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Lettre d’un avocat à Mélanie Joly

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Louis Fortier

2019-04-26 14:40:00

Aux prochaines élections, il est à espérer que le débat autour du bilinguisme s’élèvera au-dessus des clichés partisans, selon un avocat.

Me Louis Fortier adresse une lettre ouverte à l’honorable Mélanie Joly.
Me Louis Fortier adresse une lettre ouverte à l’honorable Mélanie Joly.
''Ceci est une lettre que Me Louis Fortier a adressé à l’honorable Mélanie Joly qui l’a invité à lui soumettre des commentaires dans le cadre d’un forum sur la modernisation de la Loi sur les langues officielles qui s’est tenu à l’Université Bishop’s la semaine dernière.''

''Le rapport de la ministre sera publié en juin 2019.''

Madame la Ministre,
Kwai Kwai! *( Bonjour, en abénaki)

Je vous remercie de m’avoir invité à vous faire part de mes commentaires sur la modernisation de la Loi sur les langues officielles du Canada.

Depuis 2011, j’ai l’honneur d’être le président de l’Association canadienne des juristes traducteurs (ACJT). Fondée en 1988 et comptant environ 175 membres, l’ACJT vise à promouvoir la traduction juridique et le statut professionnel des juristes-traducteurs au Canada.

C’est toutefois à titre personnel, en tant que juriste-traducteur indépendant comptant plus de 25 ans d’expérience en traduction juridique, notamment pour le Bureau de la traduction (BT) et pour la plupart des grands cabinets d’avocats canadiens, que je m’adresse à vous.

Par ailleurs, depuis plus de trois ans, je consacre du temps, de l’énergie et de l’argent à deux projets personnels novateurs et porteurs qui me tiennent vraiment à cœur : le Bureau de l’industrie langagière (BIL) et le Bureau des écrivains publics (BEP).

La mise en œuvre de la LLO, adoptée il y a 50 ans – un demi-siècle – a été, est et sera toujours tributaire de l’apport indispensable de centaines voire de milliers de langagiers, notamment les traducteurs, les interprètes et les terminologues professionnels. Sans ces travailleurs intellectuels chevronnés, il n’y aurait tout simplement pas de bilinguisme.

Après l’épisode du déploiement anarchique et catastrophique du logiciel Portage en 2015-2016 qui l’a mis dans le collimateur du Comité permanent des langues officielles de la Chambre des communes , le BT invite maintenant ses fournisseurs à l’aider à « redonner au BT ses lettres de noblesse » et à « redorer le blason du BT ».

« Aidez-nous à vous aider! », chantent benoîtement en chœur ses dirigeants. Autrefois chapeauté par le Secrétariat d’État qui relevait directement du Conseil du Trésor, le BT a été transformé au milieu des années 1990 en organisme de service spécial (O.S.S.) devant s’autofinancer et relevant dorénavant du ministère des Travaux publics et des Services gouvernementaux (TPSGC), maintenant Services publics et Approvisionnement Canada (SPAC).

La traduction, un service essentiel

Au fil des ans, le BT est devenu de plus en plus dysfonctionnel. Il traite la traduction non plus comme un service professionnel essentiel mais comme une vulgaire marchandise. Pour se rentabiliser, le BT a même dû abdiquer son rôle de pionnier des services linguistiques et de formateur de la relève. Il se contente d’attribuer les contrats de traduction aux plus bas soumissionnaires sans se préoccuper outre mesure des conditions de travail de ses propres employés et de ses fournisseurs.

Or, selon l’Association canadienne des employés professionnels (ACEP) qui tente actuellement de négocier la nouvelle convention collective des traducteurs salariés de la fonction publique fédérale, le bilan des négociations se caractérise à ce jour par la lenteur et les tergiversations du gouvernement canadien qui étire inutilement les discussions.

Les négociateurs de l’ACEP ont été stupéfaits devant des offres salariales qu’ils n’hésitent pas à qualifier de « risibles et déconnectées de la réalité » . Par ailleurs, comme l’allègue une demande pour obtenir l’autorisation d’exercer une action collective contre le BT présentée devant la Cour supérieure du Québec en avril 20186 , les conditions contractuelles imposées aux fournisseurs professionnels de services de traduction seraient arbitraires, abusives, léonines, lésionnaires et iniques.

Pire, des gestionnaires apprentis-sorciers du BT se seraient emparés d’outils d’aide à la traduction qu’ils maîtrisent mal et utiliseraient à mauvais escient pour les imposer aux traducteurs. Les traducteurs sont asservis à la mémoire de traduction du BT, une immense soupe électronique indigeste de cinq milliards de mots viciée et polluée parce que jamais entretenue selon les règles de l’art.

Le déploiement de cette mémoire de traduction depuis 2012 est tout aussi anarchique et catastrophique que l’a été celui du logiciel Portage. Le BT ne reconnaît aucunement aux traductrices et aux traducteurs le statut professionnel et la reconnaissance qui leur reviennent à juste titre.

