Karim Renno

Des douleurs de croissance…

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Karim Renno

2012-08-14 14:15:00

Cette semaine, Karim Renno s'intéresse aux procédures mal fondées et au fardeau que porte la partie qui demande leur rejet, jurisprudence à l'appui.

Toute réforme législative d’importance amène une certaine période d’incertitude et d’ajustement. C’est d’ailleurs pourquoi de telles réformes ne sont entreprises que lorsqu’elles apparaissent au législateur comme étant d’une nécessité évidente. Ces commentaires s’appliquent pleinement à l’introduction, dans le Code de procédure civile, des articles 54.1 C.p.c. et suivants il y a quelques années.

Dans le cas de ces articles, l’on note jusqu’à maintenant un manque de cohésion de la jurisprudence de première instance dans la détermination du fardeau que porte la partie qui demande le rejet de procédures au motif qu’elles sont manifestement mal fondées, et ce malgré les efforts importants de clarification de la Cour d’appel à cet égard.

Analysons la question de plus près.

L'abrogation des articles 75.1 et 75.2 C.p.c. lors de l'adoption des articles 54.1 C.p.c. et suivants s'explique par le fait que le législateur voulait placer sous une rubrique toutes les demandes de rejet d'action (l'irrecevabilité demeurant à l'article 165 C.p.c.). Il semblait donc clair pour tous (et du texte de l'article 54.1 C.p.c.) que les tribunaux québécois peuvent toujours rejeter des actions manifestement mal fondées même en l'absence d'abus procédural. Malheureusement, un passage de la décision de la Cour d'appel dans l'affaire ''Acadia Subaru'', lequel est selon moi pris hors contexte, a donné naissance à une controverse à ce sujet.

Le jeune super plaideur Karim Renno
Le jeune super plaideur Karim Renno
C'est le paragraphe 58 de la décision qu'avait rendu la Cour d'appel dans ''Acadia Subaru'' c. ''Michaud'' (2011 QCCA 1037) qui a créé la controverse dont nous faisons mention ci-dessus. Il nous semble important de le reproduire in extenso. Dans celui-ci, le juge Nicholas Kasirer s'exprimait ainsi :

(58) When it is argued that a suit is "clearly unfounded" in law, article 54.1 C.C.P. requires a further finding of blame on the part of the litigant who brought the suit. In other words, the litigant must not only have brought a suit that is unfounded in law, he or she must have done so in a manner that is so patent, or so frivolous or dilatory as to be an abuse of process. I take guidance on this point from the reasons of Dalphond J.A. in Royal Lepage: "le fait de mettre de l’avant un recours ou une procédure alors qu’une personne raisonnable et prudente, placée dans les circonstances connues par la partie au moment où elle dépose la procédure ou l’argumente, conclurait à l’inexistence d’un fondement pour cette procédure". Dalphond, J.A. also noted, echoing the sentiment of Rochon J.A. expressed in Viel, that a finding of impropriety on this basis is not to be arrived at lightly. The compass for this evaluation of impropriety is expanded at article 54.1 C.C.P. as against former article 75.1 C.C.P., to include an evaluation of the evidence filed at whatever stage of the proceedings the motion for improper proceedings is brought. At whatever stage it may be, however the additionally blameworthy character of the litigant’s conduct must be shown for the claim to be declared "clearly unfounded" in law. Because Mr. Michaud has failed to show that the suit was unfounded pursuant to the criteria of article 165 (4) C.C.P., it is, perforce, not "clearly unfounded" in law under article 54.1.

(Nos soulignements)Plusieurs plaideurs ont compris ce passage comme indiquant que, pour les fins de l'article 54.1 C.p.c., la démonstration que l'action n'a aucune chance de succès n'est pas suffisante pour obtenir son rejet, contrairement à la situation qui prévalait en vertu de l'article 75.1 C.p.c.

Respectueusement, je n'ai jamais été d'accord avec cette interprétation des mots du juge Kasirer. Je pense plutôt que celui-ci soulignait qu'une action qui n'a aucune chance de succès n'est pas nécessairement abusive. Ainsi, le seul fait que l'action ne puisse réussir ne donnerait pas droit à certains des remèdes prévus par les articles 54.3 C.p.c. et suivants, dont la possibilité d'accorder des dommages et intérêts. Reste que cette action pourrait toujours être rejetée en vertu de l'article 54.1.

