Opinions

Une tempête canadienne

Main image

Simon St-georges

2019-02-19 11:15:00

Les accords de poursuite suspendue, les employés de SNC-Lavalin, la variable québécoise et la primauté du droit, un avocat commente le mélodrame politico-économique de SNC-Lavalin...

Simon St-Georges.
Simon St-Georges.
La question a fait couler beaucoup d'encre, mais il sera difficile de prouver si Judy Wilson-Raybould a perdu son portefeuille en raison de la façon dont elle a traité le cas de SNC-Lavalin. En soi, cependant, le débat et les spéculations nuisent à l'apparence de la primauté du droit et de l’indépendance judiciaire. Mes recherches démontrent d’ailleurs que les nouvelles ententes en matière de justice pénale -que le Canada tente d’adapter à partir de pratiques américaines et britanniques- présentent des risques importants pour l’indépendance des poursuites et la confiance des citoyens envers leurs institutions.

Judy Wilson-Raybould a agi de manière louable en soutenant ses procureurs, qui ont clairement décidé que, jusqu'ici, l'importance économique et politique de SNC-Lavalin ne justifierait pas la tenue d'une négociation pour exclure sa responsabilité criminelle. Cette dernière question, soit la façon dont nous traitons les accusations de criminalité dans les entreprises, est l’un des aspects centraux de la présente histoire.

Jusqu’à maintenant, le gouvernement Trudeau a mal géré cet aspect du complexe débat. Le gouvernement canadien a noyé un amendement au Code criminel dans sa loi budgétaire de 2018 afin d’autoriser ce qu'il appelle des « accords de réparation ». Comme les Canadiens sont en train de l’apprendre, ce nouveau type d’ententes criminelles s'apparente à des plaidoyers de culpabilité, sauf qu'elles n'impliquent justement pas de reconnaissance de culpabilité.

Les membres du Comité permanent des finances qui ont examiné et adopté l'amendement au Code criminel ont exprimé leur mécontentement face au processus. Même le député libéral Greg Fergus craignait le risque qu’on ne dissuade pas suffisamment les entreprises accusées d'activités criminelles tout en abordant l'optique d'un système criminel à deux vitesses. Après tout, les personnes accusées de crimes (non-violents) peuvent également avoir des tiers qui dépendent d’eux et une réputation à maintenir, mais elles ne bénéficient pas d’accords «de réparation » pour leur éviter une reconnaissance de culpabilité.

Il est vrai que la reconnaissance de culpabilité prend une dimension particulière pour SNC-Lavalin qui veut maintenir et continuer d’obtenir des contrats publics. À l'heure actuelle, l’entreprise refuse de négocier un plaidoyer de culpabilité pour cette raison. Notons cependant que de nombreuses entreprises multinationales signent encore des plaidoyers de culpabilité sans qu’ils les mènent à leur perte. De l’autre côté de la table des négociations, les procureurs de la Couronne semblent croire que, compte tenu de la gravité de la preuve amassée, ils ne peuvent pas négocier sur la reconnaissance de culpabilité de l’entreprise. Il s’agit d’une position qui est tout aussi compréhensible que la position de négociation de SNC-Lavalin.

« Si Ottawa autorise les accords de réparation, pourquoi les procureurs ne les utilisent-ils pas? » Nous avons beaucoup entendu cette question, surtout au Québec. Mais n'oublions pas qu’en revanche, le Canada n'a pas vraiment utilisé ses dispositions en matière de responsabilité criminelle des entreprises depuis leur réforme en 2003. Si nous voulons prendre au sérieux le crime d’entreprise, nous devons laisser les procureurs considérer que certains dossiers justifient des accusations. Et c’est là où le débat actuel manque de profondeur.

Plusieurs risques

L’un des risques connus des nouveaux accords de poursuite suspendue, outre la politisation du système de justice criminelle pour les grandes entreprises aux États-Unis, est une plus grande clémence du système de justice envers les entreprises nationales par rapport à leurs compétiteurs étrangers. Cela conduit à de mauvais signaux du marché et à un climat de faible dissuasion. Ces éléments font également partie de « l'intérêt public » que les procureurs de l'affaire SNC-Lavalin devaient prendre en compte. C’est à eux que le Code criminel confère cette discrétion (à l’Art.715.32 (1)). Ils méritent notre bénéfice du doute s’ils ont pris leur difficile décision comme acteurs juridiques indépendants et en connaissance de cause.

