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Comment les juges doivent agir face aux personnes non représentées ?

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Daniel W. Payette

2017-06-08 15:30:00

Elles posent des défis particuliers, dont la méconnaissance de la loi, des attentes irréalistes ou une confusion des rôles, explique ce juge...

L'honorable Daniel W. Payette
L'honorable Daniel W. Payette
La hausse du nombre de personnes qui se représentent seules devant les tribunaux est l’un des constats les plus préoccupants de la crise de l’accès à la justice au Canada, qui s’aggrave depuis les trois dernières décennies.

Selon le ministère de la Justice en 2011, dans 37 % des cas présentés devant la Cour supérieure, toutes matières confondues, une ou deux parties agissaient sans avocat. Une étude menée dans 10 palais de justice d’Ontario, entre octobre 2011 et mars 2012, révèle un taux de personnes non représentées (PNR) de 63 % devant les tribunaux de la famille.

Diverses raisons expliquent le phénomène, mais l’on sait que pour un nombre significatif de personnes, elles n’ont tout simplement pas les moyens de payer les services d’un avocat. Pour compliquer davantage la situation, ce sont les personnes pauvres et vulnérables qui sont particulièrement susceptibles de connaître des problèmes juridiques.

Le phénomène est ici pour rester et rien n’indique qu’il s’estompera sous peu. D’où l’importance d’être prêt à agir dans un dossier judiciaire où une ou plusieurs des parties n’est pas représentée, car cela pose un défi à tous les acteurs de la scène judiciaire et aux avocats, avocates et aux juges au premier chef.

Comme le soulignait le Conseil canadien de la Magistrature en 2006, il pose des défis particuliers, dont la méconnaissance de la loi par le justiciable, des attentes irréalistes, une absence de distance avec la cause, une confusion des rôles, et une difficulté à lire et comprendre les procédures, et à les rédiger.


Une confusion à éviter

Pour envisager des pistes de solution à cette question, il faut d’abord distinguer deux notions fort différentes bien qu’apparentées : la PNR et le plaideur quérulent. Il faut aussi comprendre les obligations qui incombent aux juges.

Il ne faut pas croire que toute PNR constitue un plaideur quérulent. Certes, le plaideur quérulent agit généralement seul, sans représentation par avocat. Cependant, il est animé par un délire paranoïde qui, souvent, provient d’une véritable injustice. Il se sent victime de conspiration. Il souffre d’un vrai trouble de personnalité, fait preuve d’opiniâtreté et de narcissisme, se manifeste plutôt en demande qu’en défense, multiplie les recours vexatoires contre tous, et avance des arguments souvent inventifs et incongrus.

La gestion d’un plaideur quérulent requiert une approche très ciblée, différente de celle requise avec une PNR, et s’avère généralement longue et coûteuse. Elle implique généralement une multitude de procédures et s’exerce dans un climat d’émotivité et de malhonnêteté intellectuelle où l’avocat devient souvent une cible tout autant que son client, voire l’ensemble des intervenants judiciaires.

Ce genre de situation se présente beaucoup plus rarement avec la majorité des PNR. Il convient donc d’aborder les dossiers impliquant une PNR avec sérénité et se garder d’adopter une attitude défensive et contre-productive.


Le rôle des juges

Les juges assument une responsabilité accrue face à une PNR. Il s’avère important que les avocats en soient conscients et en avise leurs clients pour éviter que ceux-ci ne se méprennent sur le sens à donner aux interventions du juge et en viennent à croire que ce dernier a un parti pris pour la PNR.

Ainsi, dans une affaire de garde d’enfant, la Cour suprême enseigne que « le juge de première instance a l’obligation de veiller à l’équité de l’audience de même que la capacité d’aider le parent pendant le déroulement de l’instance, dans la limite de sa capacité juridictionnelle ».
Par ailleurs, en 2012, dans la décision Ménard c. Gardner, la Cour d’appel examine les responsabilités d’un décideur face à une partie non représentée, fut-elle peu sympathique, sans connaissance des règles applicables et des règles de preuve, voire rébarbative aux conseils. Bien que cette décision ait été rendue en matière disciplinaire, les propos qu’y tient la Cour d’appel s’appliquent clairement aux instances mues devant les tribunaux judiciaires.

La Cour d’appel y confirme le principe voulant que celui qui choisit d’agir sans avocat doive en assumer les inconvénients et ne peut pas se plaindre des conséquences de sa méconnaissance du droit, des règles de preuve et de la procédure, mais ajoute « du moins lorsqu’il a reçu l’aide que le Tribunal doit lui apporter ».

En l’espèce la Cour d’appel reprochait au tribunal disciplinaire d’avoir fait preuve d’impatience à l’égard du justiciable face à ses maladresses et d’une trop grande intransigeance face aux règles relatives à la formulation de questions en interrogatoire et en contre-interrogatoire, composante essentielle du droit d’être entendu.

Ainsi, face à une question mal formulée de la PNR, contrée par une objection de l’avocat de la partie adverse, la Cour précise que le tribunal ne peut se contenter d’accueillir l’objection. Il doit expliquer à la PNR qu’il lui faut reformuler sa question.

La Cour suggère de plus que face à une question confuse, le tribunal doit s’enquérir des raisons sous-jacentes à la question et chercher à voir ce que recherche la PNR, se gardant toutefois de sombrer dans le conseil juridique.

Si ces principes s’appliquent en droit administratif, en droit civil et familial, ce devoir d’assistance est encore plus clair en matière criminelle.

Il va de même en matière d’outrage au tribunal civil où la Cour d’appel rappelait récemment que « le juge a un rôle particulier à jouer. Il doit s’assurer, vu la nature quasi pénale de la procédure, que la personne poursuivie comprend bien la nature du procès et, en particulier, son droit de garder le silence. Sans devenir l’avocat de la personne poursuivie, le juge doit s’assurer que le procès demeurera juste et équitable, conformément aux règles applicables en droit criminel. »

Agir dans un dossier judiciaire où l’une des parties est non représentée pose un défi, certes. Cependant, il ne s’agit pas d’un défi insurmontable et cela ne tient pas nécessairement du parcours du combattant, si les juges et – comme il sera abordé dans un article à suivre – les avocats s’adaptent à la situation.

Cela peut se faire, et doit se faire, au bénéfice même de tous les justiciables et d’une saine administration de la justice.


La Division du Québec de l’Association du barreau canadien a présenté, en décembre 2016, une conférence de l’honorable Daniel W. Payette, juge de la Cour supérieure du Québec, intitulée « Les personnes qui agissent seules devant la cour : défis et devoirs des acteurs judiciaires. Ce texte est une version abrégée et condensée de l’allocution du juge Payette, publié initialement dans le magazine de l’ABC.
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