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La justice en déroute dans le nord du Québec

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Radio -canada

2022-02-24 14:15:00

Chaque année, un adulte sur six est judiciarisé au Nunavik, ce qui engorge un appareil de justice débordé et contesté au sein de la communauté inuit.

Laurent Rivest, avocat de la défense. Source: Radio-Canada
Laurent Rivest, avocat de la défense. Source: Radio-Canada
Les juges de la Cour du Québec en ont assez.

Assez de siéger dans des locaux vétustes et malpropres. Assez de la toilette qui coule au milieu d’une salle d'audience. Assez de se sentir vulnérables en marchant parmi le public. Assez de voir des avocats incapables de parler à leurs clients en privé.

L’an dernier, la Cour du Québec a amorcé un boycottage de trois des neuf communautés du Nunavik où elle siège de manière itinérante.

Selon une lettre obtenue par Radio-Canada, les juges refusent de voyager vers ces villages tant et aussi longtemps que les installations ne sont pas remises à niveau et qu’ils ne peuvent s’y sentir en sécurité.

« Les enjeux en cause dépassent largement le confort et la commodité; ils concernent plutôt la sécurité, le respect des droits des justiciables, une utilisation efficace des ressources judiciaires ainsi que « l’image » de la justice », indique une lettre du 17 février 2021 de Lucie Rondeau, juge en chef de la Cour du Québec, adressée au ministère de la Justice.

La décision de la Cour du Québec est emblématique de l’état de crise dans lequel est plongée la justice au Nunavik.

Depuis des années, l’appareil judiciaire prend de l’ampleur dans le nord du Québec. Le nombre de semaines de cour est à la hausse, de nouveaux juges sont nommés, de jeunes procureurs y lancent leur carrière.

Malgré tout, le système n’arrive plus à gérer adéquatement les centaines de dossiers des Inuit qui sont judiciarisés chaque année, affirment plusieurs intervenants impliqués directement dans le système.

Selon ce qu’a découvert Enquête, la croissance actuelle du système n’est tout simplement plus soutenable aux yeux de plusieurs acteurs clés. L’appareil judiciaire est au bord de la crise, et les fondements mêmes de la justice au sein des populations inuit du Québec sont remis en cause.

Aux yeux des Inuit, qui composent 90 % de la population du Nunavik, la situation ne fera qu’empirer tant que la “justice des Blancs” ne sera pas remplacée par un système adapté à leur culture et à leurs traditions.

« Je crois que nous devrions avoir notre propre système en place, que nous pourrons gérer nous-mêmes », lance Pita Aatimi, le président de la Société Makivik.

Face à la crise, le gouvernement du Québec a récemment commandé un rapport sur la situation, disant chercher des solutions qui n’aboutiront pas sur des tablettes.

Jean-Pierre Larose, chef de police, Service de police du Nunavik. Source: Radio-Canada
Jean-Pierre Larose, chef de police, Service de police du Nunavik. Source: Radio-Canada
Extrême judiciarisation

Les statistiques sur la judiciarisation au Nunavik sont sans commune mesure au Québec.

Il y a en moyenne 1400 adultes qui sont accusés chaque année par le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP), selon les données obtenues par Radio-Canada.

Avec 9000 adultes dans la région, c’est près d’un adulte sur six qui est judiciarisé chaque année.

À l’échelle provinciale, un tel taux de judiciarisation mènerait 1 million d’adultes québécois devant un juge pour une infraction criminelle. En fait, ils sont plutôt 55 000 à être judiciarisés annuellement.

Les Inuit se démarquent non seulement de la population générale du Québec, mais aussi des membres des autres communautés autochtones de la province.

Une récente étude de l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques montre que le pourcentage de la population autochtone admise en détention en 2019-2020 est de 1,4 %. Chez les Inuit, ce pourcentage atteint 8 %.

De graves problèmes sociaux, dont la pauvreté et le manque criant de logements, comptent parmi les causes de cette forte judiciarisation de la population, selon plusieurs intervenants.

Nous devons avoir plus de pouvoirs pour résoudre les problèmes qui nous affligent plutôt que de tomber entre les mailles d’un système qui ne fait pas partie de notre culture, lance Jeannie May, une résidente de Kuujjuaq.

