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Droits individuels et intérêt collectif : l’équilibre vital en temps de pandémie

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Marie-claude Prémont Et Marie-ève Couture Ménard

2020-05-27 11:15:00

Comment définir et conserver, en temps de pandémie, un équilibre salutaire entre droits individuels et intérêt collectif? Deux professeures de droit analysent la question…

Marie-Claude Prémont est professeure titulaire à l’École nationale d’administration publique (ÉNAP). Photo : ÉNAP
Marie-Claude Prémont est professeure titulaire à l’École nationale d’administration publique (ÉNAP). Photo : ÉNAP
Les dernières décennies nous ont habitués à un certain lyrisme des droits individuels, prompts à se mettre en croisade contre les pouvoirs de l’État. Il est donc normal de voir aujourd’hui le choc ressenti par les défenseurs des droits individuels que protègent les Chartes canadienne et québécoise des droits et libertés. Heureusement pour tous, les pouvoirs exceptionnels inscrits à la Loi sur la santé publique relèvent de la rarissime exception que personne ne pensait voir un jour émerger.

Pourtant, l’équilibre entre droits individuels et intérêt collectif fait partie de l’analyse régulière du droit constitutionnel, puisqu’il est placé en ouverture de la Charte canadienne (l’article 1) et se place au cœur de la « protection du bien-être général des citoyens du Québec » de la charte québécoise (article 9.1). Cette mise en équilibre entre les droits individuels et le bien-être collectif fait donc partie de l’exercice courant de l’analyse de l’action publique à la lumière des chartes. Ne l’oublions pas.

Mais encore, il faut savoir que le droit de la santé publique, de par sa nature intrinsèque, a pour raison d’être la protection de la collectivité, qui doit être son seul modus operandi. L’article 5 de la Loi sur la santé publique (RLRQ c. S-2.2) précise que les actions de santé publique « ne peuvent viser des individus que dans la mesure où elles sont prises au bénéfice de la collectivité ou d’un groupe d’individus ». Les règles de la santé publique nous placent aujourd’hui de façon tragique devant l’urgence de la protection de la collectivité, que la plupart des pays du monde tentent, chacun à leur manière, de faire de façon ordonnée, en évitant la débandade ou le « sauve-qui-peut » susceptibles d’entraîner des dommages encore plus profonds à nos sociétés.

Des juristes soutiennent que certaines(1) ou toutes(2) les mesures sanitaires adoptées au Québec pour lutter contre la Covid-19 seraient inconstitutionnelles ou outrepasseraient les pouvoirs prévus à la Loi sur la santé publique, entraînant une violation illégale des droits et libertés individuels. Les tribunaux sont déjà saisis pour se prononcer sur ces importantes questions et d’autres demandes ne manqueront pas de défiler devant les instances judiciaires. Mais avant de tout condamner en brandissant le caractère liberticide du virus(3), revenons à la nature même des mesures de protection de la santé publique.

Des pouvoirs exceptionnels

Marie-Eve Couture Ménard est professeure agrégée à la Faculté de droit de l’Université de Sherbrooke. Photo : Université Sherbrooke
Marie-Eve Couture Ménard est professeure agrégée à la Faculté de droit de l’Université de Sherbrooke. Photo : Université Sherbrooke
Adoptée il y a près de 20 ans, la Loi sur la santé publique comprend effectivement des pouvoirs exceptionnels dont l’analyse ne peut cependant faire l’économie de distinctions qui nous apparaissent centrales. Les pouvoirs conférés en cas de menace à la santé de la population se répartissent sous deux rubriques distinctes : la simple menace à la santé de la population et la menace grave. En cas de simple menace, un directeur régional de santé publique dispose de certains pouvoirs et peut effectivement ordonner l’isolement d’une personne réfractaire pour une période maximale de 72 heures.

Lorsque certains collègues soutiennent que l’isolement obligatoire de 14 jours, décrété pour les personnes ayant des symptômes de la Covid-19, est contraire à la durée maximale de 72 heures, ils ignorent la distinction fondamentale que fait la loi entre la simple menace et la menace grave.

Or, le Québec n’est pas face à une simple menace. La déclaration de l’état d’urgence sanitaire du 13 mars dernier s’appuie sur le constat de la menace grave à la santé de la population. Comment mettre en doute cet appel fait à l’échelle planétaire par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) de lancer sans délai les mesures adéquates de protection des populations face à un virus que la science médicale ne peut arrêter, faute de traitement et faute de vaccin? En attendant le remède miracle de la médecine, seuls les pouvoirs publics peuvent agir au nom de la protection de la population toute entière. Non seulement le gouvernement du Québec peut utiliser les pouvoirs prévus aux articles 118 et suivants de la loi, mais il devait le faire.

