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Dix ans après l’affaire Éric contre Lola, la réforme se fait toujours attendre

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Radio -canada

2023-01-26 12:00:00

Dix ans après la défaite de Lola en Cour suprême face à Éric, qu'en est-il des droits des conjoints de fait?

Anne-France Goldwater, l'avocate de Lola dans cette cause. Source: Radio-Canada / Karine Mateu
Anne-France Goldwater, l'avocate de Lola dans cette cause. Source: Radio-Canada / Karine Mateu
Quelque 43 % des Québécois vivent en union libre, et pourtant, le droit familial tarde à s'adapter, malgré les promesses de réformes faites par Québec au lendemain de la victoire en Cour suprême d'Éric contre Lola, le 25 janvier 2013. Une situation qui n'est pas sans conséquences.

Les cas d'Anne et de Sophie (pseudonymes utilisés afin de protéger leur identité) l'illustrent bien. Après leurs séparations, toutes deux se sont retrouvées avec seulement quelques sacs de vêtements et deux enfants sous les bras. Selon elles, si elles avaient été mariées, tout aurait été différent.

« On était en couple depuis 13 ans et j'habitais dans la maison de mon conjoint », raconte Anne. « J'avais proposé de mettre mon nom sur la maison et j'avais même demandé un acte de vie commune, mais mon conjoint me disait que ce n'était pas nécessaire, que s'il arrivait quelque chose, je ne manquerais de rien, ni les enfants. Malheureusement, c'est le contraire qui s'est passé!»

« Pendant toutes ces années, je payais l'épicerie, l'électricité, les sorties, les vacances, tout le nécessaire pour les enfants. En fait, tout ce qui n'a pas de valeur lorsqu'on se sépare! »

Lors de sa séparation, elle a dû faire appel au tribunal pour pouvoir récupérer ses biens, puisqu'elle n'avait plus accès à la maison où elle habitait. « Ce n'était pas ma maison. Ça a pris des mois pour récupérer mes souvenirs, même les vêtements de mes enfants », déplore-t-elle.

Sophie, elle, était en couple depuis trois ans lorsqu'elle s'est séparée. « Si j'avais été mariée, cela aurait été mieux », dit-elle. « Parce que la seule chose que j'ai eue, c'est 20 minutes avec la police pour prendre quelques affaires et les vêtements de mes enfants. »

« La maison était à mon conjoint. Quand on a emménagé ensemble, j’étais en appartement. J’ai vendu tous mes meubles pour vivre à deux. Donc, quand je suis partie avec mes deux enfants, j’ai dû tout recommencer à zéro. Je n'avais même pas de jouets, pas d'assiettes, même pas une couchette pour ma fille, rien! » raconte la femme.

Aujourd'hui, elle a refait sa vie. Elle est en couple avec un nouveau conjoint, mais elle a tout entrepris pour ne pas se faire prendre à nouveau.
« Je me suis protégée. On a déjà tout réglé avec un notaire. Tous nos biens sont détaillés et partagés en cas de séparation. En plus, on va se marier, mais je ne voulais pas attendre. C’est pas quand on s'haït la face qu’il faut parler de ces choses-là. C’est quand ça va bien! »

Pour sa part, Anne, échaudée, est demeurée célibataire et ne souhaite pas être en couple sous peu. Elle croit cependant que le gouvernement du Québec doit changer la loi pour que ce type de situation ne se reproduise plus.

« Rien n'a changé! »

L'avocate Anne-France Goldwater, qui représentait Lola à l'époque, n'a rien oublié de son combat perdu en Cour suprême.

« J’ai pleuré toutes les larmes de mon corps », dit-elle dans son bureau du centre-ville de Montréal, se rappelant le moment où la Cour a tranché.

La Cour venait de confirmer la constitutionnalité du régime québécois des conjoints de fait, unique au Canada.

« Nous avons perdu parce que la cinquième juge, qui était notre juge en chef à l'époque, a décidé que même si la situation était discriminatoire, à cause de la spécificité du Québec, il fallait laisser le choix au gouvernement de redresser la situation », se souvient Anne-France Goldwater.

Encore aujourd’hui, l'avocate n’est pas d’accord avec l'argumentaire de cette juge et croit que faire confiance aux politiciens pour que ça change est illusoire, déplorant des discussions qui, selon elle, s'éternisent à Québec sans aboutir.

« Quand vous m'avez téléphoné pour me dire qu'il est temps de souligner les 10 ans de la décision de la Cour suprême, je me suis dit : Merde! Mais qu'est-ce que le gouvernement du Québec a fait depuis ce jugement? La réponse, c'est rien! Comme d'habitude, absolument rien! »

Pour faire bouger les choses, l'avocate est prête à retourner au combat. « Pourquoi toutes les autres provinces canadiennes supportent les conjoints de fait et pas le Québec? J’attends la cause qui fera qu’on retournera devant les tribunaux. Je ne vais pas lâcher avant d’être à ma retraite », assure-t-elle.

Alain Roy, professeur titulaire à la Faculté de droit de l'Université de Montréal. Source: Radio-Canada / Gracieuseté
Alain Roy, professeur titulaire à la Faculté de droit de l'Université de Montréal. Source: Radio-Canada / Gracieuseté
Des travaux en cours

Alain Roy, aujourd'hui conseiller spécial du ministre de la Justice Simon Jolin-Barrette pour la réforme du droit de la famille, croit, lui, contrairement à Me Goldwater, que beaucoup de choses ont été faites depuis 10 ans.

