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Attention de ne pas faire des dossiers Rozon et Salvail des « symboles », plaide une procureure du DPCP

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Camille Laurin-desjardins

2020-12-11 13:15:00

Chaque dossier d’agression sexuelle est différent, rappelle la procureure chef adjointe du DPCP...

Rachelle Pitre, procureure chef adjointe du DPCP.
Rachelle Pitre, procureure chef adjointe du DPCP.
Alors que les procès pour agression sexuelle d’Éric Salvail et de Gilbert Rozon font régulièrement les manchettes, la responsable d’une équipe de procureurs au bureau de Montréal du Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) s’inquiète que ces causes deviennent des « symboles » en matière de violence sexuelle.

Il ne faudrait pas envoyer « le mauvais message » aux victimes, s’inquiète Rachelle Pitre, qui précise que des centaines de dossiers d’agression sexuelle sont autorisés chaque année par le DPCP.

La procureur chef adjointe a lancé cette mise en garde lors d’un panel virtuel abordant les enjeux juridiques découlant du mouvement #moiaussi, organisé par la division du Québec de l’Association du Barreau canadien, le 19 novembre.

Droit-inc s’est entretenu avec Me Pitre, qui a été nommée à son poste actuel à peu près en même temps que les débuts du phénomène #moiaussi, en 2017, et en a profité pour faire le point avec elle sur ce qui est reproché au système de justice, en matière de violences sexuelles.

Droit-inc : Pourquoi trouviez-vous important de faire cette mise au point?

Rachelle Pitre : C'est vraiment un mouvement qui amène en ce moment une remise en question de nos institutions. Le système de justice est souvent malmené, à tort ou à raison... Mais je trouve qu'on prend rarement le temps d'exposer ce qui est réellement fait pour le traitement de ces dossiers à la cour et dans le système.

Le procès Rozon, on en a fait un peu un dossier symbolique, mais ce que je soumettais respectueusement, c'est que ça pouvait être un manque de perspective. Ça reste un dossier sur des centaines de dossiers par année... On doit être prudents pour ne pas envoyer un mauvais message aux victimes. Ces dossiers ont une finalité, mais il y en a eu, des condamnations, avant ce dossier, et il va continuer d'y en avoir après.

Ce que je trouve important de souligner, c'est que les tribunaux ne font pas de distinction sur le statut public d'un agresseur. Que l'agresseur soit connu ou non, ça n'a pas d'importance.

Aussi, on parle peu des succès du système judiciaire, pour des raisons évidentes... Souvent, les victimes, une fois que le dossier est terminé, veulent tourner la page, et non pas nécessairement aller s'exposer dans les médias.

Éric Salvail et Gilbert Rozon. Photos : Radio-Canada
Éric Salvail et Gilbert Rozon. Photos : Radio-Canada
À travers le débat actuel et la remise en question de nos institutions, si on se pose la question : est-ce qu’on peut améliorer le soutien offert aux victimes? La réponse, c'est : tout à fait. Mais dans ce système, au quotidien, dans tous les palais de justice à travers le Québec, il y en a, des condamnations, et c’est important de le mentionner.

C'est la nuance que je voulais apporter, pour ne pas envoyer un message que la finalité du dossier Rozon et du dossier Salvail peut être une fatalité... Au contraire, chaque dossier a sa propre preuve et sa propre histoire, à devoir démontrer hors de tout doute raisonnable.

Et c'est ça, notre fardeau : il est élevé, mais il n'est pas insurmontable, non plus.

C'est vrai que parfois, les procureurs n'autorisent pas de dossier et que des accusations ne sont pas déposées. Il ne faut pas prétendre, par contre, que c’est parce que la victime n'a pas été crue... Ça ne veut pas dire qu'il n'est rien arrivé pour autant.

Dénoncer une agression sexuelle sur les réseaux sociaux, c’est une chose, mais la prouver hors de tout doute raisonnable, c'en est une autre. Et les procureurs doivent évidemment se demander si l'infraction alléguée est criminelle... Est-ce qu'elle relève du droit criminel, ou est-ce que ce n'est pas plutôt un comportement qui peut être répréhensible, ou du harcèlement sexuel qui relève plus du droit civil…?

Ce que je dis souvent, c'est que néanmoins, sous leur toge, les procureurs sont des personnes dévouées, qui ont une approche humaine, et qu'ils ont aussi à coeur le maintien de la confiance des victimes envers le système judiciaire.

Tant les procureurs que les enquêteurs du SPVM, qui font partie d’une escouade spéciale, font ça sur une base volontaire. Ils sont dédiés : pour eux, c'est une vocation d'accompagner les victimes.

On parle beaucoup de cette confiance envers le système… Vous dites qu’il y a des centaines de dossiers chaque année pour lesquelles des accusations sont déposées?

Le DPCP, en moyenne dans une année, autorise 4600 dossiers d'infraction sexuelle de toute nature… En terme d'agression sexuelle proprement dite, on parle d'environ 1400 dossiers.

Il est donc faux de prétendre que la plupart du temps, on ne porte pas d’accusation… ce n'est pas ça qui se passe sur le terrain.

On entend souvent, aussi : « ça va être la version de la victime contre la version de l'accusé, ce sont des versions contradictoires, et ces dossiers-là ne sont généralement pas autorisés. » Ça aussi, c'est faux. Je pense que les dossiers de M. Rozon et de M. Salvail en sont de bons exemples. C'est ça, les dossiers qu'on a au jour le jour : la version de l'accusé et celle de la victime.