La dure semaine de la cour itinérante

L’équipe d’Enquête est sur place à Kuujjuaq quand la cour itinérante arrive par voie aérienne au début d'octobre.

La tâche, comme toujours, s’annonce lourde pour les procureurs, avocats de la défense, interprètes et autres membres de la cour qui débarquent d’Amos ou de Montréal. Sous la gouverne de la juge Anne-Marie Jacques, la cour cherche à faire progresser les causes des 160 individus inscrits au rôle.

Très rapidement, toutefois, il devient apparent que le système n’y arrivera pas. Et on comprend vite pourquoi la cour itinérante a hérité du surnom peu flatteur de « cirque volant ».

Le cas d’un accusé que nous appellerons Tommy représente bien les problèmes que vivent plusieurs Inuit au sein du système de justice.

Étant donné qu’il n’y a pas de lieu de détention au Nunavik, celui-ci était incarcéré depuis trois mois à 1400 km au sud, à Saint-Jérôme, dans les Laurentides, en attente de son procès pour voies de fait.

Les procès par vidéoconférence se sont multipliés durant la pandémie, mais ils sont souvent perturbés par la faiblesse de la bande passante au Nunavik. Tommy a donc choisi d’être présent à Kuujjuaq pour faire face à la justice en personne.

Toutefois, les autorités carcérales ont préparé le mauvais prévenu pour ce voyage, ayant confondu Tommy avec un autre détenu portant le même nom, qui est incarcéré, celui-là, à Amos.

Les responsables du transport des détenus ont compris leur erreur trop tard. En toute hâte, Tommy a été transféré de Saint-Jérôme à Amos, où il est arrivé au milieu de la nuit, avant d’être placé sur un vol à destination de Kuujjuaq le mardi matin.

Tommy n’était pas au bout de ses peines. Une fois arrivé, il a appris que la cour n’avait finalement pas le temps de traiter son dossier cette semaine-là. Le problème, c’est que la juge Anne-Marie Jacques ne siège pas régulièrement à la cour itinérante et elle ne voulait pas commencer à entendre une cause qu’elle ne pourrait suivre jusqu’au bout.

« Je ne suis pas pour faire un voyage juste pour ça, ça n’a aucun sens », lance-t-elle dans la salle d'audience.

Le mercredi matin, elle a donc annoncé à Tommy qu’il allait poursuivre sa détention dans le sud pour trois autres mois, en attente de sa prochaine date prévue de comparution.

« Il a exprimé son désarroi, sa déception », raconte son avocate sur place, Léa Febbraro. « Déjà, c'est fatigant de faire tout ce trajet pour venir jusqu'ici quand on est détenu. L'idée, c'était d'avancer le plus vite possible, alors c'est sûr que c'est décevant. »

Lors de sa prochaine comparution, trois mois plus tard, la Couronne a retiré quatre des six chefs contre cet accusé. Tommy a été condamné à une peine d'emprisonnement équivalente au temps déjà purgé, et a été libéré.

Joanie Marion, procureure aux poursuites criminelles et pénales. Source: Radio-Canada
Joanie Marion, procureure aux poursuites criminelles et pénales. Source: Radio-Canada
Une cour qui n’est plus à l’échelle humaine

La cour itinérante a connu d’autres difficultés au début d'octobre, cette fois-ci causées par la météo.

Comme c’est souvent le cas dans le nord, deux vols en provenance de la communauté de Kangiqsujuaq ont été annulés à cause de grands vents. Des dizaines de victimes, de témoins et d’accusés qui s’étaient préparés pour ce voyage ont dû rester chez eux, quitte à réessayer quelques semaines plus tard.

« Comme vous avez pu voir, la semaine de cour s'est un peu écroulée comme un château de cartes », décrit un des avocats de la défense, Laurent Rivest.

Ces délais et problèmes logistiques – qu’ils soient causés par la nature ou des erreurs humaines – sont au cœur des récriminations des Inuit auprès du système de justice.

Une des sources du problème, c’est que la cour itinérante remplit son horaire au maximum. Si certaines causes durent plus longtemps que le minimum prévu, la cour doit remettre d’autres causes au lendemain... ou à son prochain passage.

Il n’est donc pas rare de voir des accusés ou des témoins faire de longs déplacements à la cour en provenance d’autres communautés, simplement pour apprendre que la cause est remise.

