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Recours collectifs: y en a-t-il trop?

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Rene Lewandowski

2008-04-18 13:10:00

Le nombre de recours collectifs au Québec a doublé en cinq ans. À qui cela profite? Aux consommateurs ou aux avocats?

L'avocat Yves Lauzon a un pif d'enfer. En 1979, quand le Québec est devenu la première province canadienne à autoriser les recours collectifs, il a décidé comme jeune avocat de se spécialiser dans ce type de recours judiciaires. Risqué? Assurément, car à l'époque, rien ne laissait présager que ces recours deviendraient aussi populaires.

Près de 30 ans plus tard, on peut dire qu'il a misé juste. Non seulement son cabinet, Lauzon Bélanger, fait-il figure de leader au Québec dans le domaine de la défense des consommateurs, mais le nombre de recours collectifs n'a jamais été aussi élevé.

Le Fonds d'aide aux recours collectifs, qui vient tout juste de publier ses statistiques, indique que, de 2003 à 2007, il y a eu en moyenne 71 requêtes par année en autorisation d'intenter un recours collectif. C'est plus du double de la moyenne enregistrée entre 1995 et 2002!

Ailleurs au Canada, on n'hésite pas à dire que la Belle Province est le paradis des recours collectifs. Vrai qu'il est assez facile d'intenter un recours, surtout depuis que le législateur a amendé le code de procédure à l'étape de l'autorisation. Avant janvier 2003, les demandeurs devaient fournir une déclaration sous serment attestant que tous les faits allégués étaient vrais, ce qui donnait la chance aux avocats en défense de procéder à des interrogatoires. Ce n'est plus nécessaire aujourd'hui.

Y a-t-il trop de recours collectifs au Québec? Yves Martineau, associé chez Stikeman Elliott, à Montréal, estime que oui. Il s'attend toutefois à ce que le nombre diminue au cours des prochaines années, en raison du resserrement par la Cour d'appel du Québec des critères d'autorisation.

Pour Yves Lauzon, la question est mal posée. Il estime qu'il faut plutôt se demander s'ils ont leur place dans le paysage judiciaire québécois. Et c'est sans hésitation qu'il répond avec un gros oui. "Pour de nombreux citoyens, c'est un formidable moyen d'accéder à la justice", dit-il.

Parce que la justice est onéreuse, il s'agit en effet d'un bon véhicule qui permet à des individus de se regrouper et d'avoir accès à la Cour. D'autant plus qu'avec la mondialisation et le retrait progressif de l'État dans les mesures d'enquête, les citoyens ont de moins en moins de ressources pour se défendre devant la puissance des grands empires économiques.

En quelque sorte, les recours collectifs permettent de rééquilibrer les forces entre, d'un côté, les consommateurs, et de l'autre, les grandes entreprises. Au cours des dernières années, Lauzon Bélanger a ainsi agi pour le compte des porteuses d'implants mammaires, des victimes des inondations au Saguenay, des Orphelins de Duplessis, des victimes du tabac et du sang contaminé, des porteurs de valves cardiaques au Silzone et des victimes du scandale financier du groupe Norbourg. Sans recours collectif, jamais ces victimes n'auraient eu les moyens d'obtenir justice et compensation.

Les recours collectifs sont pris au sérieux par les grandes entreprises. Normal, la facture peut être salée, atteindre dans certains cas plusieurs milliards de dollars, comme dans les causes du tabac ou de certains médicaments. Pour une société publique, la simple menace d'un recours collectif est bien souvent sanctionnée en Bourse. D'autant plus qu'avec les nouvelles règles en matière de gouvernance, les entreprises sont désormais obligées d'informer leurs actionnaires et de dévoiler toute poursuite dans leurs états financiers. Sans compter que les coûts d'assurance responsabilité augmentent à vue d'oeil, et que les entreprises poursuivies risquent de voir leur cote de crédit abaissée par les agences de notation, haussant ainsi leurs coûts de financement.

L'autre bataille juridique

Cela dit, la bataille juridique qui oppose consommateurs et grandes entreprises en cache une autre, tout aussi intéressante, et qui pourrait bien expliquer, du moins en partie, l'explosion du nombre de recours collectifs au Québec: la guerre entre les avocats des consommateurs, les avocats en "demande", comme on dit dans le jargon du milieu, et ceux qui représentent les grandes entreprises.

Il est assez facile de les différencier. Les premiers, comme Yves Lauzon, travaillent dans de petits cabinets aux installations modestes; les seconds pratiquent dans les grands cabinets aux planchers de marbre et canapés moelleux.

C'est la même profession, mais pas le même métier. Les avocats en demande sont payés à commission -un pourcentage sur les indemnités, et soutenus en partie par le Fonds d'aide aux recours collectifs. Ils ont intérêt à ce que les recours collectifs se multiplient. Dans certains cas, ils recrutent même les victimes de recours collectifs potentiels. "Ils sont proactifs", ironise Yves Martineau, de Stikeman Elliott.

Un terrain glissant

Ainsi, c'est en marchant dans la rue par un bon matin de décembre que l'avocat Philippe Trudel, du cabinet Trudel&Johnston, a eu l'idée, en 2004, d'intenter un recours collectif contre les cols bleus de Montréal. Voyant les trottoirs glacés, et non nettoyés, il s'est dit que la situation était assez dangereuse pour que plusieurs personnes aient pu se blesser. Il a donc téléphoné au département de relations publiques du Centre hospitalier de St. Mary pour savoir si l'hôpital avait reçu des patients victimes de fractures. Il a aussi lâché un coup de fil à la station de radio CJAD, où les auditeurs se vidaient le coeur sur les ondes par l'entremise d'une tribune téléphonique. "On a reçu des dizaines d'appels", dit Philippe Trudel.

Les avocats en défense, en revanche, sont rémunérés par leurs clients -la grande entreprise- qui paient le gros prix en taux horaire, peu importe qu'ils gagnent ou perdent. Eux aussi ont intérêt à faire "rouler la machine", mais ne peuvent le dire publiquement. Pour plaire à leurs clients, ils doivent plutôt déclarer que les recours collectifs n'ont pas d'allure, qu'il y en a trop, qu'ils ne servent à rien... tout en développant à l'interne d'importants départements spécialisés.

"La réalité, c'est qu'ils disent une chose et pensent le contraire", résume Philippe Trudel.
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