Les traducteurs et leurs outils

Le Canada manque ainsi non seulement aux obligations auxquelles il est tenu envers les Canadiennes et les Canadiens en vertu des lois constitutionnelles de 1867 et de 1982, de la Charte canadienne des droits et libertés ainsi que de la LLO mais aussi aux engagements formels qu’il a pris auprès de l’UNESCO en 1976 lorsqu’il a souscrit à la Recommandation de Nairobi7 puis en 2005 lorsqu’il a signé la Convention de Paris.

Le BT doit redonner aux traducteurs la maîtrise des outils d’aide à la traduction. Les traducteurs sont des professionnels assujettis à un ensemble de règles et de normes visant à assurer la protection du public et la qualité du travail. Les traducteurs doivent être les maîtres – et non les esclaves – de ces outils. Ces outils doivent aider les professionnels et non leur nuire. Au nom d’une idéologie et d’une philosophie du rendement appartenant à un autre siècle, le BT ne semble guère se soucier de l’incidence négative de son mode de fonctionnement sur la santé financière, physique et mentale de ses employés et fournisseurs.

Sa vision comptable à très court terme l’empêche de constater et de comprendre à quel point il nuit à la mise en œuvre de la LLO, à l’industrie langagière, à l’ensemble de la société canadienne et au rayonnement du Canada dans le monde. Certes, le bilinguisme a un coût mais il rapporte d’innombrables bénéfices. Les économies de bouts de chandelle réalisées par le BT aux dépens des langagiers professionnels sont contreproductives.

Qui plus est, elles détruisent le fragile écosystème de l’industrie langagière québécoise et canadienne élaboré patiemment au cours des cinquante dernières années. Par exemple, la traduction de tous les jugements de la Cour fédérale, qui avait été confiée au plus bas soumissionnaire en 2015-2017, devra être entièrement révisée. En ce qui concerne la traduction juridique et judiciaire, il se pourrait très bien que les pratiques mercantiles du BT soient illégales voire inconstitutionnelles.

La Cour fédérale du Canada est actuellement saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant le Service administratif des tribunaux judiciaires (SATJ). Le demandeur, M. Pierre Devinat, souhaite que la Cour ordonne au gouvernement fédéral de lui fournir les ressources financières, matérielles et humaines lui permettant de faire traduire ses jugements dans une langue de qualité et en temps opportun.

Enfin, le BT ne tient aucunement compte des dimensions identitaires et culturelles de la traduction. Or, il ne saurait y avoir de multiculturalisme sans « triculturalisme » (fondé sur les langues autochtones, française, anglaise et allophones). Il est grand temps de passer du bilinguisme au trilinguisme.

Le Canada, un modèle

Au 21e siècle, au lieu de se demander s’ils doivent apprendre l’anglais ou le français comme langue seconde, les Canadiennes et les Canadiens devraient, après avoir appris une deuxième langue officielle, se demander quelle troisième langue apprendre.

Dans le domaine des langues, le Canada doit reprendre sa place de chef de file et son rôle de modèle sur la scène internationale. Il doit rêver grand : il en a les moyens. Il ne doit pas hésiter à consacrer les ressources humaines, matérielles et financières nécessaires à ce projet de société porteur et mobilisateur qui lui permettra de rayonner à nouveau dans le monde entier.

La LLO doit absolument reconnaître, protéger et garantir : 1) l’autonomie et le financement du BT et 2) le statut professionnel et les conditions d’exercice des langagiers professionnels canadiens qui travaillent pour le BT. Il s’agit d’une condition essentielle à la mise en œuvre de la LLO et au développement de l’industrie langagière canadienne et québécoise.

Le Canada possède un trésor inestimable : deux langues officielles et deux systèmes de droit. Cette richesse ne s’épuise pas; elle se multiplie quand elle est partagée.

La jurilinguistique est née au Canada. C’est au Canada, plus précisément au fédéral, en Ontario, au Nouveau-Brunswick et au Manitoba, qu’a été élaboré le vaste corpus terminologique de common law en français. C’est aussi le génie linguistique et juridique des légistes canadiens qui a permis d’inventer les techniques novatrices de corédaction juridique.

Veuillez agréer l’expression de mes sentiments les meilleurs.

Wlioni! * *( Merci, en abénaki)

Avocat, traducteur agréé et administrateur agréé, Louis Fortier est président de l’Association canadienne des juristes-traducteurs (ACJT).

Me Fortier a consacré 25 ans de sa carrière à la traduction juridique. Il est aujourd’hui avocat-lobbyiste et professionnel en relations gouvernementales.

Depuis 2011, à titre de lobbyiste-conseil de l’ACJT, il mène une bataille juridique pour la protection et la promotion du français et de l’industrie langagière dans le secteur financier.

Me Fortier a aussi été président du Comité du langage clair du Barreau du Québec qui a publié le guide intitulé Le langage clair : ''Un outil indispensable à l’avocat''. Il s’intéresse aussi à la rédaction et à l’interprétation des textes juridiques.


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