« On arrive ici et il peut y avoir jusqu'à 250 personnes qui vont se présenter devant la cour chaque semaine. C'est un volume qui est très, très gros à gérer », lance la procureure Joanie Marion en entrevue lors du passage de la cour itinérante à Kuujjuaq.

En 2020, la juge coordonnatrice pour le Nunavik à la Cour du Québec, Lucille Chabot, a demandé aux procureurs de réduire le nombre de causes à gérer par la cour itinérante.

« Le nombre de dossiers figurant actuellement sur les rôles de Kuujjuaq n’est plus à l’échelle humaine », a-t-elle lancé dans une note interne obtenue par Radio-Canada.

Les procureurs à bout de souffle

De nombreux procureurs aux poursuites criminelles et pénales sont au bout du rouleau.

Non seulement doivent-ils gérer une quantité impressionnante de dossiers, mais aussi les causes sont souvent tragiques et difficiles. De plus, les communications avec les victimes sont complexifiées par les problèmes logistiques, dont l’absence de téléphones dans plusieurs résidences.

La tâche est souvent trop lourde pour les procureurs qui sont affectés au nord, selon un sondage interne obtenu par Radio-Canada.

Seulement deux des 27 procureurs qui ont participé à cette étude ont affirmé être en mesure de s'acquitter de « l’ensemble de [leurs] obligations » en matière de préparation de dossier et de respect des obligations déontologiques.

« J’estime remplir mon obligation dans 50 % de mes dossiers d’agression sexuelle et dans moins de 10 % de mes dossiers de [violence conjugale] », a affirmé un procureur dans le cadre de l’étude commandée par l’Association des procureurs aux poursuites criminelles et pénales.

Le président de l’Association des procureurs, Guillaume Michaud, affirme que plusieurs de ses membres se sentent obligés de “couper les coins ronds” à cause du volume de dossiers dans le nord du Québec. Selon lui, la situation est indéniablement pire au Nunavik qu’ailleurs.

L’Association affirme que 14 procureurs ont quitté le bureau d’Amos depuis 2019, où une vingtaine de procureurs travaillent régulièrement à la cour itinérante.

« Un procureur devrait normalement assumer la responsabilité d’un dossier d’agression sexuelle ou de violence conjugale du début jusqu’à la fin, mais dans le nord, ça ne se fait pas », ajoute M. Michaud. « Les procureurs quittent, pour plusieurs, car ils n’en peuvent plus de donner un service de mauvaise qualité aux victimes. »

Face à un tel roulement de personnel, des procureurs avec seulement quelques mois d’expérience ont récemment été chargés de dossiers de voies de faits graves et de crimes sexuels. Ailleurs au Québec, des dossiers de ce genre auraient été octroyés à des collègues avec plus d’ancienneté, dit M. Michaud.

La procureure Joanie Marion nous a aussi dit que plusieurs de ses collègues basés en Abitibi ont souffert d’épuisement professionnel.

« On a à cœur que le système offre le meilleur service possible aux justiciables des communautés, donc c'est certain que ça fait en sorte qu’on va parfois le faire même au détriment de notre santé mentale », raconte-t-elle.

Le ministre de la Justice du Québec Simon Jolin-Barrette. Source: Radio-Canada
Le ministre de la Justice du Québec Simon Jolin-Barrette. Source: Radio-Canada
Le DPCP affirme être à la recherche constante de renforts pour son équipe d’Amos. De nouveaux postes sont en voie d’être pourvus, et des primes seront offertes aux procureurs qui viendront offrir un appui temporaire à partir d’avril.

De plus, le DPCP permettra aux procureurs de voyager au Nunavik hors des semaines de cour, pour leur donner plus de temps pour rencontrer victimes et témoins.

« On travaille vraiment sur des solutions pratiques pour épauler les procureurs en place ou les inciter à demeurer en région », explique Véronic Picard, procureure en chef au bureau du nord du Québec.

Les besoins augmentent, les services diminuent

Les infrastructures reliées au système de justice sont souvent défaillantes ou absentes au Nunavik.

La Convention de la Baie-James et du Nord québécois contenait une promesse de bâtir un centre de détention au Nunavik. Mais près de 50 ans plus tard, les détenus du Nunavik doivent encore être transférés vers le sud.