Nous savons maintenant que d'autres accusations criminelles pourraient suivre concernant la corruption alléguée de SNC-Lavalin au Québec. Et puis, il y a les autres problèmes d’affaires de l’entreprise, comme ses opérations minières et ses relations avec l’Arabie saoudite. Face à tout cela, le risque de prise de contrôle par une société étrangère est réel, mais il ne repose pas sur les épaules des procureurs ni sur celles des ministres de la Justice. Ultimement, la responsabilité première des employés de SNC-Lavalin repose sur SNC-Lavalin.

Pour être clair, j'estime qu'Ottawa et le gouvernement du Québec devraient aider l’entreprise si elle est vulnérable à une prise de contrôle. Et sur ce point, il n’est pas trop tard pour avoir un bon plan sur la manière d’obtenir l’acceptabilité sociale -à la grandeur du pays- pour qu’une aide financière soit apportée au besoin. Pour le moment, la variable du caractère distinct du Québec pourrait cependant rendre la tempête canadienne encore plus problématique. D'une part, la couverture contre-productive de certains politiciens et observateurs anglophones fait de SNC-Lavalin un ennemi. Mais d’autre part, des politiciens et des observateurs québécois appellent ouvertement au protectionnisme judiciaire de SNC-Lavalin sans penser aux répercussions de leur demande. Nous pouvons nous soucier de la protection de bons emplois en respectant l’intégrité de nos institutions.

Sur l’auteur

Simon St-Georges est avocat, politologue et étudiant au doctorat en science politique à l'Université de Montréal. Il a rédigé son mémoire de maîtrise sur les accords de poursuite suspendue et leurs implications politiques.

6158

7 commentaires

  1. SBS
    qui veut-on protéger?
    Pourquoi ne pas s'assurer que ceux qui ont pris les décisions paient pour leurs crimes. De cette façon l'entité restera active et les employés seront protégées.

    • Anonyme
      Anonyme
      il y a 5 ans
      Car le droit pénal des affaitres est une supercherie
      Peut-être que les actionnaires, employés et syndicats se réveilleront un jour.

  2. Anonyme
    Anonyme
    il y a 5 ans
    je crains que votre recherche est incorrecte ou inachevée...
    Le passage "Mes recherches démontrent d’ailleurs que les nouvelles ententes en matière de justice pénale -que le Canada tente d’adapter à partir de pratiques américaines et britanniques- présentent des risques importants pour l’indépendance des poursuites et la confiance des citoyens envers leurs institutions." n'est pas correct. Ce qui se fait aux USA et UK est indépendent. Aux USA, c'est le DOJ qui décide sans intervention du gouvernement. Ce que vous n'avez pas vu ou oublié dans vos recherches c'est que le DOJ procede par entente seulement si l'entreprise reconnait sa culpabilité. À quoi bon continuer le procès si le coupable avoue ses tords? c'est pour encourager les entreprises a faire leur mea culpa. Je vous suggère de continuer vos recherches en discutant avec les avocats des grands cabinets américains et le DOJ.

    • S. St-Georges
      S. St-Georges
      il y a 5 ans
      Lectures
      Bonjour Anonyme,

      Merci pour votre commentaire qui se veut probablement constructif. Je souligne dans cette partie de mon texte des risques liés aux APS bien étayés par divers auteurs. Qu'on soit d'accord avec leur principe ou non, il est difficile ou impossible d'affirmer que les APS ne sont pas controversés. Pour la politisation du DOJ, vous pouvez entre autre googler et consulter Brandon Garrett 2014, Rena Steinzor 2015, Jesse Eisinger 2017. Ce dernier procède justement à des entreprises avec des avocats de la défense et au DOJ américain. Ensuite, il est faux d'affirmer que les entreprises reconnaissent leur culpabilité lors de la signature d'un APS: c'est justement ce qu'elles cherchent à éviter pour minimiser les pertes sur les contrats publics ou le dommage à la réputation. Il y a parfois reconnaissance de faits problématiques, mais pas toujours (Garrett 2014). Bien à vous.

