Copie ou Transfert? La confusion

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Dominic Jaar

2010-06-15 11:15:00

La cour supérieure a récemment rendu une décision, dont on espère appel, dans l’ affaire Stadacona où elle a maintenu l’objection de la défenderesse à produire l’original électronique d’un document.

La décision est l’exemple parfait de la confusion qui règne actuellement au Québec dans le domaine de la preuve électronique – technologique, dis-je.

Les faits pertinents de cette requête sont résumés ainsi par le tribunal :

« (4) Au cours de l'interrogatoire après défense de M. Nessim Habashi [expert de la défenderesse], STADACONA demande la version électronique des échéanciers de travaux. Ces échéanciers lui ont déjà été fournis par KSH sur une (sic) disque compact (CD), et ce, en format PDF. STADACONA peut ainsi imprimer les échéanciers en question ou les consulter à l'écran d'un ordinateur muni du logiciel approprié.

(5) Ce que demande STADACONA c'est d'être à même d'utiliser le logiciel ou le même logiciel que KSH a utilisé pour consulter les différents échéanciers déjà reçus. Cela faciliterait grandement le travail de l'expert qu'elle a mandaté. De fait, c'est à la demande de cet expert que STADACONA s'adresse au Tribunal.

(6) Dans un format PDF, l'expert ne peut examiner les effets d'un changement à l'échéancier des travaux qu'induit sur les autres éléments de l'échéancier tel changement. L'expert ne pourra ainsi identifier « le chemin critique » dont fait référence M. Nessim Habashi dans son expertise. »

En d’autres mots, la défenderesse a communiqué à la demanderesse des impressions de documents électroniques et cette dernière requiert d’avoir accès aux « originaux ».

Analysons ce malheureux jugement et revoyons-le à l’aune de ma loi fétiche.

Qu’est-ce qu’un document

Commençons par mettre à sac la prétention de KSH à l’effet « qu'un fichier informatique n'est pas un document, mais bien un outil informatique, un programme informatique. C'est ce logiciel qui sert à produire l'échéancier sur support papier éventuellement. KSH n'est pas autorisée à transférer le logiciel qu'elle a utilisé sous licence. »

Un « fichier informatique » EST un document, technologique, en vertu de l’article 3 de la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information (« LCCJTI »), et ce bien qu’il puisse aussi être un outil informatique. Cette allégation est l’équivalent de prétendre qu’un document papier n’est pas un écrit, que c’est un papier qui porte de l’encre… Il est évident que l’un n’exclut pas l’autre.

Quant à la question de licence d’utilisation, la jurisprudence nord-américaine est à l’effet que la partie qui produit une preuve doit en fournir une qui soit accessible et intelligible. Pour ce faire, de nombreux jugements ont contraint une partie à fournir une licence de logiciel ou un accès à celui-ci pour analyse de la preuve divulguée.

Copie ou transfert?

Au soutien de son analyse, le juge cite l’article 398 C.p.c. qui énonce :

398. Après production de la défense, une partie peut, après avis de deux jours aux procureurs des autres parties, assigner à comparaître devant le juge ou le greffier, pour y être interrogé sur tous les faits se rapportant au litige ou pour donner communication et laisser prendre copie de tout écrit se rapportant au litige:

Or, la partie qu’il souligne est justement la raison pour laquelle le jugement est erroné. En effet, en vertu de l’article 17 de la LCCJTI, l’impression d’un document technologique est un « transfert », et non une copie, puisqu’elle vise « un support faisant appel à une technologie différente ». A contrario, une copie devrait donc être une reproduction du document source sur un support faisant appel à la même technologie. Par exemple, pour répondre à la notion de « copie », un document Word devrait être communiqué sur un support technologique comme une clé USB, un CD, un DVD ou un disque dur.

L’autre disposition que le juge cite au support de sa conclusion est l’article 9 de la LCCJTI qui édicte :

9. Des documents sur des supports différents ont la même valeur juridique s'ils comportent la même information, si l'intégrité de chacun d'eux est assurée et s'ils respectent tous deux les règles de droit qui les régissent.

Cet article aurait dû mener le tribunal à une conclusion contraire. En effet, le critère de l’intégrité, qu’on retrouve à l’article 6 de la LCCJTI, veut que celle-ci soit assurée, lorsque :

1) il est possible de vérifier que l'information n'en est pas altérée et
2) qu'elle est maintenue dans son intégralité, et
3) que le support qui porte cette information lui procure la stabilité et la pérennité voulue.

