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Un juge, de la cocaïne et des millions facturés...

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Radio -canada

2019-12-12 11:48:00

L’affaire de la possible destitution du juge Michel Girouard est prise dans le dédale du système et les conséquences sont coûteuses...

Le juge Michel Girouard de la Cour supérieure du Québec fait face à la destitution. Photo : Radio-Canada
Le juge Michel Girouard de la Cour supérieure du Québec fait face à la destitution. Photo : Radio-Canada
Michel Girouard touche un salaire annuel de 329 900 $. Une rémunération à laquelle il a droit, même s’il fait face à une possible destitution et qu’il n’a pas siégé depuis sept ans. Le cas de ce juge de la Cour supérieure du Québec est pris dans un labyrinthe procédural. Et à défaut d’une réforme, les contribuables, tout comme l’image de la magistrature, en subissent les répercussions.

Le geste était discret. Mais il démontre le niveau de frustration au sein de la magistrature et les craintes des conséquences de toute cette affaire.

Fin octobre, le premier ministre Justin Trudeau vient à peine de quitter Rideau Hall, pour faire part à la gouverneure générale de son intention de former le gouvernement, qu’une lettre lui est acheminée.

La correspondance l’encourage à procéder à une réforme. Elle est signée de la main du juge en chef de la Cour suprême, le très honorable Richard Wagner.

Cette demande est fondée sur les craintes grandissantes entourant un cas inédit et surtout les faiblesses d’un système, celui du processus disciplinaire des juges.

Le juge qui ne siège pas

Rien ne laissait présager un avenir trouble dans la nouvelle carrière de magistrat de Michel Girouard. L’avocat avait été nommé juge à la Cour supérieure du Québec en Abitibi-Témiscamingue par le gouvernement Harper, en 2010.

Tout allait bien jusqu’à ce qu’en 2012, un informateur de la police affirme que Michel Girouard, alors qu’il était avocat, aurait acheté de la cocaïne.

Puis, une vidéo fait surface. Elle montre l’avocat avec un de ses clients, un trafiquant de drogue étroitement surveillé par la police.

L’action se déroule dans l’arrière-boutique d’un commerce de Val-d’Or. Toute la scène est enregistrée par une caméra de surveillance. Michel Girouard glisse de l’argent sur la table. Il reçoit par la suite un papier plié que l'avocat range dans sa poche.

Cette séquence de quelques secondes avait été captée deux semaines avant sa nomination comme juge.

Michel Girouard fait face à la destitution, mais le juge s’accroche et conteste. Cela fait maintenant sept ans que l’affaire traîne. Et le magistrat n’est pas remonté sur le banc depuis.

Comme Michel Girouard est toujours juge, il continue de recevoir son plein salaire.

Bref, l’honorable juge Girouard a touché autour de 2,2 millions de dollars en rémunération depuis l’émergence des allégations.

Malgré des témoignages sous serment et l’existence de cette vidéo muette, ses avocats ne manquent pas de rappeler qu’aucune infraction n’a été retenue contre lui. Le juge n’a même jamais été accusé.

« Il n’y a aucune conclusion qu’il s’agissait d’une transaction illégale. Zéro. Son client, lui, a passé un bout de papier dans lequel il dit que c’était des écritures », dit Gérald Tremblay, l’avocat du juge Girouard.

Interminable, sinueux et coûteux

Il faut savoir qu’au Canada, seule une résolution conjointe des deux chambres du Parlement peut ultimement entraîner la révocation d’un juge.

Le seul précédent qui existe remonte à la fin des années 60. Un comité conjoint des deux chambres avait été formé pour étudier la conduite du juge ontarien Léo Landreville. Il avait recommandé aux parlementaires la destitution du magistrat.

« Mais ce juge a démissionné avant que le vote ait lieu au Sénat et à la Chambre des communes », explique l’expert en droit constitutionnel Pierre Thibault.

« Un juge peut être destitué pour un motif grave, c’est l’article 99 de la Loi constitutionnelle de 1867. Et une fois que le Conseil de la magistrature a fait enquête, il remet son rapport au ministre fédéral de la Justice. »

Dans le cas du juge Michel Girouard, si le Conseil canadien de la magistrature recommande maintenant sa destitution, il n’a pas toujours eu cette position.

Il y a quelques années, le Conseil avait d’abord blanchi le magistrat, même si un comité avait conclu que la manière dont le juge s’était conduit durant une enquête indiquait une absence d’intégrité et de crédibilité si sérieuse « qu’elle portait atteinte à la confiance du public à son égard à titre de juge ».

Inquiétées par les conclusions de l’enquête sur le juge Girouard, les ministres de la Justice fédérale et provinciale de l’époque, Jody Wilson-Raybould et Stéphanie Vallée, avaient alors demandé au Conseil canadien de la magistrature d’en tenir une seconde.

Le deuxième rapport du Conseil soumis en février 2018 à la ministre de l’époque, Jody Wilson-Raybould, est arrivé à une conclusion sans équivoque.

« L'intégrité du juge a été fatalement compromise et (...) la confiance du public envers la magistrature a été ébranlée au point où cela justifie une recommandation de révocation », est-il écrit dans le rapport.