Dans la communauté de Puvirnituq, les six cellules de détention du poste de police peuvent encore accueillir jusqu’à une quarantaine de détenus à la fois. Il s’agit des mêmes conditions qui avaient pourtant été dénoncées en 2016 par la Protectrice du citoyen. Quant aux tentatives de remplacer ces installations, elles n’ont pas encore abouti.

Il y a déjà eu des procureurs installés en permanence à Kuujjuaq, mais ce poste a été aboli en 2018. Les services en matière de réhabilitation des prévenus sont aussi déficients, selon plusieurs intervenants, ce qui contribuerait à des taux de récidive élevés.

Le chef de police du Nunavik, Jean-Pierre Larose, dit qu'il peine parfois à comprendre la logique de l'intervention de l'État dans cette région.

« Quand je suis arrivé, il y avait des procureurs de la Couronne qui étaient ici en permanence. Ils ne sont plus ici. Il y avait l'aide juridique. Ils ont quitté également. On a besoin de services supplémentaires, mais on nous en enlève, paradoxalement », dit-il.

Un des rares succès au Nunavik, c'est le déménagement imminent du centre de réhabilitation de Kuujjuaq, nommé Isuarsivik, qui s'installera dans de locaux plus grands. Le projet, qui a pris plus d'une décennie à être réalisé, permettra aux participants de bénéficier de services adaptés à leurs besoins, près de chez eux.

Dans bien des cas, un passage à Isuarsivik fait partie du programme de réhabilitation d'une personne judiciarisée, ou vise à aider le participant à se tenir à l'écart du système judiciaire.

Le président du conseil d'administration, David Forrest, explique qu'Isuarsivik ne cherche pas à guérir une dépendance à l'alcool ou aux drogues, mais bien à traiter les conséquences de traumatismes intergénérationnels liés à des événements tels que l'abattage des chiens inuit, les pensionnats autochtones et la colonisation.

« Tout ce qui n'est pas fait en modération est habituellement un signe que quelqu'un cherche à médicamenter ses traumatismes, qu'il souffre d'une blessure à l'âme. Ici, on se concentre sur le traitement des traumatismes », affirme-t-il.

Pour pallier l'absence d'un centre de détention au Nunavik, le gouvernement a récemment mis sur pied un « pont aérien » entre les principales communautés du Nunavik et la prison d'Amos. Le but était d'éviter que les détenus passent par Montréal et fassent ensuite un périple de plus de 500 km en fourgon cellulaire jusqu'à Amos - un parcours qui incluait de nombreuses fouilles à nu des détenus.

« Depuis un an et demi, on a mis sur pied un pont aérien, c'est-à-dire qu'on nolise un avion toutes les semaines et on fait le transport de nos détenus », explique le chef de police Jean-Pierre Larose. « Je vous dirais que depuis le mois d'août [...] on a une recrudescence de détenus, et on doit ajouter un deuxième avion pour le transport. »

Quant aux installations qui ont fait l'objet d'une plainte l'an dernier par la Cour du Québec, des améliorations ont été apportées aux bâtiments par le ministère de la Justice, surtout en lien avec l'acoustique des lieux. Toutefois, une flambée de cas de COVID-19 au Nunavik à la fin de 2021 a freiné tous les déplacements de la cour itinérante vers ces communautés.

Aileen MacKinnon, gestionnaire de projet Saqijuq. Source: Radio-Canada
Aileen MacKinnon, gestionnaire de projet Saqijuq. Source: Radio-Canada
Réformer la justice du sud

En entrevue, le président de Makivik ne cache pas l'impatience et le sentiment de frustration qui l'habitent. Élu à ce poste en 2021, après avoir été PDG d'Air Inuit, M. Aatami croit que le système de justice contribue aux problèmes sociaux du Nunavik, plutôt que d'amener un sentiment de sécurité.

« La meilleure solution pour nous serait de prendre le contrôle du système de justice », dit-il. « En ce moment, on se sent comme si on était dans une garderie, sous le contrôle d'une autre culture qui est arrivée après nous, et qui a décidé qu'elle allait contrôler nos affaires. »

Il n'hésite pas à dire que les taux élevés de consommation d'alcool et de drogues parmi une tranche de la population contribuent à la surjudiciarisation. Selon lui, les Inuit s'adaptent encore à l'arrivée massive de l'alcool dans leurs communautés au milieu du siècle dernier, alors que les autres peuples du monde en utilisent depuis des siècles.

