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« C’est du jamais vu » : une décision pourrait paralyser la Cour martiale!

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Camille Laurin-desjardins

2020-09-08 15:00:00

Une décision-choc rendue par le juge en chef adjoint de la Cour martiale pourrait bien faire avorter de nombreux procès dans les prochains mois…

L’avocat de la défense des Forces armées canadiennes, Me Éric Léveillé.
L’avocat de la défense des Forces armées canadiennes, Me Éric Léveillé.
« C’est majeur, c’est du jamais vu, de connaissance, martèle Michel William Drapeau, professeur auxiliaire à la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa et colonel à la retraite. Je ne me rappelle pas qu'une cour, au Canada ou dans un pays sophistiqué démocratique... qu'un juge – le juge en chef en plus – dise : je ne suis pas indépendant, je ne suis pas impartial, mes juges ne le sont pas non plus. »

Le mois dernier, le juge militaire en chef adjoint Louis-Vincent d’Auteuil a tranché que son propre tribunal n’était pas impartial ni indépendant. Acquiescant à la demande de l’avocat de la défense des Forces armées canadiennes, Me Éric Léveillé, le magistrat a décrété un arrêt des procédures dans le dossier de la capitaine Crépeau, qui était accusée d’avoir désobéi à un ordre d’un supérieur, d’avoir eu une conduite préjudiciable au bon ordre et à la discipline et de s’être conduite de façon méprisante à l’égard d’un supérieur.

Tout cela découle d’un ordre signé il y a presqu’un an par le chef d’état-major de la Défense, Jonathan Vance, qui permet aux vice-chefs d’état-major de la défense nationale d’avoir des pouvoirs disciplinaires à l’égard des juges militaires. Pourtant, les juges militaires sont déjà assujettis au Comité d’enquête sur les juges militaires, en vertu de la Loi sur la défense nationale.

Le juge militaire en chef adjoint Louis-Vincent d’Auteuil
Le juge militaire en chef adjoint Louis-Vincent d’Auteuil
« C'est comme si un patron avait le pouvoir de dire : lui, je l’accuse de voies de fait, image Me Léveillé. Il dépose une plainte directement et il l’accuse, puisqu’il est son supérieur en matière disciplinaire. L’employé aurait beau dire : ” voyons, il n’y a même pas eu d’enquête”… il se retrouverait devant les tribunaux. »

L’avocat de la défense des Forces armées canadiennes rappelle l’importance de la séparation des pouvoirs, afin d’assurer une indépendance judiciaire.

« Ici, on permet à un membre de l’exécutif d’avoir des pouvoirs disciplinaires à l’encontre d’un juge qui siège dans le cadre de sa fonction judiciaire », explique-t-il.

« Il y a une perception que c’est possible que le pouvoir exécutif s’immisce dans la fonction judiciaire du juge, et que celui-ci subisse des pressions », ajoute-t-il.

Me Léveillé est sans équivoque : cet ordre viole le droit constitutionnel des accusés d’être jugé par un tribunal impartial et indépendant.

La Cour martiale suspendue?

Maintenant que le juge d’Auteuil a donné raison à Me Léveillé, en déclarant le tribunal non impartial et non indépendant, on peut s’attendre à ce que de nombreux avocats fassent la même requête…

Me Léveillé souligne qu’il a lui-même plaidé la même chose il y a quelques jours, dans le dossier d’un autre militaire accusé de trois chefs de trafic de stupéfiants. La décision devrait être rendue dans quelques jours.

Michel William Drapeau,  professeur auxiliaire à la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa et colonel à la retraite
Michel William Drapeau, professeur auxiliaire à la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa et colonel à la retraite
« Je crois que ce sera difficile de piloter n’importe quelle cause martiale, avance Me Drapeau. Tous les avocats vont plaider la même chose, c’est un cadeau! Je m’attends à ce qu’on suspende le tribunal. »

L’ancien colonel, qui pratique toujours comme avocat dans la région d’Ottawa, est convaincu que le dossier se rendra en Cour suprême.

« Ça va prendre des mois, des années… Et durant tout ce temps-là, il n’y aura pas de cour martiale. »

Traduction : des militaires accusés de crimes graves, tels que trafic de drogue ou agression sexuelle, pourraient voir leur procès avorté très bientôt… ou encore suspendu pendant de longs délais, avant d’être avortés en vertu de l’arrêt Jordan.

« Le temps est venu de faire le ménage »

Pour l’ancien colonel Drapeau, cette situation illustre à quel point le système de Cour martiale « ne fonctionne pas et est injuste ». L’avocat demande depuis longtemps à ce qu’on se débarrasse de ce tribunal en matière criminelle.

« La Cour martiale pourrait continuer pour les infractions disciplinaires. Mais pour la question criminelle, ça devrait s’en aller en cour civile, et ça presse. Le temps est venu de faire le ménage! » insiste-t-il, soulignant qu’il n’y a pas de Cour martiale en Grande-Bretagne ou en France, par exemple.

Me Drapeau rappelle que le vérificateur général du Canada avait publié un rapport « dévastateur » en 2018 sur cette question, qui avait démontré que « l’administration des cours martiales, ça ne vaut pas de la colle! »

« Il est temps de faire le ménage, et ça presse. Là, c’est en train de devenir une risée. Il y des gens au Canada qui ne sont pas assujettis à un système de droit! »

Me Éric Léveillé estime au contraire que ce système est « complètement essentiel au maintien des forces militaires ».

« Ce dossier illustre que non seulement notre système fonctionne, mais qu’il est efficace, affirme-t-il. On reproche souvent à l’armée de ne pas être transparente… mais je crois que là, c’est une belle preuve de transparence, justement. On émet le remède le plus drastique. »

Le chef d’état-major de la Défense, Jonathan Vance
Le chef d’état-major de la Défense, Jonathan Vance
Selon lui, il existe deux avenues pour mettre fin à cette paralysie imminente de la Cour martiale : l’état-major pourrait annuler son fameux ordre, ou encore, on pourrait soustraire les juges militaires au code de discipline militaire. Toute conduite appropriée serait ainsi traitée par le Comité d’enquête sur les juges militaires, une entité similaire au Conseil de la magistrature.

« Ce serait la solution ultime : conférer dans la loi une indépendance et une impartialité aux juges militaires sans équivoque et sans ambiguïté », estime Me Léveillé.

Pourquoi maintenant?

Puisque ce fameux ordre du chef d’état-major de la défense date du 2 octobre 2019… pourquoi cette requête n’a pas été présentée avant?

« En droit, souvent tu as des idées, mais faut que tu attendes le bon dossier avec les bons faits, illustre Me Éric Léveillé. Ma stratégie, c’était d’attendre d'avoir un dossier intéressant à présenter au tribunal afin qu’il canalise cette réalité-là… »

Bien qu’il affirme avoir fait cette requête pour le bénéfice de l’accusée, comme c’est toujours le cas, l’avocat de la défense des Forces armées canadiennes ne cache pas que cette décision lui apporte une certaine « satisfaction professionnelle ».

«On s’entend que dans la carrière d’un juriste, une chose comme ça arrive très rarement, s’exclame-t-il. C’est très rare qu’une cour va déterminer qu’elle est non indépendante et non impartiale… »

Soulever cet argument est aussi risqué, pour un avocat de la défense…

« On a une crédibilité, on doit présenter les faits sans équivoque », rappelle-t-il.

« Je ne veux pas appeler ça du courage, je pense que ce sont des convictions, poursuit-il. Et pour les juges aussi… ils sont conscients des conséquences de leurs décisions, pour l’ensemble des justiciables du code militaire. »

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