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Le gouvernement des juges

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Paul-étienne Rainville

2009-10-26 11:17:00

L'invalidation de la loi 104 en vertu de l'article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés concernant le droit à l'instruction dans la langue de la minorité n'est certainement pas le premier accroc fait à la Charte de la langue française par la Cour suprême du Canada.

En effet, dès 1980, la Cour suprême déclarait inconstitutionnel l'article de la Charte de la langue française établissant le français comme langue de la législation et de la justice au Québec. Quatre ans plus tard, en juillet 1984, elle invalidait les articles 72 et 73 de la loi 101 concernant l'enseignement en langue anglaise au Québec, toujours en vertu de l'article 23 de la Charte canadienne. En 1988, dans la célèbre affaire Ford, elle se prononçait encore sur l'inconstitutionnalité, en vertu de la Charte des droits et libertés (cette fois, il s'agissait de l'alinéa 2b), des dispositions de la loi 101 portant sur la langue d'affichage et les raisons sociales au Québec.

L'invalidation de la loi 104 s'inscrit donc dans une série de jugements qui apparaît comme un processus plus ou moins délibéré de la part de la plus haute instance judiciaire au pays de déconstruire, brique par brique, les fondements mêmes de la politique linguistique québécoise.

Accroc

Toutefois, au-delà du fait qu'il remette à l'ordre du jour le débat sur la protection de la langue française au Québec, le jugement concernant la loi 104 est à mon avis l'illustration d'un phénomène beaucoup plus large qui constitue désormais une menace réelle pour notre démocratie, au Québec comme au Canada; celle du gouvernement des juges!

En effet, la question que l'on doit se poser à la suite de ce jugement est simple et sans appel: comment peut-on justifier politiquement, voire moralement, qu'une législation adoptée à l'unanimité par un gouvernement provincial démocratiquement élu, et qui agit dans le cadre de ses prérogatives garanties par la Constitution, soit invalidée par sept juges nommés et qui occupent leurs fonctions à titre inamovible, c'est-à-dire à vie?

Par quel processus historique en sommes-nous arrivés à accepter un tel accroc aux principes fondamentaux de notre démocratie, d'autant plus que le Québec n'a jamais accepté de signer la Constitution, ni la charte de 1982, documents juridiques sur lesquels s'appuient les décisions de la Cour suprême du Canada. Voilà, à mon avis, le principal débat soulevé par l'invalidation de la loi 104 par la Cour suprême.

La judiciarisation du politique

Pour expliquer l'importance grandissante du pouvoir des instances judiciaires au pays, certains ont parlé de «judiciarisation du politique». Ce concept, s'il paraît compliqué à première vue, traduit un phénomène fondamental de l'histoire juridique canadienne: la tendance lourde à accorder une importance grandissante aux juges et aux juridictions judiciaires quant à la création des normes et des droits, et ce, au détriment des gouvernements démocratiquement élus.

Historiquement, cette forme de judiciarisation a permis à plusieurs minorités au Canada de faire valoir leurs revendications devant les différentes instances judiciaires du pays... voilà qui est louable!

Toutefois, dans le cas qui nous occupe, cette judiciarisation pose directement la question de la capacité de l'État québécois à gérer ses propres politiques en matière linguistique et, par extension, son aptitude à assurer la pérennité d'une composante essentielle de sa propre identité.

Cette problématique ne concerne d'ailleurs pas simplement la langue d'éducation au Québec; le même phénomène a été mis en lumière au moment du débat sur les accommodements raisonnables. On a alors pu observer le pouvoir disproportionné accordé à la Cour suprême du Canada en matière de gestion de la diversité culturelle et religieuse.

Pouvoir des élus

On peut légitimement se demander ce qui adviendrait si le gouvernement québécois décidait d'adopter, comme le proposent certains acteurs sociaux au Québec, une charte québécoise de la laïcité (ou n'importe quelle autre loi concernant la question de la laïcité). Sans vouloir être faux prophète, il est presque certain qu'une telle charte, comme celle de la langue française, donnerait lieu à des recours judiciaires qui permettraient, encore une fois, à la Cour suprême du Canada d'invalider, par tranches successives, les dispositions d'une telle charte...

La question qui se pose alors est la suivante: quel est le réel pouvoir des représentants élus au parlement du Québec par rapport à celui des juges de la Cour suprême quant à la mise en place de son modèle d'intégration des populations issues de l'immigration et de gestion de la diversité culturelle et linguistique?

Combien de décisions judiciaires devront encore être prises avant de voir ce débat fondamental soulevé sur la place publique? Quand le gouvernement québécois aura-t-il le courage de rouvrir le débat sur la Constitution canadienne, rapatriée sans son consentement, à défaut d'affirmer enfin sa souveraineté politique?

