Bien entendu, en cas de contestation constitutionnelle, la preuve d’un manquement éventuel à l’obligation de négocier de bonne foi devrait être établie devant le tribunal compétent, suite à une reconstitution minutieuse du déroulement de la négociation.

Aussi, bien que le projet de loi 127 autorise la poursuite des négociations collectives, il est légitime de s’interroger sur les courts délais imposés : il n’y a plus de grève, donc plus d’urgence, ce qui ne justifie pas un délai de négociation si court… Peut-on par ailleurs considérer que l’obligation de négocier de bonne foi est remplie, lorsque le gouvernement prévoit imposer des conditions de travail inférieures à la dernière offre patronale, si les parties ne s’entendent pas ?

Bref, le tout se déroule sous la menace d’un décret peu avantageux en bout de ligne, et dans le cadre d’un processus où le recours à la grève n’existe plus, et en l’absence de tout recours compensant cette interdiction de la grève.

2. Le retrait du droit de grève

Ce droit est maintenant constitutionnel (composante de la liberté d'association, CSC 2015). Son exercice peut toutefois être limité ou écarté pour assurer le maintien des services essentiels (i.e. la vie, la santé et la sécurité de la population, ainsi que la primauté du droit). Or, les services essentiels ont été définis de manière étendue par le Tribunal administratif du travail, quant aux juristes de l'État. Ces services ont été pleinement assurés par les grévistes.

Dans ces circonstances, les conditions constitutionnelles pour le retrait du droit de grève ne semblent pas réunies, puisque le projet de loi va bien au-delà de ce qui est « raisonnablement nécessaire pour assurer la prestation ininterrompue de services essentiels durant une grève » (CSC 2015, Saska. Fed. of Labour, par. 291).

3. Le droit à l'arbitrage des différends

Laurence Léa Fontaine est professeure au Département de sciences juridiques à l’UQAM
Laurence Léa Fontaine est professeure au Département de sciences juridiques à l’UQAM
Dans tous les cas où le droit de grève est retiré à un groupe de salariés, ce retrait doit être compensé par un mécanisme approprié de règlement des différends, tel l’arbitrage. Ce moyen doit être « adéquat, indépendant et efficace » pour mettre fin à l’impasse de la négociation collective (Saska. Fed. of Labour, CSC 2015). Ainsi : « Le but d’un tel mécanisme est d’assurer que la perte du pouvoir de négociation par suite de l’interdiction législative des grèves est compensée par l’accès à un système qui permet de résoudre équitablement, efficacement et promptement les différends mettant aux prises avec employés et employeurs. » (Juge Dickson, cité dans Saskatchewan, par. 94).

Rien de tel n'est prévu dans le projet de loi 127.

Ces éléments nous conduisent donc, en première analyse, à mettre en doute la constitutionnalité du projet de loi 127. Bien entendu, vu la complexité du dossier, seule une analyse beaucoup plus approfondie permettrait d’émettre une évaluation définitive.

Julie Bourgault est professeure au Département de relations industrielles à l’UQO, Michel Coutu est professeur à l’École de relations industrielles à Université de Montréal et Laurence Léa Fontaine est professeure au Département de sciences juridiques à l’UQAM
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2 commentaires

  1. Anonyme
    Anonyme
    il y a 7 ans
    Question
    S'agirait-il par hasard de professeurs qui sont eux-mêmes syndiqués?

  2. AC
    Eh ben!
    Si c'est le cas, il est absolument et irréfutablement certain que leur opinion ne vaut pas plus que le papier sur lequel elle est écrite.

    Votre logique est infaillible. On voit aussi que vous avez apprécié les nuances de leur argumentaire avant d'émmettre votre commentaire éloquent.

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