Cette interprétation s'accorde bien avec le paragraphe 25 de cette même décision, où le juge Kasirer fait expressément état de la distinction faite à l'article 54.1 entre les actions manifestement mal fondées et les autres actions qui peuvent aussi être rejetées:

(25) By separating the grounds of "clearly unfounded" from some of the other measures of impropriety, the legislature has made plain that circumstances exist in which an action might have a basis in law or in fact yet still be subject to dismissal or some other sanction. These other grounds include conduct that is in bad faith, a use of procedure that is excessive or unreasonable or causes harm to another person, or an attempt to defeat the ends of justice. Mr. Michaud claims that the real objective of the 93 dealers is not to obtain reparation for damage to reputation but instead to prevent him from speaking out publicly on the radio. In other words, he argues that should the Court decide that the action in defamation of the car dealers is not clearly unfounded – that it shows "colour of right" or an "apparence de droit" – it may nevertheless be dismissed if it is an attempt to defeat the ends of justice that restricts his freedom of expression in public debate.

D'ailleurs, il existe bon nombre de décisions à cet effet (voir par exemple Revêtements R. Parents et Fils c. Gestion Dezam inc., 2011 QCCS 3022 et Immeubles JFCL Inc., s.e.n.c. c. Laflamme, 2012 QCCS 2717).

Cette « controverse » semblait terminée lorsque la juge Marie-France Bich a rendu sa décision dans l’affaire ''F.L.'' c. ''Marquette'' (2012 QCCA 631). Dans celle-ci, elle indiquait clairement que l’article 54.1 C.p.c. avait pleine application lorsque la procédure attaquée est manifestement mal fondée.

Mais, nonobstant ce qui précède, les flottements existent toujours un sein de la jurisprudence de première instance sur la question, quelques décisions suggérant que, contrairement à l’article 165 (4) C.p.c., la démonstration que des procédures n’ont aucune chance de succès ne suffit pas sous l’égide de l’article 54.1. Ces décisions requièrent en plus la démonstration d’un comportement blâmable additionnel. À ce chapitre, on note les décisions rendues dans Immeubles JFCL Inc., s.e.n.c. c. Laflamme (2012 QCCS 2717) et Constructions Ramsol Inc. c. CRT Construction Inc. (2012 QCCS 3542).

Alors où en sommes-nous?

D’abord, il importe de noter que cette difficulté découle presque entièrement de la décision malheureuse du législateur d’utiliser le mot « abus » aux articles 54.1 C.p.c. pour décrire une foule de situations, dont certaines n’étaient pas traditionnellement associées à ce terme.

Pour cette raison, il faut selon moi distinguer l'abus qui résulte de procédures manifestement mal fondées (i.e. qui n'ont aucune chance de succès) et les autres formes d'abus qui peuvent justifier, rarement et ultimement, le rejet des procédures. Dans le premier cas, il n'existe pas de différence avec le test de l'article 165 (4) C.p.c.: i.e. la Cour devra faire preuve de prudence et rejeter le recours que s'il est clair qu'il n'a pas de chance de succès au mérite.

Pour ce qui est du fameux passage de l’affaire ''Acadia Subaru'', je crois qu’il est erroné de donner une portée trop large aux termes « finding of blame » utilisés par le juge Kasirer. En effet, comme l’expliquait le juge Pierre J. Dalphond dans une allocution récente à ce sujet (dont vous trouverez la présentation powerpoint ici : http://bit.ly/Mwx5fO), une procédure manifestement mal fondée est, en soit, blâmable :
  • Dans Acadia Subaru, le juge Kasirer fait ressortir l’aspect blâmable de tout abus;

  • Des critiques reprochent à la Cour d’exiger ainsi la preuve de mauvaise foi et d’abus et, ainsi, d’exiger plus que sous l’ancien art. 75.1;

  • À mon avis, ce reproche est mal fondé. Lorsqu’un juge conclut qu’une procédure est frivole ou manifestement mal fondée, il retient que celle-ci ne révèle aucune apparence de sérieux, ce qui dénote au moins une forme de témérité (voir Royal Lepage). Cela n’équivaut pas nécessairement à l’intention d’agir de mauvaise foi ou de pervertir les fins de la justice, mais dénote un comportement néanmoins blâmable objectivement.



Sur l'auteur:
Karim Renno est associé du cabinet Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l. Il est le fondateur et rédacteur en chef du blogue juridique À bon droit où il publie quotidiennement des billets de jurisprudence.
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