La tour de Pise

Dans une entrevue accordée en 1959 au journaliste Pierre Laporte, Maurice Duplessis lançait la phrase suivante, qui est encore étrangement d'actualité: «La Cour suprême du Canada est comme la tour de Pise, elle penche toujours du même côté...»

Au-delà du débat sur le «côté» où penche la Cour suprême, on constate que celui-ci n'est pas nouveau. Un demi-siècle plus tard, il est d'ailleurs loin d'être résolu... Pire, il semble relégué aux oubliettes!

Pour ma part, je considère que la controverse soulevée par l'invalidation de la loi 104 devrait être l'occasion privilégiée d'ouvrir un débat sur le réel pouvoir accordé à la Cour suprême du Canada et sur la légitimité démocratique d'un «gouvernement des juges».


Note: Ce texte a été publié dans l’édition du 26 octobre 2009 du Devoir. Il est reproduit ici avec l’autorisation de son auteur, ''Paul-Étienne Rainville'', Étudiant au doctorat en études québécoises à l'UQTR.
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12 commentaires

  1. Anonyme
    Anonyme
    il y a 14 ans
    D'une part
    D'une part, on ne peut pas remettre en question le rôle "politique" de la Cour suprême quand ça fait notre affaire et se taire quand, au contraire, l'intervention de la Cour est la bienvenue face à l'inaction de nos gouvernements (avortement, mariage gai, etc.)

    D'autre part, connaissez-vous le principe fondamental qu'est le principe de primauté du droit? Vous dîtes que si le Québec adopte une Charte de la laicité, on risque fort de la voir contestée et potentiellement invalidée par la Cour suprême. C'est la preuve flagrante que le principe primauté de droit est bien appliqué et atteint son objectif: la prévisibilité du droit.

    Si nous sommes en désaccord avec les décisions rendues par la CSC basée sur la Charte, c'est la Charte qu'il faut remettre en question puisque sur cette dernière nos élus ont tous les pouvoirs.

    Il y a bien sur toute la question du Québec qui n'a pas signé la Constitution, etc. mais c'est un débat politique et non pas un problème juridique à mon avis.

  2. Me
    Me
    >>>>>> D'autre part, connaissez-vous le principe fondamental qu'est le principe de primauté du droit?

    Faire usage d'une manière si pathétique à des questions rhétoriques est un exercice de style tellement con et dépassé...

  3. Anonyme
    Anonyme
    il y a 14 ans
    Brûlante
    Le gouvernement des juges est une question plutôt secondaire à mon avis.

    Le vraie problème ici, c'est que la C.S.C., qui rend de très bonnes décisions en général, n'a aucune crédibilité en ce qui concerne les questions linguistiques venant du Québec.

    1. Comme l'auteur le fait remarquer, le Québec n'a jamais signé la Charte canadienne des droits et libertés;
    2. 6 juges sur neuf ne viennent pas du Québec et sont anglophones;
    3. Tous les juges de la C.S.C. sont nommés par le fédéral via un processus discrétionnaire, dans un système qui, s'il n'enlève pas les qualités de juristes des prétendants, discrédite toute décision politique de ce genre.

    En fait, le même problème se pose pour l'ensemble des nominations des tribunaux. La plupart sont des nominations politiques. Le juge en chef de la C.A. lui-même a confirmer et approuver ce système de nomination pro fédéral. Comment croire un seul instant que les juges ne favorisent pas un système fédéral eux-mêmes.

    Le gouvernement ne devrait pas respecter ces décisions de la C.S.C..

  4. Me
    Me
    >>>>> d'autant plus que le Québec n'a jamais accepté de signer la Constitution, ni la charte de 1982, documents juridiques sur lesquels s'appuient les décisions de la Cour suprême du Canada



    Argument totalement imbécile qui revient trop souvent.

    La constitution de 1982 a été adoptée à la majorité légale. Le Québec y est donc impliqué. Autrement, c'est comme dire: puisque j'ai voté pour le PQ, les décisions du gouvernement Charest ne devraient pas s'appliquer à moi. Ridicule.

    Si légalement l'adoption de la constitution de la 1982 aurait requis la majorité absolue, vous auriez raison. En attendant, le Québec n'a pas à signer cette constitution. Ça ne donnerait rien de plus. On l'a et elle s'applique par le jeu de la majorité.

    • Anonyme
      Anonyme
      il y a 14 ans
      Re : Me
      La personne que vous critiquez discute de la "crédibilité" générale des décisions et non de leur application au Québec. L'analogie suivant serait donc plus appropriée : lorsqu'un parti récolte peu de voix, la légitimité des décisions qu'il prend peut être plus aisément remise en question.


