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Une décision qui vient remettre en question « les fondements de notre système de justice »

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Camille Laurin-desjardins

2020-12-01 13:15:00

La décision de la Cour d’appel dans le dossier Bissonnette ramène toute la question de la réhabilitation, selon un criminaliste...

Me Kaven Morasse. Photo : Site web de Morasse Avocats
Me Kaven Morasse. Photo : Site web de Morasse Avocats
La Cour d’appel du Québec a tranché de façon unanime, jeudi dernier, dans le dossier d’Alexandre Bissonnette, le tueur de la mosquée de Québec : l’article 745.51 du Code criminel, qui permet d’additionner les peines de 25 ans avant de pouvoir demander une libération conditionnelle, est inconstitutionnel.

Même si les criminels qui se sont vu imposer une peine en vertu de cette disposition (adoptée en 2011 par le gouvernement conservateur) sont assez peu nombreux, au Québec, ce jugement pourrait maintenant changer la donne.

Et, de façon encore plus importante, cette décision, dans laquelle on qualifie la fameuse disposition d’« odieuse », d’« absurde » et de « dégradante », vient ouvrir le débat sur une question presque philosophique, croit Me Kaven Morasse, avocat criminaliste et fondateur de Morasse avocats, qui a lui-même contesté la constitutionnalité de cet article dans un dossier pour meurtre en Cour supérieure. Droit-inc s’est entretenu avec lui.

Droit-inc : Dans la décision, les trois juges sont assez durs par rapport à cette disposition. C'est à se demander pourquoi ça n'a pas déjà été contesté avant...?

Oui... Ç'a été appliqué à quelques reprises, mais il faut savoir que ce n'est pas une peine qui était demandée très fréquemment.

D'abord, les meurtres multiples, il n'y en a pas si souvent... Et lorsqu'il y en avait, ce n'était pas toujours systématiquement demandé.

Dans le cas de M. Bissonnette, les faits, on les connaît... ils sont horribles. C'est une situation qui est hors du commun, un attentat dans une mosquée, avec sept personnes qui sont décédées en moins de deux minutes sous les balles de M. Bissonnette.

Donc la poursuite demandait 150 ans en première instance, une peine à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle avant 50 ans. Les procureurs se sont ravisés en appel, en disant que finalement, ils demandaient juste 50 ans…

Mais ce que les juges de la Cour d'appel disent unanimement, c'est que ça va à l'encontre de nos principes de justice fondamentale, au droit à la vie…

C'est toute la question de la réhabilitation qui est en jeu...

Cette disposition omet complètement un pan de notre système criminel canadien, celui de la réhabilitation et de la réinsertion sociale. Autrement dit, ça peut devenir cruel et inusité si ç'a une portée manifestement disproportionnée... ça porte atteinte au droit fondamental d'un accusé ou d'une personne qui est condamnée.

Alexandre Bissonnette, le tueur de la mosquée de Québec. Photo : Radio-Canada
Alexandre Bissonnette, le tueur de la mosquée de Québec. Photo : Radio-Canada
Dans le cas de Bissonnette, c'est un individu qui, au moment de commettre son geste, était jeune... Et très intelligente la personne qui sera capable de déterminer, dans 25 ans, où il en sera rendu dans son cheminement de réhabilitation.

Le problème avec cette disposition, principalement, c'est qu'il y a déjà un système en place de libération conditionnelle qui fonctionne, au Canada.

Le législateur a tenté, pour certaines raisons, de réparer quelque chose qui n'était pas nécessairement brisé. C'est ce que le juge Huot dit clairement dans sa décision, en première instance : dans 99,7% des cas (et il se base sur la preuve), les personnes qui obtiennent leur libération conditionnelle à la suite d’une condamnation pour meurtre ne vont pas commettre une autre infraction.

Donc si on prend le cas où une personne se verrait imposer une période consécutive d'inéligibilité à la libération conditionnelle, de 50 ans par exemple, qu'est-ce qu'on fait de la personne qui, après 25 ans, avait fait un travail de réinsertion en dedans, a participé à toutes sortes d'ateliers, a vraiment fait un travail d'introspection... Elle s'est vraiment réhabilitée, et ne présente plus un risque réel pour la société. Est-ce qu’on doit continuer à la garder détenue un autre 25 ans?

Ça devient illogique. En ayant un problème purement mathématique, des fois, on détache ça de tout bon sens.

Il faut savoir que la disposition permettait quand même une sorte de discrétion au juge. C'était écrit : « le juge peut »... mais il n’y avait aucun critère – c'était d'ailleurs une des critiques de la Cour d'appel – pour aider les juges à décider, c'est pour ça que ça ouvrait la voie à des trucs qui n'avaient pas de bon sens.

Est-ce que ce jugement va venir remettre en question beaucoup de peines?

C'est clair qu'en ce moment, au Québec, il y a la stare decisis qui s'applique, c'est-à-dire que les tribunaux inférieurs sont liés par la décision de la Cour d'appel.

Pour les avocats qui feraient face à cette disposition-là, ou à la possibilité qu'elle s'applique, du moins au Québec... les juges ne peuvent plus l’appliquer, à partir de maintenant, elle est inopérante. Oon revient à l'ancien régime qui existait avant 2011.

Maintenant, la question est : est-ce que le ministère public va décider de porter la décision en appel devant la Cour suprême? Ils ont 60 jours pour annoncer leur intention... Je pense que ça va se faire plus vite que ça, s'il y a une décision qui est prise. C'est ce qu'on attend de voir. Et si c'est porté en Cour suprême, c'est sûr qu'il va falloir attendre avant d'avoir une décision finale sur la question.