Si je regarde dans mon équipe, sans avoir de statistiques officielles, je peux vous dire qu'on a l'équivalent d'au moins une condamnation par semaine, en matière d'agression sexuelle sur des adultes.

Et les victimes sont souvent satisfaites de leur passage. C'est sûr que ce n'est pas facile... Mais souvent, témoigner et transposer la honte qu'elles ont sur les épaules sur les épaules de l’agresseur, pour elles, c'est en soi une finalité. Il y en a, souvent, qui n'ont pas d’attentes particulières non plus, quant à l'issue du dossier... Mais être crue, être entendue, être accompagnée, avoir l'occasion de pouvoir s’exprimer sur ce qui s'est passé, c'est souvent très important pour elles.

Et on travaille aussi en équipe avec des services d'aide, d'accompagnement, comme le CAVAC, le CALACS... On tisse un lien de confiance tous ensemble à l'endroit de la victime et on l'accompagne tout au long du processus judiciaire.

Je le dis souvent : notre système de justice n'est pas parfait – malheureusement, il n'existe pas de système parfait –... sauf qu’il est aussi efficace.

Le mouvement #moiaussi remet aussi en question beaucoup de choses. Mais il y a aussi toute une question d'éducation sexuelle... la réponse n’est pas que judiciaire. Il y a des changements à faire dans la société, en ce qui concerne l'éducation et les moeurs, à la base. C'est important de le rappeler... parce que tout n'est pas criminel non plus.

Pourtant, selon des chiffres provenant de Statistique Canada, seulement 5 % des agressions sexuelles ont été dénoncées au Canada en 2014, et de ce nombre-là, seulement 9 % mènent à un verdict de culpabilité…

Oui, ce sont des chiffres qu’on entend beaucoup dans les médias, ça provient d’un sondage de Statistique Canada, qui dit que 3 agressions sexuelles déclarées sur 1000 se solderaient par une condamnation...

Il y a eu une analyse intéressante de cette étude qui a été faite, dans un article du ''Soleil''. Quand on utilisait le terme « agression déclarée », ce n'était pas l'équivalent d'une plainte à la police, c'était une agression sexuelle déclarée à Statistique Canada.

Statistique Canada demandait aux victimes pourquoi elles n'avaient pas porté plainte, et ce qu'on comprend, c'est que dans environ 71% des cas, les victimes disaient que le délit était trop anodin, et ne valait pas la peine d’être signalé.

Je veux être claire que ça ne diminue en rien la gravité des gestes que les gens peuvent avoir subis, mais il faut le mettre en perspective...

Qu’est-ce que le phénomène #metoo a changé dans le système, selon vous?

C'est certain qu'il y a plus de dénonciations, et c'est effectivement une bonne chose.

On entend beaucoup que le système n'est pas adapté aux besoins des victimes. C’est certain que malheureusement, un procureur qui rencontre une victime d'agression sexuelle en ce moment ne pourra pas garantir à la victime qu'en bout de piste, il va y avoir une condamnation, qu'elle ne sera pas contre-interrogée, qu'il va y avoir une lourde peine ou qu'elle va être guérie des séquelles physiques et psychologiques… Ça relèverait de l'utopie.

Par contre, le procureur peut lui dire qu'elle va avoir de l'accompagnement, un climat de confiance, qu'elle va être entendue par les procureurs, qu'elle va recevoir du soutien… On accompagne les victimes avec empathie et humanité... mais tout en étant balisés par une présomption d'innocence, par un système contradictoire, par un fardeau de preuve hors de tout doute raisonnable.

Souvent, les victimes redoutent le contre-interrogatoire… et on comprend que ce n'est pas un exercice facile, mais ce n'est pas insurmontable. Et c'est capital dans notre système de justice, dans la règle de droit, parce qu'on doit prouver hors de tout doute raisonnable.

Diriez-vous qu'il y a des améliorations, justement, en ce qui concerne le contre-interrogatoire?

Ce que je peux vous dire, c'est que le contre-interrogatoire est très balisé. On a des règles de droit spécifiques en matière d'agression sexuelle, qu’il n'y a pas pour d’autres types de crimes au Code criminel. On ne peut pas rentrer dans le passé sexuel d'une victime, on ne peut pas non plus aborder les mythes, les stéréotypes, les préjugés...

On a tous un devoir, que ce soit les intervenants sociaux, les procureurs, les avocats de la défense, les juges... On doit chasser de notre analyse et des salles de cour les mythes, les stéréotypes et les préjugés. Parfois, il arrive des écarts, j'en conviens, mais ils sont fortement dénoncés, et on ne les laisse pas passer.

On entend de plus en plus parler de la pertinence d’un tribunal spécialisé en violences sexuelles… Que pensez-vous de cette idée?

Moi, en tant que représentante du DPCP, je ne peux pas me permettre de commenter… Parce qu'en ce moment, le rapport (NDLR : du Comité d’experts sur l’accompagnement des personnes victimes d’agressions sexuelles et de violence conjugale) n'est pas déposé, on ne connaît pas les conclusions.

Mais je vous dirais que peu importe... les mêmes règles de droit vont s’appliquer. Le DPCP et les procureurs spécialisés de mon équipe vont continuer à faire son travail avec la même empathie et le même engagement, tribunal spécialisé ou pas.
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