Mais avant tout, il souhaite que les problèmes sociaux soient traités autrement que par le système de justice du sud. La justice traditionnelle chez les Inuit est basée sur la réconciliation, la résolution rapide des conflits et le rôle de toute la communauté dans le rétablissement de l'harmonie sociale.

À cause du côté punitif de la justice québécoise, M. Aatami avance que trop d'Inuit sont pris avec un dossier criminel et ne peuvent ainsi obtenir des emplois au sein d'organismes publics. Et lorsqu'ils sont envoyés en détention au sud, leurs liens avec leur famille et leur communauté sont brisés, contribuant au cercle vicieux de la judiciarisation.

« Il y a une série de délais qui affectent profondément les gens qui sont visés par des accusations et qui peuvent durer trois ou quatre ans », affirme M. Aapati. « Le système doit s'adapter à la région, avec des infrastructures appropriées, et avoir des gens dans la communauté pour gérer le système au lieu d'avoir une cour itinérante qui cause tous ces délais. »

La solution, selon M. Aatami, passe aussi par une plus grande utilisation de ce qu'on appelle les comités de justice, qui sont déjà en place dans la plupart des communautés. Composés de membres de la population locale, ces comités aident à la réhabilitation des prévenus et peuvent même gérer des dossiers soumis par le DPCP.

Toutefois, il y a moins d'une centaine de dossiers transférés aux comités de justice par année. Selon plusieurs intervenants, ces comités sont sous-utilisés.

« Quand on réfère des dossiers [aux comités de justice], ça nous aide au niveau de la gestion du rôle, puisque quand ces dossiers-là sont référés, on n'a pas à les traiter de façon régulière », affirme l'avocat de la défense Laurent Rivest. « Et je trouve que c'est souvent des solutions qui sont plus appropriées pour les personnes qui sont dans le Grand Nord du Québec. »

La procureure Joanie Marion confirme que le DPCP est constamment à la recherche de solutions de rechange à la judiciarisation, mais que les procureurs doivent quand même respecter les ententes existantes avec les comités de justice.

« C'est certain que quand on regarde les dossiers, il y a une vaste majorité de nos dossiers sur les rôles qui ne sont pas référables [aux comités de justice], soit parce qu'on parle de violence conjugale ou parce qu'on parle de crimes avec violence ou on parle d'individus avec des antécédents », explique-t-elle.

Makivik demande plus de financement gouvernemental pour que les comités de justice soient installés dans des bureaux modernes, avec plus d'employés permanents, pour que ceux-ci puissent mieux s'épauler.

À long terme, Makivik aimerait que le service de police du Nunavik puisse soumettre des dossiers directement aux divers comités de justice, sans passer par le DPCP.

Ces dossiers n'incluraient pas les infractions les plus graves, comme les meurtres ou les agressions violentes, mais pourraient comprendre des cas de conduites avec facultés affaiblies ou des causes de violence conjugale qui, pour l'instant, ne sont pas transférables.

Un ministre à convaincre

En 2016, à la suite du dépôt d'un rapport de la Protectrice du citoyen sur les conditions de détention au Nunavik, Simon Jolin-Barrette s'était fait cinglant. Alors député de l'opposition, il avait dénoncé le fait que « dans le Nord, c'est un goulag. C'est deux poids, deux mesures. On attribue un statut de seconde zone aux citoyens du Nunavik, et c'est inacceptable », disait-il.

Maintenant ministre de la Justice du Québec, M. Jolin-Barrette a hérité du lourd mandat de faire fonctionner l'appareil judiciaire du Nunavik.

Victor Chauvelot, un avocat qui participe à ces deux causes. Source: LinkedIn
Victor Chauvelot, un avocat qui participe à ces deux causes. Source: LinkedIn
« Ça sera toujours plus difficile dans le nord d'avoir la même chose qu'au palais de justice de Montréal, mais ça ne veut pas dire parce que c'est plus difficile qu'on ne doit pas faire tous les efforts pour donner la même qualité de justice partout à travers le Québec », dit-il.

