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Pincés par le fisc, des clients de KPMG ont continué à esquiver les impôts

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Radio -canada

2021-06-04 14:15:00

Une famille de multimillionnaires, clients du cabinet KPMG, a échappé à l'Agence du revenu du Canada depuis leur arrivée au pays. Retour sur les faits…

Marshall Cooper. Source : Radio-Canada
Marshall Cooper. Source : Radio-Canada
Après avoir amassé une fortune en vendant de la ferraille en Afrique du Sud, le multimillionnaire Peter Cooper a immigré au Canada au milieu des années 1990 avec ses fils Marshall et Richard.

Ils se sont installés à Victoria, où ils ont acheté de luxueuses résidences dans des quartiers cossus. Ils ont obtenu le statut de résident permanent leur donnant ainsi accès à la plupart des avantages offerts aux citoyens canadiens, y compris la couverture des soins de santé.

En contrepartie, après avoir vécu cinq ans en sol canadien, ils avaient le devoir de payer de l’impôt sur les revenus de placement provenant de la fortune qu’ils avaient accumulée avant d’immigrer au pays.

Mais en 2001, au lieu de commencer à payer des impôts au Canada, les Cooper ont plutôt opté pour une stratégie fiscale controversée, conçue et orchestrée par le cabinet comptable KPMG. Ils n'ont pratiquement pas payé d'impôt sur le revenu pendant plus d'une décennie.

Le stratagème de KPMG consistait en la création de sociétés-écrans à l'île de Man, un paradis fiscal situé entre l'Irlande et le Royaume-Uni.

Une forteresse à l'île de Man, un paradis fiscal situé dans la mer d’Irlande où KPMG a mis sur pied des sociétés-écrans pour de riches Canadiens.  Source : Radio-Canada
Une forteresse à l'île de Man, un paradis fiscal situé dans la mer d’Irlande où KPMG a mis sur pied des sociétés-écrans pour de riches Canadiens. Source : Radio-Canada
Les clients de KPMG donnaient leurs fortunes à des sociétés-écrans dont ils conservaient secrètement le contrôle. Quand ils désiraient rapatrier de l’argent au Canada, ils demandaient à leur société-écran de leur faire des dons, non imposables.

Au moins 25 richissimes Canadiens ont employé ce stratagème de KPMG.

Le mois dernier, le comité des finances de la Chambre des communes a relancé son examen des sociétés-écrans de l'île de Man après que CBC/Radio-Canada eut détecté des transferts de fonds douteux, non liés au dossier de la famille Cooper.

Lors d’audiences précédentes en 2016, le président du comité des finances, le député libéral Wayne Easter, avait soudainement mis fin aux témoignages d’experts concernant le stratagème de KPMG.

Des députés fédéraux comptent maintenant appeler des comptables de KPMG et d'autres conseillers financiers à témoigner. Les comités de la Chambre des communes ont le pouvoir d'assigner des témoins à comparaître et à fournir des documents.

Vie de luxe, revenus de misère

La résidence de Peter Cooper à Victoria, évaluée à 4 millions de dollars en 2005, selon l’Agence du revenu du Canada. Source : Radio-Canada
La résidence de Peter Cooper à Victoria, évaluée à 4 millions de dollars en 2005, selon l’Agence du revenu du Canada. Source : Radio-Canada
Selon des documents de l’Agence du revenu du Canada (ARC) déposés à la Cour fédérale et à la Cour canadienne de l’impôt, Peter Cooper avait accès à une fortune de plus de 25 millions de dollars et possédait une résidence de 4 millions de dollars, située en face du Royal Victoria Yacht Club.

Pourtant, selon les documents, il a déclaré des revenus dérisoires entre 1999 et 2010. Entre 2003 et 2010, il n’a payé au total que 319 $ en impôt provincial et fédéral.

En 2001, il a reçu un chèque de 250 $ d'un programme fédéral visant à aider les contribuables moins nantis à payer le chauffage de leur résidence. De 1999 à 2010, lui et sa conjointe ont réclamé des remboursements de la TPS, un crédit d'impôt pour les particuliers et les familles à revenu faible ou modeste.

Ses fils ont également bénéficié de crédits d'impôt, selon les documents déposés en cour. Richard Cooper a réclamé un crédit d'impôt pour la rénovation domiciliaire de 9000 $ en 2009 et Marshall Cooper n'a payé que 3049 $ en impôt sur le revenu entre 2002 et 2011, tout en recevant des crédits d'impôt d'une valeur de 5420 $.

