Le travailliste

Le Tribunal rejette sa plainte car elle n’a pas dénoncé à temps

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Sébastien Parent

2018-03-15 14:15:00

Il n’y a pas que la police et le système de justice qui soient mal adaptés aux plaintes pour harcèlement, les tribunaux en droit du travail aussi, dit notre chroniqueur…

Sébastien Parent est doctorant en droit du travail et libertés publiques
Sébastien Parent est doctorant en droit du travail et libertés publiques
Depuis le mouvement #MoiAussi de l’automne dernier et son successeur #EtMaintenant, les victimes de harcèlement sexuel sont vivement encouragées à dénoncer leur agresseur.

C’est justement ce qu’a récemment fait une téléphoniste employée par une pizzeria de Sherbrooke, en empruntant pour sa part la voie légale.

En effet, la salariée a utilisé le recours offert par la Loi sur les normes du travail (LNT) à l’encontre du harcèlement psychologique en milieu de travail, en déposant une plainte devant le Tribunal administratif du travail (TAT).

Voyons quel sort a connu sa plainte…

Sollicitation de contacts sexuels non désirés et blagues déplacées

À peine deux semaines après son embauche, la téléphoniste constate des gestes harcelants de la part de deux collègues cuisiniers. Dans sa plainte, elle dénonce tout d’abord leurs blagues déplaisantes à connotation sexuelle.

Plus important encore, elle allègue qu’un des deux cuisiniers aurait insisté pour qu’elle fréquente le second et que c’est à la suite de cette relation de très courte durée que les gestes harcelants ont augmenté en intensité. Selon la plaignante, les collègues visés par sa plainte lui auraient fait la vie dure, car elle refusait de sortir avec l’un d’eux.

Entre autres, la salariée relate un événement où le cuisinier qu’elle avait fréquenté aurait frappé sur son auto, tout juste après l’avoir bousculée sur celui-ci. Aussi, il lui aurait demandé à une autre occasion d’être sa « f*ck friend », en échange de quoi il allait s’assurer qu’elle puisse conserver son emploi.

Pour en ajouter, la plaignante mentionne qu’à plusieurs occasions, ce dernier la prenait dans un coin et insistait pour avoir une relation sexuelle avec elle dans la pizzeria, ce qu’elle refusa à chaque fois.

Parmi les autres gestes de harcèlement, elle raconte notamment que l’autre cuisinier lui avait lancé des assiettes en métal en lui criant après, au motif qu’elle avait oublié de faire la vaisselle, et que les deux collègues dénigraient constamment sa performance au travail.

Un silence fatal !

Dans sa décision (Beaulieu et 9015-6308 Québec inc. (Pizzeria Stratos Ste-Jeanne d’Arc), 2017 QCTAT 5777), le Tribunal administratif du travail est d’avis que même si plusieurs évènements décrits relèvent de la perception subjective de la plaignante, certains autres constituent des « manifestations incontestables de harcèlement », notamment les avances sexuelles non désirées et les gestes de violence physique.

Le Tribunal estime cependant que pour arriver à la conclusion que l’employeur a manqué à ses obligations légales de faire cesser le harcèlement psychologique, il faut à tout le moins que le salarié qui en est victime ait informé un représentant patronal de la situation.

Dans ces circonstances, le fait que la plaignante ait négligé de dénoncer ces comportements harcelants à son employeur en temps utile est donc fatal à sa plainte, l’employeur ne pouvant évidemment pas faire cesser une conduite qu’il ignore.

Qu’en est-il de l’obligation de prévention de l’employeur ?

En l’espèce, si le TAT met l’accent sur l’obligation de l’employeur imposée par l’article 81.19 LNT de faire cesser le harcèlement psychologique lorsqu’une telle conduite est portée à sa connaissance, il passe toutefois sous silence son obligation de prendre les moyens raisonnables pour prévenir le harcèlement, laquelle est contenue à cette même disposition.

Cette décision est, en effet, muette sur les gestes proactifs que l’employeur aurait posés dans une optique de prévention des conduites de harcèlement psychologique comme celles invoquées par la salariée.

Avait-il offert à ses employés des séances de sensibilisation à ce fléau, ou encore remis des dépliants informatifs rappelant le genre de comportements inacceptables en milieu de travail ? Une politique pour dénoncer le harcèlement avait-elle été adoptée dans l’entreprise et le cas échéant, était-elle convenablement appliquée ? La supervision des salariés était-elle adéquate pour véritablement assurer un milieu exempt de harcèlement ?

Beaucoup de questions laissées en suspens qui, si elles avaient trouvé réponse, auraient peut-être permis à la plaignante de tout de même bénéficier des remèdes édictés à l’article 123.15 LNT pour réparer les conséquences du harcèlement subi, d'autant plus que son lien d’emploi avait été rompu par l’employeur.

Si des critiques peu élogieuses ont été adressées ces derniers temps aux enquêtes policières et au système de justice pénale, tous deux mal adaptés à la situation des victimes de harcèlement sexuel, peut-être serait-il temps aussi de revoir le traitement de ce genre de plainte par nos tribunaux administratifs en droit du travail…


Me Sébastien Parent est doctorant en droit du travail et libertés publiques à la Faculté de droit de l’Université de Montréal. Il est aussi chargé de cours à Polytechnique Montréal où il enseigne le droit du travail. Auparavant, il a complété le baccalauréat ainsi que la maîtrise en droit à la Faculté de droit de l’Université de Montréal. Il est également titulaire d’un baccalauréat en relations industrielles de la même institution. Écrivain dans l’âme et procureur devant la Cour suprême du Canada dès le début de sa carrière, Me Parent est l’auteur de divers articles en matière d’emploi et agit aussi à titre de conférencier.
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