Est-ce que ceux qui se sont déjà fait octroyer des peines en vertu de cet article pourraient les contester?

C'est une bonne question... Il n'y en a pas beaucoup au Québec! Effectivement, je pense que ce pourrait être un motif d'appel, le fait que cela ait été invalidé. À partir du moment où une personne s'est fait imposer une peine disproportionnée, en vertu d'une disposition qui est déclarée par la suite inconstitutionnelle et inopérante, ça pourrait potentiellement être un motif d'appel. Surtout si la peine est encore en train d'être purgée... Je ne vois pas pourquoi la personne ne pourrait pas obtenir une réparation.

Je pense à Benjamin Hudon-Barbeau, (condamné en 2018 à une peine à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle avant 35 ans)… Ça pourrait peut-être être un cas!

Il faudrait d'abord faire une requête pour obtenir une prolongation du délai pour faire un appel, puisque le délai sera sûrement passé. Et si cette requête passe, il faudrait faire une demande pour que la peine imposée en vertu d'une disposition qui est inconstitutionnelle soit révisée pour être conforme au droit constitutionnellement applicable...

Vous avez vous-même un dossier en Cour supérieure, dans lequel vous contestez la constitutionnalité de l’article 745.51?

Oui, c'est exactement la même chose, en fait. C'est une personne qui a été condamnée pour des meurtres multiples. La poursuite demande l'imposition d'une peine minimale, à perpétuité, mais aussi la consécutivité de la période l'inéligibilité, avant de pouvoir faire une demande de libération conditionnelle.

Ce sont pratiquement les mêmes arguments que dans Bissonnette, pour les mêmes motifs de droit. On avait un débat en Cour supérieure de deux jours qui était fixé sur cette question-là.

C'est clair que toutes les parties dans ce dossier, à la fois le Procureur général du Québec, la poursuite et nous, attendions avec avidité la décision de la Cour d'appel... Parce que ça va être déterminant pour l'issue de ce dossier!

Notre requête n'aura pas lieu d'être accordée ou non, la Cour d'appel vient de trancher… La période d'inéligibilité ne pourra pas s'appliquer, et après, reste à voir si la poursuite va décider de porter cette décision, à notre niveau, en appel... Le seul cas où ça pourrait se faire, c'est si le Procureur général ou le ministère public décidaient de porter la décision de la Cour d'appel à la Cour suprême.

Croyez-vous qu’ils vont le faire?

On verra… Mais selon moi, c'est une question d'intérêt public. C’est une question intéressante en droit, et qui est assez complexe, parce que ça touche aux fondements de notre système de justice criminelle au Canada. Ce sont des questions qui sont presque philosophiques, d'un point de vue sociétal : qu'est-ce qu'on veut être comme société? Quel genre de régime veut-on imposer, lorsqu'une personne commet le crime le plus atroce qui existe au Code criminel?

Est-ce qu'on veut des peines qui se rapprochent plus de celles qu'on peut voir chez nos voisins du Sud, ou on veut un régime basé sur une certaine dignité humaine, et une croyance en cette dignité, que cette personne puisse se réhabiliter... et qu'on ne va pas imposer des peines de mort par incarcération?

Ça, c'est mon opinion personnelle, mais lorsqu'on donne des peines qui sont démesurément trop longues, il y a une sorte d'hypocrisie, là-dedans.

D'une part, on dit : on n’impose pas la peine de mort, parce que c'est un châtiment cruel et inusité, qui va à l'encontre des principes de justice fondamentale du droit à la vie, à la sécurité, etc. Mais d'autre part, on va donner à une personne qui a 40 ou 50 ans, qui commet un double meurtre, une peine si longue qu’elle dépasse son espérance de vie? Il n'y a aucune chance que cette personne ait même la possibilité de s'adresser à la Commission des libérations conditionnelles...

D’ailleurs, la plupart des intervenants du milieu carcéral ne sont pas nécessairement en faveur de peines aussi longues... Parce que qu'est-ce qu'on fait avec un individu qui a des problèmes de violence et d'agressivité au moment où il est condamné, si on veut l’encourager à adopter des comportements plus sécuritaires, moins violents, moins agressifs? Qu'est-ce qu'on a comme incitatif, dans la mesure où on sait qu'elle va mourir là et qu'elle ne sortira jamais?

C'est comme un argument subsidiaire, qui n'est pas retenu par la Cour d'appel; c'est un point de vue d'une question sociétale...

La majorité des personnes qui commettent des infractions aussi graves, contrairement à la perception du public général, ne sont pas des psychopathes sans aucune considération pour autrui... Les cas de personnes qui ont une forme de personnalité antisociale, une genre de sociopathie, sans possibilité de réhabilitation, sont assez rares. Et encore là, ces personnes, dans le système qu'on a actuellement, si elles se font imposer une peine à perpétuité, tant qu'elles vont demeurer un danger pour autrui, jamais elles ne seront libérées!

Il y a des personnes qui ont des peines à perpétuité, qui restent jusqu'à leur mort et bien au-delà du 25 ans!

En fait, là où ça devient cruel et inusité, c’est que les personnes contre qui ça va poser un préjudice, ce sont celles qui, justement, seraient réhabilitées et libérables, d'une certaine façon, parce qu'elles ne posent plus de risques pour la société et ont fait le travail de cheminement nécessaire. C'est là que ça vient heurter nos valeurs fondamentales...
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