Le travailliste

Initiation d’employés: jusqu’où peut-on aller ?

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Sébastien Parent

2018-08-16 14:15:00

Une initiation «amicale» tourne au vinaigre et des employés sont suspendus… Comment tracer la ligne?, demande notre chroniqueur.

Me Sébastien Parent est chargé de cours à la Faculté de droit de l’Université de Montréal
Me Sébastien Parent est chargé de cours à la Faculté de droit de l’Université de Montréal
À l’approche de la rentrée universitaire, la majorité des nouvelles cohortes subira l'inéluctable initiation ou semaine dite d’intégration. Si les dérapages des dernières années ont fait couler beaucoup d’encre sur le sujet, il semble que les nouveaux employés au sein d’une entreprise ne soient pas à l’abri de ce genre de traitement.

Une initiation soulignant la fin du stage d’été

À l’usine de Windsor de l’entreprise Domtar, une coutume s’est établie au fil des ans voulant que l’on souligne la fin du stage d’été des étudiants en les arrosant. La plupart du temps, le rituel initiatique se résumait à lancer un verre d’eau au visage de la cible.

C’est ainsi que lors de sa dernière journée, une étudiante s’est fait prendre par les poignets par deux employés, et ce, afin de la diriger vers l’abreuvoir. Selon eux, elle collaborait à la démarche et s’est écrasée devant l’abreuvoir, sourire aux lèvres. Ils lui tenaient toutefois les pieds pour éviter qu’elle prenne la fuite et gâche ainsi leur rituel.

Un contenant d’eau a alors été déversé sur la tête et le cou de l’étudiante, par un troisième employé appelé en renfort. Réagissant sèchement, elle s’est relevée en étant prête à donner des coups de poing à ses assaillants et en s’exclamant qu’ils allaient payer pour leurs gestes.

Pour détendre l’atmosphère, un des employés impliqués s’est emparé d’un extincteur et a pulvérisé deux jets d’eau dans le dos de la victime. L’idée était de la refroidir étant donné qu’elle était en crise, explique-t-il.

Une étudiante qui n’entendait pas à rire

La version de l’étudiante victime de l’arrosage est tout autre. Elle précise avoir annoncé d’emblée que ce rituel ne l’intéressait pas et qu’elle craignait, malgré tout, en être victime au cours de sa dernière journée. Incapable d’expliquer de quelle façon elle s’est rendue à l’abreuvoir, elle précise tout de même qu’elle se débattait au moment où ses collègues lui tenaient les jambes. Elle ajoute qu’elle criait et leur demandait de cesser de la retenir.

En guise de représailles, la stagiaire admet avoir versé de la peinture dans le coffre à outils de l’un des deux collègues impliqués dans l’arrosage, en plus de peindre ses bottes avec de la peinture orange.

Répliquant à cette vengeance, le salarié aux bottes excentriques a aspergé la stagiaire à l’aide d’un aérosol d’huile à chaîne. Mis au fait de ces divers incidents, l’employeur a procédé à la suspension des trois collègues qui ont participé à l’initiation, et ce, pour une durée de quatre semaines.

Un jeu amical qui nécessite de réduire la suspension disciplinaire

Dans ses motifs (2018 QCTA 165), l’arbitre de grief constate que l’employeur tolérait le rite initiatique depuis plusieurs années. D’ailleurs, les dangers en matière de santé et sécurité au travail que comporte cette coutume n’avaient jamais été soulevés par celui-ci, malgré sa politique de tolérance zéro.

Bien que les trois salariés avaient l’intention de se livrer à un jeu amical, celui-ci ne s’est toutefois pas déroulé comme prévu. Voyant que l’étudiante n’était pas consentante, les deux collègues n’auraient pas dû user d’une force physique pour la retenir au sol. À partir de là, le jeu dépassait la limite du raisonnable, et les agissements des salariés devenaient une faute.

Par ailleurs, le décideur dénote une certaine dramatisation dans la version de la stagiaire, en plus de lui reprocher d’avoir opéré sa propre vengeance au lieu de dénoncer la situation à ses supérieurs.

Prenant en considération le climat de travail, l’imprévisibilité de la réaction de l’étudiante, l’absence de dossier disciplinaire des plaignants ainsi que les remords et les excuses qu’ils ont manifestés, l’arbitre estime qu’il y a lieu de réduire à une semaine la suspension des deux salariés ayant eu un contact physique avec elle. En ce qui a trait à celui ayant uniquement participé à l’arrosage, sa suspension est complètement annulée.

Considérant que les pourtours de l’humour acceptable en milieu de travail ne sont pas toujours faciles à tracer, dans le doute, mieux vaut donc s’abstenir. Autrement, les instigateurs de l’initiation s’exposent au pouvoir disciplinaire de leur employeur.

Me Sébastien Parent est chargé de cours à la Faculté de droit de l’Université de Montréal ainsi qu’à Polytechnique Montréal, où il enseigne le droit du travail. Il est aussi doctorant en droit du travail et libertés publiques à la Faculté de droit de l’Université de Montréal. Auparavant, il a complété le baccalauréat et la maîtrise en droit ainsi que le baccalauréat en relations industrielles au sein de la même université. Écrivain dans l’âme et procureur devant la Cour suprême du Canada dès le début de sa carrière, Me Parent est l’auteur de divers articles en matière d’emploi et agit aussi à titre de conférencier.
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