Par la déclaration de l’état d’urgence sanitaire, nous sommes entrés dans un tout autre registre de la loi que celui de la simple menace. Le gouvernement ou la ministre, si elle y est habilitée, peut alors, et ce « malgré toute disposition contraire », prendre « sans délai et sans formalité » toute une série de mesures spécifiques, en plus de « toute autre mesure nécessaire pour protéger la santé de la population » (art. 123 de la loi). La limite des 72 heures ne s’applique plus. La mesure décrétée des 14 jours n’a rien d’arbitraire. Elle est fondée sur l’observation médicale de la période maximale d’incubation du coronavirus. Comment, dans ces circonstances, mettre en doute le caractère « nécessaire » de la mesure pour protéger la santé de la population? On entend aussi que, malgré tout, le décret ne peut imposer une mesure de confinement qui dépasse la période maximale de la déclaration de l’état d’urgence par le conseil des ministres, que la loi limite à dix jours à son article 119. Il y aurait donc excès de pouvoir de la part du gouvernement. Mais ce même article 119 précise que la période peut être renouvelée « pour d’autres périodes maximales de 10 jours ». La question du possible caractère ultra vires des décrets est importante. Mais, soulignons que les décisions subséquentes ininterrompues de renouvellement de l’état d’urgence sanitaire démontrent que non seulement le gouvernement a respecté les limites prévues à la loi en se limitant à chaque fois au plafond des 10 jours, mais aussi qu’il a toujours eu l’intention de respecter la loi.

L’interdiction d’accès à certaines régions serait aussi une mesure illégale, soutiennent les pourfendeurs des mesures exceptionnelles. Pourtant, l’article 123 de la loi permet spécifiquement au gouvernement d’interdire ou limiter l’accès à tout ou partie du territoire concerné par la menace. Certains croient qu’une telle mesure devrait s’inscrire dans une loi fédérale puisqu’il y a atteinte à la liberté de mouvement protégée par l’article 6 de la Charte canadienne dont la violation ne pourrait se justifier que dans une loi adoptée par le Parlement fédéral, ajoute-t-on. Cette vision plutôt saugrenue, pour utiliser une litote, équivaut à dire que seul le fédéral pourrait agir pour mettre en œuvre une loi du Québec! La charte canadienne précise qu’on ne peut contrevenir aux droits qui y sont protégés que par une règle de droit (article 1). Aucun tribunal n’a jamais retenu l’idée que seul le parlement canadien pouvait adopter une telle règle de droit et que les provinces devaient toujours en déférer au Parlement fédéral pour circonscrire les droits individuels. De toute façon, il n’est pas utile de palabrer davantage sur cette interprétation, puisque ce même article 6 de la Charte canadienne précise que la liberté de mouvement à travers le pays est subordonnée aux lois des provinces, en autant qu’elles ne fassent pas de distinction fondée principalement sur la province actuelle ou antérieure de résidence des personnes. Rien de tel n’apparaît aux décrets du Québec.

D’autres arguments sont avancés pour mettre en doute la légalité des mesures ou de leur application. Les tribunaux auront en temps utile l’occasion de discuter de ces questions pour notre bénéfice collectif. Il faut se réjouir que la préoccupation du respect de la règle de droit s’exprime et aura l’occasion de se faire entendre devant toutes les tribunes appropriées.

Les trop nombreuses personnes endeuillées par la Covid-19 comme celles terrées autant par la peur que par un décret gouvernemental n’ont certes que faire des débats scholastiques sur l’étendue des pouvoirs exercés; mais en ces temps où tant de sacrifices sont consentis par la collectivité, il est sain que ces discussions se tiennent néanmoins. Il faut certes espérer que les conditions seront bientôt réunies pour permettre à l’Assemblée nationale de reprendre son travail et débattre à son tour des meilleures conditions à adopter en ces temps de crise, puisque c’est d’abord là que doit continuer à respirer la démocratie, pour l’instant mise sous respirateur artificiel juridique afin de survivre.

(1) Martine Valois, « Droit et urgence ne font pas bon ménage », LaPresse, 14 avril 2020; Alain-Robert Nadeau, « État d’urgence et État de droit », Le Devoir, 16 avril 2020.

(2) Gabriel Béland, « Un avocat veut forcer Québec à ‘déconfiner’ », LaPresse, 21 avril 2020.

(3) Gabriel Béland, « Le virus liberticide », LaPresse, 19 avril 2020.

Sur les auteures

Marie-Claude Prémont et Marie-Eve Couture Ménard, sont respectivement, professeure titulaire à l’École nationale d’administration publique (ÉNAP) et professeure agrégée à la Faculté de droit de l’Université de Sherbrooke.
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