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L'arrêt Jordan cinq ans plus tard : la justice repensée

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Radio -canada

2021-07-09 13:15:00

En 2016, la décision de la Cour suprême du Canada a surpris de nombreux avocats. Qu’est-ce qu’on en retient cinq ans après ?

L'avocat Eric Gottardi a plaidé la cause de Barrett Richard Jordan devant la Cour suprême du Canada. Source : Radio-Canada
L'avocat Eric Gottardi a plaidé la cause de Barrett Richard Jordan devant la Cour suprême du Canada. Source : Radio-Canada
« Je pense que les avocats, on se souvient tous où on était quand on a pris connaissance de cette décision », dit en souriant Me Michel Lebrun. Le président de l'Association québécoise des avocats et des avocates de la défense se rappelle de l'onde de choc provoquée par l'arrêt Jordan de la Cour suprême du Canada.

Dans cette décision, une majorité des juges a décidé d'imposer une limite de temps à tous les dossiers criminels et pénaux. Une limite établie à 18 mois pour les procès devant une cour provinciale et à 30 mois pour ceux devant une cour supérieure et lorsqu'il y a une enquête préliminaire.

Extrait de la décision R. c. Jordan

Toutes les parties travaillaient dans une culture de complaisance à l’égard des délais qui s’est répandue dans le système de justice criminelle ces dernières années. (...) En fin de compte, tous les participants au système de justice doivent travailler de concert pour accélérer le déroulement des procès. Après tout, c’est l’ensemble de la société qui bénéficiera de ces efforts. Instruire les procès en temps utile est possible. Mais plus encore, la Constitution l’exige.

Cette limite avait pris par surprise tant les avocats que les juges et les ministères de la Justice partout au pays, puisque ce sont les juges eux-mêmes qui l'ont proposée.

L'avocat Eric Gottardi est celui qui a plaidé la cause devant le plus haut tribunal du pays. Il se souvient avoir accepté la cause à contrecœur, puisqu'il ne croyait pas que les tribunaux canadiens se pencheraient sur les problèmes de délais.

Son client, Barrett Richard Jordan, avait été arrêté en 2008 pour des accusations de vente de drogue, mais son procès ne s'était complété qu'en 2013. Il estimait que son droit à un procès dans un délai raisonnable, protégé par l'alinéa 11b) de la Charte canadienne des droits et libertés, avait été violé.

La Cour suprême a toutefois accepté d'entendre la cause, ce qui a surpris Me Gottardi. Il se rappelle particulièrement de l'intervention du juge Michael Moldaver, lors de laquelle celui-ci a proposé l'idée d'une durée maximale ferme de 30 mois pour les procès.

« Je lui ai répondu un peu en blaguant : je n'ai pas beaucoup réfléchi à la chose, mais oui! Un tel système serait probablement meilleur que le système actuel qui porte à confusion », raconte Me Eric Gottardi.

Selon Me Gottardi, la décision est venue renverser des décennies de jurisprudence et a contribué à faire respecter le droit des accusés à un procès dans un délai raisonnable.

Le procureur en chef pour l'Ouest du Québec, Me Pierre-Olivier Gagnon, devant le palais de justice de Gatineau. Source : Radio-Canada
Le procureur en chef pour l'Ouest du Québec, Me Pierre-Olivier Gagnon, devant le palais de justice de Gatineau. Source : Radio-Canada
Des délais réduits

Cinq ans après l'onde de choc, force est de constater que cet arrêt a eu un impact sur le système de justice partout au pays.

Au Québec, entre 2017-2018 et 2019-2020, la durée médiane des procès pénaux est passée de 335 à 151 jours, soit une chute de 55 %. La durée médiane des procès criminels a diminué de 10 % au cours de la même période, passant de 225 à 204 jours.

En Colombie-Britannique, le nombre de causes rejetées en raison de délai déraisonnable a chuté de 86 % entre 2017 et 2021, passant de 35 à 5. Une baisse semblable a aussi été observée à Terre-Neuve-et-Labrador où ce nombre est passé de 19 à zéro, entre 2017 et 2020. Par contre, cette province a vu la durée médiane de ses procès augmenter légèrement.

