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« Les conditions de libération engorgent les tribunaux! »

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Céline Gobert

2018-04-09 15:00:00

Pour cette avocate, des comportements qui ne sont pas criminalisés le deviennent et transforment les marginaux en briseurs de conditions à répétition...

Me Marie-Ève Sylvestre, professeure au Département de droit civil de l’Université d’Ottawa
Me Marie-Ève Sylvestre, professeure au Département de droit civil de l’Université d’Ottawa
De 2013 à 2015, Me Marie-Ève Sylvestre, professeure au Département de droit civil de l’Université d’Ottawa, a réalisé avec son équipe plusieurs entretiens sur le terrain de personnes marginalisées, telles les travailleuses du sexe, les itinérants ou les consommateurs de drogues, visées par des conditions de libération.

Ces conditions de remise en liberté imposées à ces personnes ne font qu’engorger les tribunaux, dit celle qui enseigne le droit pénal, le droit des peines et la théorie du droit. Bien évidemment, ajoute-t-elle, il s’agit d’une problématique de taille dans un contexte post-Jordan où la réduction des délais judiciaires est une priorité.

Pourtant, les juges et les avocats avec lesquels elle s’est entretenue sont en désaccord: ils estiment que ces conditions favorisent avant tout la réhabilitation de l’individu et empêchent la récidive.

Le projet de loi C-75, déposé il y a deux semaines à la Chambre des communes, semble plutôt donner raison à Me Sylvestre. Il propose de modifier le processus de liberté sous caution, entre autres pour imposer des conditions « raisonnables et pertinentes » aux détenus.

Le projet de loi propose aussi de donner la possibilité aux policiers d'imposer des conditions sans avoir à demander l'approbation du tribunal et ce, afin notamment de réduire la pression sur les ressources judiciaires.

Droit-inc s’est entretenu avec Me Marie-Ève Sylvestre.

Qu’est-ce qui explique le nombre aussi élevé d’imposition de conditions de libération aux personnes libérées après détention?

Me Marie-Ève Sylvestre : En étudiant les données statistiques de la Cour municipale de Montréal, on a constaté que 95% des personnes libérées le sont avec des conditions. Pourtant, le code criminel et le droit en vigueur exigent qu’elles le soient sans condition. C’est un problème! Il faut libérer les gens sans condition, il est nécessaire de le rappeler. Pourquoi les personnes acceptent-elles ces conditions? Parce qu’elles n’ont aucun rapport de force. Quand on est détenu depuis 24 ou 48h, on est prêts à tout accepter pour sortir, même des conditions irréalistes ou déraisonnables.

Par exemple, quelles types de conditions? Et si le droit exige de ne pas en imposer, pourquoi le fait-on?

On va imposer à un itinérant de se présenter une fois par semaine au poste de police, on va lui interdire de fréquenter tel parc ou certaines rues de Montréal qu’il fréquente habituellement, ou encore interdire à certaines personnes dépendantes de consommer de l’alcool. Pourquoi le fait-on? Ça c’est une question qu’il faudrait leur poser! Pour les acteurs judiciaires, il est surtout essentiel de s’assurer que la personne soit là pour son procès, ou d’éviter qu’il y ait une récidive. Mais ce sont justement les conditions imposées qui ramènent les gens devant les tribunaux et vont créer la récidive! Personnellement, malgré leurs bonnes intentions, je pense qu’ils n’atteignent pas les objectifs visés.

Concrètement, que se passe-t-il quand les personnes libérées brisent ces conditions?

C’est une nouvelle infraction criminelle! Pour des comportements qui ne sont pas criminalisés au Canada. Consommer de l’alcool n’est pas un crime au Canada, ou bien se trouver à tel ou tel croisement de rue, mais quand l’interdiction figure dans une ordonnance de probation, ça devient un crime, une infraction. Une statistique est intéressante : deux-tiers des personnes qui ont deux dossiers et plus devant les tribunaux ont fait un bris de condition. Ça ramène les gens devant les tribunaux! Dans le contexte post-Jordan, c’est vraiment contre-productif!

Que préconisez-vous?

Beaucoup de gens sont détenus avant procès pour des infractions qui ne posent pas de réels problèmes de sécurité pour le public, comme des vols à l’étalage parfois de moins de 10 $, des bagarres, de simples voies de faits ou de la détention de petites quantités de cannabis. Ils sont détenus parfois pendant 3 ou 4 jours pour de tels motifs. Il faudrait que les détentions provisoires soient réservées aux cas dans lesquels il y a une menace pour la sécurité d’autrui. Ça va trop vite à la Cour, et il n’y a pas le temps d’évaluer les conséquences sur les personnes marginalisées.

Avez-vous des exemples concrets à nous donner?

Oui, il y a le cas de cette personne bannie de l’île de Montréal et dont la mère meurt. Elle se fait arrêter pour bris de condition alors qu’elle doit vider son appartement. Ou d’un manifestant forcé de quitter son logement et son quartier. Ou d’un itinérant qui doit se rendre au poste de police une fois par semaine, mais qui se situe très loin de son refuge. Il n’a pas de moyen de transport, pas d’agenda. C’est compliqué. Il y a aussi souvent une violation des droits des prévenus, dans le cas des manifestants de la liberté d’expression, de réunion ou d’association, dans celui des personnes marginalisées leur droit à la sécurité n’est pas respecté quand elles se voient forcées de s’éloigner de lieux nécessaires à leur survie comme les banques alimentaires ou encore, dans le cas des travailleuses du sexe, de postes de police.

Le projet de loi C-75 présenté par Ottawa présente certaines mesures encourageantes, non?

Le projet de loi C-75 prévoit de tenir compte du statut d’autochtone ou de personnes vulnérables. Il indique que les policiers pourront imposer des conditions: « sauf en conformité avec les conditions prévues, s'abstenir d'aller dans un lieu ou de pénétrer dans tout secteur géographique précisé qui est lié à une victime, un témoin ou autre personne nommée ». Donc en principe, cela interdira les conditions géographiques sauf si la présence de l'accusé pose une menace aux personnes, et non pas en cas de risque de récidive. Je pense donc que cela peut être une mesure intéressante qui limitera les conditions géographiques. Il stipule enfin que si une personne passe devant le juge pour bris de condition, celui-ci peut décider de retirer les accusations. On espère donc qu’il y aura moins de cas de bris de condition ainsi!
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