Pourtant, pendant la même période, les Cooper ont reçu secrètement des millions de dollars provenant leur société-écran de l'île de Man.

La tromperie faisait partie du plan

Le cabinet comptable KPMG à Vancouver où son controversé stratagème de l'île de Man a été conçu. Selon KPMG, 27 clients y ont eu recours. Source : Radio-Canada
Le cabinet comptable KPMG à Vancouver où son controversé stratagème de l'île de Man a été conçu. Selon KPMG, 27 clients y ont eu recours. Source : Radio-Canada
Selon un document déposé en cour, l'ARC a observé que « le mode de vie de Peter Cooper n'était pas conforme aux revenus qu'il a déclarés ». Les autorités fiscales ont découvert le stratagème conçu par KPMG lors d’une vérification des Cooper en 2010.

En plus d'avoir à rembourser des impôts et des intérêts, les Cooper se sont vu imposer en 2012 des pénalités de près de 4 millions de dollars pour ce que l'ARC a qualifié de « faute lourde ». L'agence a déclaré que le stratagème de KPMG était un « trompe-l'œil » ​​et que « la tromperie faisait partie du plan visant à ne pas déclarer de revenus au Canada ».

En dépit des pénalités considérables qu’on lui a imposées, la famille Cooper a continué à esquiver les impôts sans que les autorités fiscales s'en rendent compte.

« On s'attendait à ce qu'ils soient en conformité après les avis de cotisation de 2012; cependant, selon leurs propres affirmations, ils ont choisi de ne pas l’être », a écrit l'ARC dans un rapport interne déposé à la Cour fédérale.

Les documents, obtenus par ''Enquête'' et ''The Fifth Estate'', montrent que la famille Cooper a finalement admis en 2015 qu'elle avait continué à ne pas déclarer des centaines de milliers de dollars en revenus de placement entre 2011 et 2014.

L'aveu des Cooper est survenu peu de temps après que la famille eut cessé d’être représentée par un avocat de KPMG.

André Lareau lors d'un tournage de l'émission Enquête à l'Ile de Man, en 2015, au sujet de l'affaire de KPMG. Source : Radio-Canada
André Lareau lors d'un tournage de l'émission Enquête à l'Ile de Man, en 2015, au sujet de l'affaire de KPMG. Source : Radio-Canada
« C’est tellement gros d’avoir, par la suite, continué à ne pas déclarer leurs revenus », estime André Lareau, professeur de droit fiscal à l’Université Laval. « Ce sont des gens qui vivent dans un monde parallèle où ils se balancent des règles et de la communauté dans laquelle ils vivent », dit-il.

La famille Cooper a réclamé une amnistie fiscale

La famille Cooper est passée aux aveux dans l'espoir de se qualifier pour le Programme des divulgations volontaires, selon les documents de l’ARC déposés à la Cour fédérale. Ce programme offre un allègement des pénalités aux contribuables qui approchent l’agence de leur propre gré, déclarent des revenus non déclarés auparavant et acceptent de payer leurs impôts.

Mais l'ARC a rejeté la demande des Cooper, déclarant qu'il n'y avait rien de volontaire dans leurs démarches, puisqu'ils faisaient déjà l'objet d'une vérification concernant le stratagème de l'île de Man.

La famille Cooper a fait appel de cette décision de l’ARC devant la Cour fédérale, puis a abandonné les procédures, favorisant plutôt des négociations devant la Cour canadienne de l’impôt.

En 2019, l’ARC a conclu une entente à l'amiable avec les Cooper dont les détails sont confidentiels, y compris s’il y a eu allègement des pénalités ou non.

L'agence dit qu'elle ne divulgue pas d’information au sujet de cas particuliers.
Les membres de la famille Cooper et leur avocat ont refusé nos récentes demandes d'interview. Le père, Peter Cooper, est décédé en 2016.

KPMG n'a pas répondu à nos questions au sujet des conseils qu'il a fournis aux Cooper après que l'ARC a découvert le stratagème de l'île de Man, invoquant son devoir de confidentialité.

Dans une réponse envoyée par courriel, le cabinet comptable déclare que son plan « était conforme à toutes les lois fiscales applicables » et avait été examiné par un cabinet d'avocats au Canada et par un autre sur l'île de Man avant d'être mis en œuvre. KPMG a également déclaré que l'ARC règle la « grande majorité » des dossiers fiscaux à l'amiable.

Le professeur Lareau déplore que l’ARC ait décidé de conclure une entente dans une cause aussi importante. « C’était le dossier parfait pour aller au tribunal. Il aurait dû y avoir un procès, tant pour les contribuables en cause que pour le cabinet comptable », dit-il.