En octobre, quelques semaines après le passage d'Enquête à Kuujjuaq, M.Jolin-Barrette a nommé un rapporteur spécial pour trouver des solutions aux problèmes dans cette région. Pour ce travail, il a choisi Jean-Claude Latraverse, un ancien procureur qui a déjà été basé au Nunavik. Ce rapport devrait être terminé au printemps.

Je veux un rapport qui est concret, explique M. Jolin-Barrette. C'est ce que j'ai dit à Me Latraverse : « Arrivez-moi avec des solutions pratico-pratiques qui vont être réalisables, qui ne seront pas du pelletage de nuages, et qui vont nous permettre vraiment d’avancer".

M. Jolin-Barrette se dit conscient que l'adhésion au système de justice parmi les Inuit est un enjeu important. C'est pour cela qu'il est ouvert à l'idée de collaborer davantage avec les comités de justice.

On a à travailler pour faire en sorte que la justice, le système de justice, ne soit pas perçue comme un système de justice de Blancs qui vient dans le Nord pour imposer un système de justice de Blancs, affirme le ministre de la Justice.

Mais M. Jolin-Barrette se fait clair : le gouvernement du Québec n'est pas prêt à transférer tout le contrôle sur le système de justice aux Inuit.

« Je suis ouvert à des modalités qui vont faire en sorte de pouvoir adapter le système de justice. Mais sur le fait de déléguer ces pouvoirs-là, il faut juste faire attention pour être certain que la justice sur le territoire québécois s'applique de la même façon. [...] Oui, dans différentes communautés, il y a des mesures d'adaptabilité qui peuvent être faites, mais il ne faut jamais oublier que sur le territoire québécois, c'est le rôle de l'État québécois de venir administrer la justice. »

Des problèmes uniques au Nunavik

Plusieurs avocats de la défense dénoncent l'absence au Nunavik de mesures judiciaires qui sont pourtant disponibles à peu près partout ailleurs au Québec.

Par exemple, la possibilité de purger des peines de manière discontinues n'existe pas dans le Nord, à cause de l'absence d'un lieu reconnu de détention.

Au lieu de purger des peines les fins de semaine dans un lieu supervisé - ce qui les aide à garder un emploi et de continuer à supporter leur famille - les prisonniers du Nunavik sont incarcérés à Saint-Jérôme et Amos, pour les hommes, et à Laval pour les femmes.

Les antidémarreurs éthylométriques sont quasi inexistants au Nunavik. Ailleurs au Québec, ces dispositifs permettent fréquemment aux gens de garder leur permis de conduire après une condamnation pour conduite avec facultés affaiblies.

Deux actions collectives ont été lancées contre le gouvernement du Québec pour tenter de faire valoir les droits des résidents du Nunavik.

Dans le premier cas, il s'agissait de demander qu'ils aient toujours accès à une enquête sur remise en liberté dans les 72 heures suivant le dépôt d'accusations, comme exigé par le Code criminel. Les enquêtes sur le cautionnement se déroulent plus fréquemment dans les délais minimums depuis l'instauration d'un système de visioconférence durant la pandémie de la COVID-19, mais ce ne sont pas encore tous les détenus dont les droits sont respectés à ce jour, selon plusieurs avocats de la défense.

Dans le deuxième cas, il s'agissait de demander que les victimes de violence du Nunavik bénéficient du même accès que les autres Québécois au régime d'indemnisation, connu sous l'acronyme IVAC. Selon l'action collective, les victimes d'actes criminels du Nunavik ont approximativement 40 fois moins de chances d'être indemnisées que celles qui résident ailleurs au Québec.

« Les actions collectives n'auraient même pas été envisageables si les Inuit avaient accès à la même justice que les gens du sud. La discrimination est au coeur des deux dossiers », affirme Victor Chauvelot, un avocat qui participe à ces deux causes.

« Faire tourner le vent »

En attendant des changements plus importants au système de justice, la communauté inuit travaille de concert avec le ministère de la Santé pour élaborer des programmes de déjudiciarisation.

À Puvirnituq, un projet nommé Saqijuq (« Faire tourner le vent », en Inuktitut) roule depuis peu au maximum de sa capacité. Ce programme vise à réduire le nombre d'interventions policières et à aider les prévenus à renouer avec les traditions inuit.