Quant au troisième critère, il est soumis à une présomption (art. 7 LCCJTI) qui n’a pas été repoussée. Par contre, comme nous l’avons maintes fois répété, l’impression d’un document technologique ne rencontre pas les exigences des 2 premiers critères. D’une part, il est impossible de vérifier que l’information n’est pas altérée. D’autre part, l’impression d’un document technologique ne permet pas de maintenir l’intégralité de ce dernier puisque, entre autres, il en purge les métadonnées et la majorité des informations qui, justement, permettraient d’en vérifier la non-altération…

Par ailleurs, et au risque de nous répéter, l‘impression d’un document technologique est un « transfert » au sens de la LCCJTI et pour que le document source puisse être détruit et remplacé par le document qui résulte du transfert, tout en conservant sa valeur juridique, le transfert doit être documenté de sorte qu'il puisse être démontré que le document résultant du transfert comporte la même information que le document source et que son intégrité est assurée. (Art. 17 al. 2 LCCJTI).

Ainsi, avec respect, et pour les motifs susdits, nous sommes d’avis que la conclusion suivante est erronée : « la valeur probante du support utilisé par KSH étant la même suivant la loi, le Tribunal conclut que KSH a permis à STADACONA de prendre copie de tout écrit. »

Pour terminer, Ledjit lance ce jour un concours (pour lequel une question arithmétique sera posée à l’éventuel vainqueur) : le premier jugement qui sera rendu en conformité avec la LCCJTI en ce qui a trait à l’imprimé, méritera à son auteur et à l’avocat de la partie qui l’aura mené à la bonne conclusion, une copie du jugement en question sur un CD en or!

Que les meilleurs gagnent!
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7 commentaires

  1. Cynik
    Cynik
    Comme toujours Me Jaar, vous êtes une référence en ce qui concerne la LCCJTI.

    Il y a effectivement une énorme différence entre un document en version électronique et un document en version papier lorsqu'on s'intéresse au document lui-même plutôt qu'à la seule information qu'il contient.

    Exemple banal: une feuille de calcul Excel ( .xls ).

    Bien que l'information à l'écran et le contenu imprimé sur papier soit identique peu importe le support, un transfert de l'électronique au papier ne permettrait pas de transférer les données "sous-jacentes" au document ( i.e.: les formules de calcul intégrées dans les cellules, par exemple - ainsi que les métadonnées ou les propriétés informatiques du fichier qui permettrait d'avoir un historique de ses altérations )

    Très bon article - encore une fois, votre réputation n'est plus à faire dans ce domaine!

    -Cyniquement vôtre
    (avec des propos candides pour une fois!)

  2. Anonyme
    Anonyme
    il y a 13 ans
    Re: Cynik
    Le Québec est à l'age de pierre comme d'habitude. Il serait temps que les tribunaux Québécois "allument".

    Ils ont fini par le faire dans certains cas, quand ils se sont rendu compte que les avocats d'affaires saisissaient les tribunaux de l'Ontario quand ils avaient le choix (ex: restructuration d'Air Canada), afin d'être sûr de ne pas être entendus par une juge de C.S. ayant pratiqué en droit de la famille.

    L'industrie des techno étant pas mal plus mobile que les insdustries de type "brick and mortar", elle va s'arranger pour éviter le Québec dès le départ.

  3. Anonyme
    Anonyme
    il y a 13 ans
    Anonyme
    en parlant de techno. je suis sur Mac (comme tout le bureau) et le nouveau site web du Barreau est à toutes fins pratiques inutilisable. même chose sur mon iPad. Suis-je seul? Quelq'un qui utilise un Mac pourrait-il vérifier et confirmer? merci.

    • Kali
      Kali
      > en parlant de techno. je suis sur Mac (comme tout le bureau) et le nouveau site web du Barreau est à toutes fins pratiques inutilisable. même chose sur mon iPad. Suis-je seul? Quelq'un qui utilise un Mac pourrait-il vérifier et confirmer? merci.

      Que ce soit sur Mac ou PC, le résultant est le même...horrible!

    • polaire
      polaire
      il y a 13 ans
      Re : Kali
      > > en parlant de techno. je suis sur Mac (comme tout le bureau) et le nouveau site web du Barreau est à toutes fins pratiques inutilisable. même chose sur mon iPad. Suis-je seul? Quelq'un qui utilise un Mac pourrait-il vérifier et confirmer? merci.
      >
      > Que ce soit sur Mac ou PC, le résultant est le même...horrible!

      En général ce problème est réglé en "rafraîchissant" son écran dans le fureteur.

  4. Paulette Giroux
    Paulette Giroux
    il y a 13 ans
    CD et format papier
    «La cour supérieure a récemment rendu une décision, dont on espère appel, dans l’ affaire Stadacona où elle a maintenu l’objection de la défenderesse à produire l’original électronique d’un document»

    Sauf le fait que mes doigts connaissent, les yeux fermés, les touches du clavier pour le reste je n’y connais rien (par Cynik : «Exemple banal: une feuille de calcul Excel ( .xls »), alors je serais mal placée pour donner mon avis sur le jugement rendu.