Le professeur titulaire à la Faculté de droit de l'Université de Montréal connaît bien Éric contre Lola, puisqu'il agissait alors comme expert du procureur général du Québec dans la cause. Si ce rôle semble le mettre en porte-à-faux, il affirme que cette victoire offrait, de fait, au législateur du Québec « un horizon dénué d'obstacles pour repenser le droit de la famille dans ses fondements ».

« Le procureur général et Éric, qui défendaient le même point de vue, ont gagné, mais ça ne voulait pas dire que ceux et celles qui se sont réjouis de la victoire n'espéraient pas une réforme. J'en suis la preuve vivante. »

« Après le jugement, le ministre de la Justice de l'époque, Bertrand Saint-Arnaud, a saisi la balle au bond et a constitué le comité consultatif sur le droit de la famille que j'ai présidé, rappelle-t-il. On en est arrivé à un rapport en 2015 qui a été reçu favorablement, mais le gouvernement Couillard l'a tabletté ».

Le changement de gouvernement a cependant changé la donne, assure Alain Roy.

« Lorsque la CAQ est arrivée au pouvoir, poursuit-il, il y a eu une volonté très ferme pour qu'on procède à la réforme. Il faut comprendre que l'ensemble du droit de la famille n'a pas été revu depuis les années 1980, donc ça a été divisé en deux : un volet filiation et un volet conjugalité, ça, c'est Éric et Lola. »

En juin 2022, le projet de loi sur la filiation a été adopté en partie, mais des articles y ont été exclus. Ils devront être réglés avant d'attaquer le volet sur les conjoints de fait, mais des propositions sont sur la table.

« Ce que l'on a proposé dans le rapport, c'est que le statut légal du couple ne devrait plus être la porte d'entrée du système. Ce qui devrait être à la base de l'application des droits et des obligations entre les conjoints, c'est le fait qu'ils aient ou non des enfants. Il pourrait y avoir une compensation pour les conjoints de fait, parce qu'ils sont parents. »

Le comité proposait aussi des changements pour les couples mariés sans enfant. « En union de fait, si vous n'avez pas d'enfant, si vous voulez des droits entre vous, faites un contrat, ça, ça ne change pas! Si vous voulez vous marier, on propose un régime juridique auquel vous pourriez vous soustraire à certains droits. Ça se peut que vous vouliez vous marier pour des raisons culturelles et religieuses, mais sans vouloir tout partager », nuance-t-il.

Depuis le dépôt du rapport en 2015, le conseiller du ministre a même fait un pas de plus dans sa réflexion.

« Moi, je suis un autonomiste. Je suis pour l'autonomie de la volonté et la liberté contractuelle, mais je penche maintenant pour un partage de biens automatique, de type patrimoine familial. Par contre, l'un des conjoints pourrait demander sa réduction ou son annulation s’il fait la démonstration qu’il n’y a pas eu de désavantages économiques entre les partenaires. Je déplace donc le fardeau à la personne qui n’est pas d’accord avec la compensation », conclut Alain Roy.

Au bureau du ministre de la Justice, Simon Jolin-Barrette, on explique que la réforme suit son cours. « En ce qui concerne la portion sur la conjugalité, de plus amples travaux doivent être effectués. Il reste plusieurs éléments et plusieurs enjeux à analyser. Il faut bien faire les choses! ».

La directrice générale de la Fédération des familles monoparentales et recomposées du Québec.. Source: Radio-Canada / Karine Mateu
La directrice générale de la Fédération des familles monoparentales et recomposées du Québec.. Source: Radio-Canada / Karine Mateu
Faire évoluer les mentalités

La cause Éric contre Lola a été très médiatisée à l'époque. Il faut dire qu'elle concernait un homme d'affaires multimillionnaire à qui la conjointe de fait, mère de leurs trois enfants, réclamait une pension alimentaire, un montant forfaitaire de 50 millions de dollars et l'accès à son patrimoine financier.

Mais si la Fédération des familles monoparentales et recomposées du Québec a pris fait et cause pour Lola à l'époque, c'est parce que l'enjeu était beaucoup plus large, comme en témoignent les histoires d'Anne et de Sophie.

« On est allés en Cour du Québec, en Cour d’appel et en Cour suprême et on a été plongés dans le tourbillon médiatique! C’était toute une expérience pour un organisme communautaire comme le nôtre », raconte sa directrice générale Sylvie Lévesque, qui a été au cœur des toutes ces étapes.

« Bien sûr, beaucoup de gens nous ont reproché de prendre une cause où la femme n'était pas mal prise, parce que c'étaient des gros montants et qu’elle aurait une grosse pension alimentaire. Ce que l'on donnait comme argumentaire, c'est que peu importe les montants, c'est une question de principe. C'était de mettre en lumière qu’au Québec il y a une discrimination et qu’on est les seuls à agir ainsi par rapport à tout le reste du Canada », explique-t-elle.

« Au Québec, il n'y a pas de reconnaissance des conjoints de fait au niveau juridique. Par contre, il y a une reconnaissance au niveau fiscal (impôts). Le gouvernement s'est empressé d'aller chercher l'argent dans les couples en union de fait et n'a pas consulté personne. »

10 ans après l'affaire Éric et Lola, la position de la Fédération n’a pas changé. « On est une association pour les familles monoparentales, donc on défend nos membres qui ont des enfants, et on considère que lorsqu’il y a des enfants en question, ça devrait être comme lorsqu’on est marié », défend sa directrice générale.

Selon Sylvie Lévesque, même si la Cour suprême en 2013 n'a pas tranché en faveur de Lola, la cause aura suscité un débat social et fait évoluer les mentalités sur le sujet. « Il reste maintenant la loi à changer! »
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