Selon des avocats contactés dans le cadre de ce reportage, l'effet de la décision a surtout pu être observé dans les provinces les plus peuplées et les grands centres urbains où les délais sont généralement plus grands.

Forcé d'investir et de se moderniser

Dans la foulée de l'arrêt Jordan, les procureurs de la Couronne, les avocats de la défense et les juges ont dû complètement revoir leur façon de faire afin de respecter les limites imposées par la Cour suprême.

Selon le procureur en chef pour l'Ouest du Québec au Directeur des poursuites criminelles et pénales, Me Pierre-Olivier Gagnon, le défi a été relevé. Selon lui, tous les acteurs ont changé leur approche pour mettre l'accent sur la bonne gestion des procédures judiciaires.

Il donne en exemple la divulgation obligatoire dans tous les dossiers qui a été imposée au palais de justice de Gatineau. Cela force maintenant les procureurs de la Couronne à avoir des contacts plus fréquents avec les avocats de la défense et fait en sorte que des ententes ou des offres de règlements sont plus rapidement proposées.

La ministre de la Justice du Québec de 2014 à 2018, Stéphanie Vallée. Source : Radio-Canada
La ministre de la Justice du Québec de 2014 à 2018, Stéphanie Vallée. Source : Radio-Canada
Me Gagnon souligne que c'est non seulement les accusés, mais aussi les victimes et les témoins qui bénéficient de dossiers juridiques menés plus rapidement.

« D'amener le procès, d'amener le prévenu à destination dans un délai raisonnable est rendu la préoccupation de tous. Je vous dirais que, depuis 2016, il y a un changement majeur qui est indéniable et qui était nécessaire », précise Me Gagnon, procureur en chef pour l'Ouest du Québec au Directeur des poursuites criminelles et pénales.

Les provinces ont aussi rapidement dû s'adapter à cette décision. Stéphanie Vallée était la ministre de la Justice du Québec lorsque la décision a été rendue. Elle explique que ce n'est que quelques mois après la décision que l'urgence d'agir a commencé à se faire sentir, lorsque certains accusés ont commencé à se prévaloir des limites imposées par la Cour suprême.

« Ça a frappé l'imaginaire parce que dans des dossiers criminels, des dossiers hautement médiatisés, un arrêt des procédures a été ordonné », se rappelle-t-elle. « Là, ça a accentué la pression ».

En moins d'un an, le gouvernement québécois a créé un plan d'action, embauché des juges et investi 175 millions de dollars. En 2019, le gouvernement québécois a ajouté 500 millions de dollars pour moderniser le système judiciaire.

Les lourdeurs du système

Malgré la réduction des délais, certains effets de l'arrêt Jordan suscitent des critiques. Tant les avocats de la Couronne que ceux de la défense évoquent une pression additionnelle et une plus grande lourdeur administrative.

Me Michel Lebrun explique que la décision impose plus de préparation et plus de travail administratif dans les dossiers. Il note que le gouvernement a grandement investi dans l'embauche de juges et d'avocats, mais que le tarif des honoraires pour l'aide juridique n'a presque pas été bonifié.

Le président de l'Association québécoise des avocats et des avocates de la défense, Me Michel Lebrun. Source : Radio-Canada
Le président de l'Association québécoise des avocats et des avocates de la défense, Me Michel Lebrun. Source : Radio-Canada
Cette somme est de 500 $ à 600 $ pour un dossier. Comme le souligne Me Lebrun, les avocats de la défense font face à des dossiers de plus en plus complexes qui nécessitent bien plus de travail, en raison de la gestion requise par l'arrêt Jordan, mais ils ne sont pas plus rémunérés.

« En exigeant beaucoup plus des avocats en termes de proactivité, mais en gardant les tarifs au même niveau, on se retrouve dans des dossiers où des avocats travaillent à un taux qui est en dessous du salaire minimum. L'effet domino, c'est que de plus en plus d'accusés se représentent seuls », précise Me Lebrun, président de l'Association québécoise des avocats et des avocates de la défense.

L'effet de la décision est aussi critiqué par celui qui l'a plaidée, Me Eric Gottardi. Il estime qu'une des conséquences déplorables de l'arrêt Jordan est la disparition progressive de l'enquête préliminaire dans les dossiers criminels, alors même que cette procédure n'engendre pas de longs délais.
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