L’étape suivante aurait été normalement de soumettre à la Chambre des communes et au Sénat le rapport du Conseil pour que les parlementaires puissent l’étudier et se prononcer.

Mais entre-temps, le juge Girouard s’est adressé à la Cour fédérale pour faire invalider la procédure de révocation amorcée par le Conseil.

Ses avocats ont notamment allégué que « des pans de preuves pertinentes » n’ont pu être pris en considération par le Conseil, parce que la plupart des juges qui y siègent n’étaient pas en mesure de comprendre le français.

Trois juges dissidents avaient d’ailleurs exprimé leurs préoccupations dans le rapport remis à la ministre : « Nous estimons que le droit du juge Girouard à une audience équitable n’a pas été respecté ». Ils ajoutent : « Il est notoire qu’un nombre significatif des membres du Conseil (...) ne parlent pas, ni ne comprennent, la langue française ».

La Cour fédérale a tout de même débouté le juge Girouard. Ce dernier se tourne maintenant vers la Cour d’appel fédérale, qui entendra sa cause l’an prochain.

Pour ajouter à la complexité de l’affaire, le Conseil soutient que la Cour fédérale n’a pas compétence pour examiner les recommandations concernant la révocation des juges.

L’affaire Girouard, qui a presque sombré dans l’oubli, s’étire encore.

D’autres millions et une date magique?

Les nombreux recours entamés par le juge Michel Girouard, qui ont déjà coûté près de 5 millions de dollars aux contribuables canadiens, ont de quoi irriter la magistrature qui craint pour son image.

« Il est raisonnable de dire qu’il y a un malaise », admet Norman Sabourin, le directeur général du Conseil canadien de la magistrature.

Il faut savoir que tous les frais juridiques engendrés par un juge sont payés par le gouvernement fédéral. C’est ce que prévoit la Loi sur les juges. Les frais d'avocats du juge Girouard lui sont donc remboursés en totalité.

« C’est sûr que les gens qui regardent les délais et les coûts doivent se dire : "Comment peut-on avoir confiance dans un processus qui prend tant de temps et qui est inefficace?" »

Mais il y a plus. Le 30 septembre 2020, cela fera 10 ans que Michel Girouard a rejoint les rangs de la magistrature.

La Loi sur les juges stipule qu’après 10 ans de service, un juge d’une Cour supérieure peut toucher une pension à vie d’au moins 155 000 $ par année. Si les procédures s’étirent jusque-là, il pourra être admissible à cette pension.

Réformer un système « inefficace »

« On craint la grogne du public », indique une source dans l’entourage de la magistrature. « On veut éviter d’autres controverses de ce genre. »

C’est donc dans ce contexte que les pressions s’intensifient en coulisse pour que le processus disciplinaire des juges soit modernisé.

Le juge en chef Richard Wagner, président du Conseil canadien de la magistrature, « presse le gouvernement de proposer des modifications législatives ».

Le directeur général du Conseil croit que la seule façon de mettre fin au flou est de modifier la Loi sur les juges.

« Ce n’est pas clair quelle cour a autorité, ce n’est pas clair à quel point un juge peut s’adresser à la cour pour s’objecter aux décisions du Conseil. On veut avoir une procédure que tout le monde comprend. »

Le point fondamental sur lequel repose cette proposition de réforme législative est de déterminer comment et devant quel tribunal un juge peut faire appel s’il n’est pas satisfait d’une décision du Conseil.

L’organisme indépendant recommande ainsi au ministre fédéral de la Justice que « la décision d’un comité de discipline judiciaire soit définitive, sous réserve seulement d’un droit de recours devant un tribunal d’appel » qui serait formé au sein du Conseil.

« Même s’il y a un malaise au sein de la magistrature, je pense que le malaise a forcé tout le monde à s’asseoir ensemble pour dire : "Il faut qu’on trouve des solutions, il faut qu’on les trouve maintenant" », dit Norman Sabourin, directeur général du Conseil canadien de la magistrature.

Le cas du juge Girouard est un cas isolé, rappelle le professeur en droit constitutionnel Pierre Thibault, mais il a de quoi faire réfléchir. « Je pense qu’il faut profiter de cette occasion pour resserrer les règles. Il devrait y avoir des délais beaucoup plus serrés. On devrait s’inspirer de ce qu’on fait depuis l’arrêt Jordan. »

Ottawa compte-t-il agir?

Le ministre de la Justice, David Lametti, montre une certaine ouverture quant à une possible réforme du processus disciplinaire des juges. « J’ai la responsabilité d’essayer d’avoir le meilleur système possible dans ce cas. Je travaille avec le juge en chef pour améliorer la réglementation de la magistrature. Sans toucher, et c’est très important, à l’indépendance judiciaire. »

Prudent, le ministre n’est toutefois pas prêt à dire s’il déposera un projet de loi : « On va s’asseoir avec le juge en chef et voir où on devrait aller. Mais pour l’instant, c’est très tôt dans le processus. »

En attendant, le cas du juge Girouard illustre un contraste étrange à une époque où des cours de justice évoquent l’arrêt Jordan en raison de délais déraisonnables.

Et c'est ainsi que toute cette affaire peut donner l’image d’une justice des deux poids deux mesures.
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