KPMG recevait un pourcentage des impôts éludés, selon l'ARC

Greg Weibe, lors des audiences du comité de finances à Ottawa en 2016. Source : Radio-Canada
Greg Weibe, lors des audiences du comité de finances à Ottawa en 2016. Source : Radio-Canada
Lors des audiences du comité de finances à Ottawa en 2016, un des grands patrons de KPMG, Greg Weibe, a déclaré aux parlementaires que le cabinet comptable avait cessé de vendre son stratagème de l'île de Man en 2003.

« Nous avons conclu que ce stratagème ne convenait plus à notre organisation. [...] En 2003, nous avons jugé que nous n’étions plus disposés à l’utiliser », a-t-il déclaré aux parlementaires.

Greg Wiebe a aussi affirmé aux députés que KPMG avait facturé à chaque client 100 000 $ pour « mettre en œuvre » la structure de KPMG sur l'île de Man. « Ce sont des frais fixes pour la mise en œuvre. Il n'y avait pas d'honoraires conditionnels », a-t-il dit.

KPMG a toutefois continué à tirer profit de son stratagème bien au-delà de 2003, selon des documents déposés à la Cour fédérale dans l'affaire Cooper.

L’agence affirme que KPMG percevait des frais annuels, basés sur le montant des impôts éludés. « KPMG a perçu des honoraires concernant la structure [de l'île de Man] des Cooper de 2002 à 2008 d'environ 300 000 $ – les frais étant basés sur les réductions d'impôt annuelles des Cooper », a soutenu l'ARC dans une lettre envoyée à KPMG en 2012.

Dans sa réponse à l’agence, KPMG a confirmé qu'il y avait des frais supplémentaires au-delà des coûts de mise en œuvre initiaux de 100 000 $. Dans un document de juin 2012 signé par l’avocat de KPMG, Mark Meredith, le cabinet comptable précise que ces frais couvraient des conseils « de placement » et des « conseils d'entretien de la structure » de la société-écran des Cooper.

Le mois dernier, la directrice de la fiscalité chez KPMG, Lucy Iacovelli, a également témoigné devant le comité des finances à Ottawa concernant le stratagème de l'île de Man.

La directrice de la fiscalité chez KPMG, Lucy Iacovelli, lors de son témoignage le mois dernier devant le comité des finances à Ottawa. Source : Radio-Canada
La directrice de la fiscalité chez KPMG, Lucy Iacovelli, lors de son témoignage le mois dernier devant le comité des finances à Ottawa. Source : Radio-Canada
« La dernière fois que nous l'avons offert, c'était en 2003 », a-t-elle témoigné. « Nous n'avons pas géré ces structures après ça ».

Par courriel, KPMG a réitéré cette semaine qu’il n'y avait pas eu d'autres « mises en œuvre » de son plan depuis 2003, à part « une mise en œuvre supplémentaire en 2007 » dont KPMG ne divulgue aucun détail.

CBC/Radio-Canada a identifié au registre des entreprises de l'île de Man deux sociétés incorporées en 2009, Semanque et Carluc, dont les attributs sont similaires à ceux de la société-écran des Cooper. KPMG n’a pas voulu confirmer si ces deux sociétés sont celles liées à cette « mise en œuvre supplémentaire ».

En plus de la société-écran des Cooper, plusieurs autres sociétés-écrans de KPMG sur l'île de Man sont restées actives bien des années après que les autorités fiscales eurent détecté le stratagème en 2010. Une société, appelée Parrhesia, n’a été officiellement dissoute qu’en mars dernier.

Lors des audiences du comité des finances à Ottawa le mois dernier, Lucy Iacovelli de KPMG s’est fait questionner au sujet de Parrhesia par le député du NPD Peter Julien.

« Elle a été dissoute (...) le 24 mars 2021, trois semaines à peine après les révélations de ''The Fifth Estate'' et d'''Enquête'' », a-t-il dit. « Comment KPMG peut-elle prétendre qu'elle n'offrait pas (le stratagème de l’île de Man) après 2003, alors que le registre des entreprises dit très clairement que ce n'est qu'après la diffusion de ces deux émissions que la société a été dissoute? », a-t-il demandé.

La représentante de KPMG a répondu n’avoir aucune information sur cette société. « Malheureusement, je ne peux pas parler de Parrhesia. Je ne suis pas au courant de cela. (...) Vous comprendrez que s'il s'agit d'un client, je ne peux pas fournir de renseignements concernant les dossiers des clients », a-t-elle dit.




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