C'est ainsi qu'une « unité d'intervention mobile » patrouille dans les rues de Puvirnituq cinq soirs par semaine. Composée d'un travailleur social et d'un policier, l'unité vise à déjudiciariser les interventions, que ce soit en offrant des services médicaux à des gens en détresse psychologique ou trouvant des solutions paisibles à des situations tendues. Seulement 3 % de leurs interventions se terminent par la détention d'un individu - un chiffre bien plus bas que celui des interventions policières traditionnelles.

« Ils peuvent amener quelqu'un à l'hôpital ou à une autre maison, ou tout simplement parler à la personne. Ce programme a vraiment aidé à réduire le nombre de gens qui aboutissent en détention », explique Aileen MacKinnon, une ancienne chef de police du Nunavik qui gère maintenant Saqijuq.

« À Puvirnituq, je n'ai plus jamais de dossier avec une cliente qui était en état de détresse ou suicidaire, et qui finit avec un dossier de voie de fait police ou d'avoir résisté à son arrestation », raconte-t-elle.

Un autre volet du programme Saqijuq, c'est la prise en charge de personnes judiciarisées par une équipe d'éducateurs qui les amènent faire des activités traditionnelles sur le territoire. L'objectif est d'aider ces personnes à renouer avec les activités traditionnelles et à retrouver leur culture.

Un des éducateurs de Saqijuq, Aisa Surusilak, nous a expliqué que le programme connaît un succès indéniable auprès des participants. La pénurie de logements est endémique au Nunavik, et la surpopulation au sein des habitations existantes est largement vue comme un des éléments qui contribuent au taux élevé de criminalité.

« On les amène faire du camping, chasser, pêcher, et cela les aide à éviter les problèmes en ville. Au lieu de se tenir dans des logements encombrés, on les amène sur le territoire où c'est paisible », raconte-t-il. « Quand on revient le soir, [les participants] sont fatigués, donc ils ne sortent pas en soirée. Ils vont se coucher et le lendemain, ils sont prêts à ressortir. »

Les programmes de Saqijuq sont déjà en train d'être implantés dans trois autres communautés et devraient, à terme, être établis dans les quatorze communautés du nord.

« La prison ne fonctionne pas, c'est certain. Si les mêmes personnes y retournent, c'est que ça n'a pas d'effet dissuasif », explique Mme MacKinnon.

M. Aatami, président de la société Makivik, croit que la justice au Nunavik doit s'inscrire dans les traditions ancestrales et que les programmes de réhabilitation des personnes judiciarisées doivent s'appuyer sur un retour aux activités traditionnelles.

« Je suis Canadien, je suis Québécois, mais avant tout, je suis un Inuk. J'étais ici en premier et je veux être respecté pour qui nous sommes, et non pas être géré par des gens qui sont arrivés après nous et qui ont pris notre territoire », dit-il. « Si nous pouvons reprendre le contrôle, nous pourrons retrouver notre dignité. »
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2 commentaires

  1. Anonyme
    Anonyme
    il y a 2 ans
    Encore le spin gauchiste de Radio-Canada
    "un adulte sur six est judiciarisé au Nunavik, ce qui engorge un appareil de justice débordé et contesté au sein de la communauté inuit."


    Un adulte sur sux a-t-il posé des gestes l'exposant à une poursuite?


    Contesté par les 16.7% de la communauté qui fait face à des accusations?

  2. Anonyme
    Anonyme
    il y a 2 ans
    Commentaire insignifiant
    Le spin gauchiste de Radio-Canada ? C'est quoi le rapport exactement ? Ce sont les justiciables et les juges qui se plaignent. Un adulte sur six a-t-il posé des gestes l'exposant à une poursuite ? Aucune idée. C'est sans pertinence. On parle de problèmes sociaux et logistiques. Vous êtes pas capable de comprendre ça ? Si quelqu'un est en crise dans le grand nord et que la police l'arrête vous trouvez ça normal qu'il se retrouve en prison à St-Jérôme et qu'il doive prendre l'avion pour assister à son audience ? Vraiment tannant ce genre de commentaire. Ce sont des problèmes complexes. Critiquer et proposer des réponses simples c'est tout simplement stupide et insignifiant. Ce qui me dérange le plus c'est que ce genre de personne se pense intelligent.

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