      > >>>>> d'autant plus que le Québec n'a jamais accepté de signer la Constitution, ni la charte de 1982, documents juridiques sur lesquels s'appuient les décisions de la Cour suprême du Canada
      >
      >
      >
      > Argument totalement imbécile qui revient trop souvent.
      >
      > La constitution de 1982 a été adoptée à la majorité légale. Le Québec y est donc impliqué. Autrement, c'est comme dire: puisque j'ai voté pour le PQ, les décisions du gouvernement Charest ne devraient pas s'appliquer à moi. Ridicule.
      >
      > Si légalement l'adoption de la constitution de la 1982 aurait requis la majorité absolue, vous auriez raison. En attendant, le Québec n'a pas à signer cette constitution. Ça ne donnerait rien de plus. On l'a et elle s'applique par le jeu de la majorité.

  5. Me
    Me
    La Loi constitutionnelle de 1982 a justement été adoptée à beaucoup de voix et non peu.

  6. Me
    Me
    >>>> 2. 6 juges sur neuf ne viennent pas du Québec et sont anglophones;

    Faux. "Anglophone" est fallacieux. Ils sont bien évidemment d'origine anglophone, mais tous sont bilingues. Dans l'ancienne "batch" tous l'étaient, même que un des six hors-Québec était à l'origine franco (Bastarache). Dans la batch présente, seulement un est semi-bilingue (Rothstein). Bref, "bilingues" me semble plus exact que "anglophones".

    Si vous tenez à votre "anglophones" alors il faudrait peut-être mentionner que Fish l'est aussi, si on se borne à ce qualificatif.

    • Anonyme
      Anonyme
      il y a 14 ans
      Re : Me
      > Si vous tenez à votre "anglophones" alors il faudrait peut-être mentionner que Fish l'est aussi, si on se borne à ce qualificatif.

      Tout à fait, je fais davantage référence à leur culture qu'aux faits qu'ils soient bilingues. Dans ce genre de décisions politiques, la culture (anglophone, francophone) a, à mon sens, un impact beaucoup plus fort. Mais comme dit plus haut, l'exercice lui-même est déjà teinté par un système de nomination pro fédéral (décision unanime ...).

      Quant à la composition actuelle de la Cour, je faisais davantage référence à la moyenne qu'à l'exacte provenance de tout un chacun présentement. Un franco-ontarien ici, un unilingue anglo là et un anglo-québécois plus loin, ce n'est pas ça qui fera une grosse différence au bout du compte.

  7. Anonyme
    Anonyme
    il y a 14 ans
    Re: Me
    "Tous sont bilingues"

    Avec ce commentaire, c'est Me qui remporte la palme de la joke de la journée !

    Ils sont peut-être tous bilingue pour la lecture, mais aller les voirs entendre des causes en français et vous m'en donnerez des nouvelles !

    Pour paraphraser Bob Gratton, il y a une différence entre être bilingue et être fluent !

  8. JubyDuk
    JubyDuk
    il y a 14 ans
    Re : D'une part
    > D'une part, on ne peut pas remettre en question le rôle "politique" de la Cour suprême quand ça fait notre affaire et se taire quand, au contraire, l'intervention de la Cour est la bienvenue face à l'inaction de nos gouvernements (avortement, mariage gai, etc.)

    Les politiciens peuvent mal se plaindre, mais les citoyens le peuvent.

    Le problème est moins la constitution et la CSC, mais plus particulièrement le test de proportionalité développé dans l'arrêt Oakes: ce banc de la CSC s'est déclaré dictateur-maître-législateur-au-diable-la-constitution.

    Et pas juste des questions politiques qui concernent le Québec. Dans l'affaire des certificats de sécurité la CSC a ré-écrit la loi comme l'arrêt Oakes lui permet de faire.

    Faut pas changer la constitution, faut renverser l'arrêt Oakes! "La constitution est un arbre vivant" et la population ne veut pas des juges non-élus qui légifèrent à la place des parlementaires.

  9. Me
    Me
    C'est un tribunal d,appel. On les inonde de mémoires. L'audience est un petit show traditionnaliste maintenu pour la galerie, c'est pas vraiment là que les choses se passent mais bien dans la présentation que les clerks font des mémoires aux juges.

  10. Clerc
    Re: Me
    C'est en partie faux. Je suis clerc à la CSC en ce moment, et pas plus tard que la semaine passée, j'ai été témoin d'un changement de cap radical de la part de mon/ma juge. Alors qu'il/elle est entré(e) à l'audience convaincu(e) par les arguments écrits d'un côté, il/elle en est sorti(e) avec l'opinion contraire, grâce à l'éloquence de certains avocats. Mon avis sur la question a eu bien peu d'impact, croyez-moi. Les juges sont bien en mesure de peser le pour et le contre par eux-mêmes.

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