    Mais ça me rappelle un fait que j’ai vécu.

    Dans le dossier de la Cour supérieure, Montréal, numéro 500-05-041728-989, les requérants appuyaient leur requête, du 15 mai 1998, sur des écrits diffusés sur un site internet (le 7 mars 2001, au 59ième jour du procès la preuve a démontré que ce site appartenait à un tiers, qui n’était pas partie au litige) et ils produisaient le contenu dudit site internet sur support informatique, un CD coté R-15. Chacun des requérants produisait en format papier certains textes, contenus sur ledit CD, par lesquels, selon eux, ils étaient personnellement visés, mais il n’y avait pas la totalité du contenu du CD.

    Devant la Cour un CD n’a pas la même utilité qu’un document en format papier: j’ai donc tout imprimé moi-même. Le 7 mars 2001 (59ième jour du procès), l’avocate Chantale Chatelain s’est objectée à la production de la copie, en format papier, du contenu du CD.

    Je cite des extraits: (le Tribunal : Jacques Dufresne, j.c.s.)

    «LE TRIBUNAL
    Bon. Alors moi, à moins que vous me donniez une raison, maître Chatelain, pour reprendre le même préambule que vous, pourquoi la copie papier, si pour les intimés qui se défendent seuls le document peut leur être d'une utilité pour fins de référence au Tribunal en cours d'audience, si vous pouvez me donner une raison pourquoi ça serait inadmissible en preuve alors que je l'ai déjà sur un support informatique, pourquoi c'est inadmissible d'en donner une version papier et de donner une cote à ce document-là, une cote PG je comprends là, pour les pièces de madame Giroux. Ce que je vais faire, c'est ceci. Je vais vous
    donner l'occasion de vérifier si, parce que je pourrais comprendre toutefois que si les représentations que l'on fait, que ça correspond au cédérom en tous points avec les explications qui viennent d'être fournies par madame Giroux, je vais vous donner l'occasion de me dire plus tard en journée, et je vais attendre avant de prendre ma décision sur votre objection, je vais donc prendre l'objection sous réserve pour l'instant, s'il y avait des raisons substantielles qui militeraient en faveur de maintenir votre objection et de refuser la production sous document de papier là, sous format de papier, je vous entendrai à nouveau.» (transcription par M. André Boudreau, s.o. - 7 mars 2001 – p. 30 l. 1 à p. 31 l. 1)

    et, plus loin :

    «LE TRIBUNAL
    C'est-à-dire que la pertinence ne tient pas au format d'un document, mais à la pertinence du document lui-même. C'est-à-dire du contenu. Il est déjà établi que vous avez déposé en preuve, sous réserve, c'est là que je vous donnais l'opportunité de vérifier s'il y avait une coïncidence parfaite, ou c'était erroné; il est déjà en preuve que, si je me fie à ce qu'on me représente, que ça correspondrait à un support différent, de type papier, de ce qu'on retrouve sur une preuve sur support informatique. Vous allez me... Alors la pertinence là, avec beaucoup d'égard, ça n'a pas d'intérêt. Parce que la pertinence que vous adressez, ça n'est pas sur la production d'un élément en preuve, mais sur la forme de support d'un élément déjà en preuve, par conséquent déjà considéré comme pertinent. Alors moi, on ne fera pas la bataille des supports devant moi au¬jourd'hui. Si ça correspond sous forme papier à ce que vous avez déposé sous forme informatique, je vous le dis tout de suite, l'objection va être rejetée. À moins que, après vérification, vous m'indiquiez: monsieur le Juge, ça risque de vous induire en erreur parce qu'il n'y a pas correspondance. Là je verrai.» (transcription par M. André Boudreau, s.o. - 7 mars 2001 – p. 31 l. 20 à p. 32 l. 18)

    • Dominic Jaar
      Dominic Jaar
      il y a 13 ans
      Re : CD et format papier
      En fait, sans connaitre le fond de l'affaire, la décision sur objection que vous relatez me semble la bonne. Il s'agit d'une objection quant à la pertinence du document à l'égard duquel le juge conclut que le support n'a rien à voir avec la pertinence...

      Par ailleurs, la partie adverse aurait certes pu soulever une objection quant à l'intégrité de l'impression par rapport à l'"original" électronique. Par contre, pour ce faire, elle aurait dû en temps opportun souscrire un affidavit détaillé, à moins bien sûr que la preuve n'ait été produite pour la première fois lors de l'audience, [http://dominicjaar.blogspot.com/2008/07/contester-lauthenticite-de-sa-signature.html|comme cela arrive trop souvent].

      Dominic Jaar
      [http://ledjit.ca|Ledjit]

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