  3. Anonyme
    Anonyme
    il y a 5 ans
    L'importance économique de SNC-Lavalin
    L'auteur parle de l'article 715.32(1), mais je certain curieux de savoir son opinion sur l’alinéa (3) de l'article 715.32:

    715.32(3) Malgré l’alinéa (2)i), dans le cas où l’infraction imputée à l’organisation est une infraction visée aux articles 3 ou 4 de la Loi sur la corruption d’agents publics étrangers, __le poursuivant ne doit pas prendre en compte les considérations d’intérêt économique national__, les effets possibles sur les relations avec un État autre que le Canada ou l’identité des organisations ou individus en cause.

    On dirait que ce dernier alinéa a une importance dans le dossier de SNC-Lavalin....

  4. S. St-Georges
    S. St-Georges
    il y a 5 ans
    Effectivement
    Bonjour Anonyme-2,

    Il est vrai que cette clause est invoquée dans le débat actuel et je ne peux que spéculer sur l'intention du législateur. Voici l'interprétation de Me Jean-Claude Hébert, selon ce que rapporte la presse du 15 février. «Cela est une espèce de veto qui empêchait de considérer un sauf-conduit pour SNC-Lavalin. Je ne sais pas qui a eu la bonne ou la mauvaise idée d'introduire cette disposition dans le Code criminel, mais une fois qu'elle est là, on ne peut pas l'ignorer».

    Avec égard, je ne suis pas d'accord. Il m'apparaît d'abord invraisemblable que les procureurs aient jugé -dans un scénario hypothétique- qu'il serait préférable ou acceptable de négocier un Accord de poursuite suspendue avec SNC sur la base de l'article 715.32(1) et (2), mais qu'ils s'en sentent empêchés par les termes de l'art. 715.32(3). Ensuite, ce dernier article mentionne "l'intérêt économique national", mais n'empêche pas la prise en compte des intérêts de tiers impliqués (employés, actionnaires, partenaires d'affaires), i.e. des intérêts en deça de la considération de l'économie nationale. Bref, si les procureurs avaient voulu négocier sur la reconnaissance de culpabilité de SNC, je pense que le Code criminel dans sa forme actuelle leur en aurait donné la discrétion. À mon sens, l'art. 715.32(3) peut aussi servir à ce que le Canada puisse dire aux pays du monde qu'il ne fait pas dans le protectionisme judiciaire, alors que bien peu l'empêche d'agir ainsi en pratique (outre des procureurs en désaccord). On se souviendra du bruit qu'avait généré l'intervention de Eric Holder, procureur général du président Obama, lorsqu'il avait candidement avoué au Sénat que certaines entreprises seraient trop grosses pour être accusées. Avant de devoir se rétracter parce que ça ne paraissait pas très bien au niveau de l'indépendance judiciaire.

    Après, que l'art. 715.32(3) soit pensé comme du gentil language juridique de façade ou non -toujours selon ma spéculation-, il peut avoir un réel effet politique. Si les procureurs de la Couronne voulaient défendre leur décision de ne pas négocier d'APS sur la base des arts. 715.32(1) et (2), l'art. 715.32(3) est un bon argument supplémentaire et un rappel que la primauté du droit est sensée l'emporter sur la taille du défendeur criminel.

    • "Anonyme-2"
      "Anonyme-2"
      il y a 5 ans
      Merci
      Merci pour votre réponse!
      Vraiment intéressant! J'ai hâte de voir le dénouement de cette affaire!

Annuler
Remarque

Votre commentaire doit être approuvé par un modérateur avant d’être affiché.

NETiquette sur les commentaires

Les commentaires sont les bienvenus sur le site. Ils sont validés par la Rédaction avant d’être publiés et exclus s’ils présentent un caractère injurieux, raciste ou diffamatoire. Si malgré cette politique de modération, un commentaire publié sur le site vous dérange, prenez immédiatement contact par courriel (info@droit-inc.com) avec la Rédaction. Si votre demande apparait légitime, le commentaire sera retiré sur le champ. Vous pouvez également utiliser l’espace dédié aux commentaires pour publier, dans les mêmes conditions de validation, un droit de réponse.

Bien à vous,

La Rédaction de Droit-inc.com

PLUS

Articles similaires

Espace publicitaire
Espace publicitaire
Espace publicitaire