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L’intelligence artificielle en fiscalité, entre mythe et réalité

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Rémi Slama

2022-06-08 11:15:00

L’intelligence artificielle (« IA ») et le « machine learning » ont exercé une influence grandissante sur le droit. Jusqu’à remplacer les avocats?

Rémi Slama, l’auteur de cet article. Source: Site web du Laboratoire de cyberjustice
Rémi Slama, l’auteur de cet article. Source: Site web du Laboratoire de cyberjustice
Au début des années 2000, il était assez clair que les technologies utilisant l’IA seraient développées non pas pour remplacer les professionnels du droit, mais pour leur permettre d’exécuter leurs tâches à un niveau plus élevé.

L’exigence de transparence et la lutte contre l’évasion fiscale, voire de l’évitement fiscal des multinationales et des grandes fortunes sont devenues de plus en plus prégnantes pour les opinions publiques depuis une quinzaine d’années.

Au départ en 2012,la conclusion par de nombreux pays de conventions multilatérales « destinées à mettre rapidement en œuvre une série de mesures relatives aux conventions fiscales pour actualiser les règles fiscales internationales et réduire les possibilités d’évasion fiscale par les entreprises multinationales » a particulièrement modifié les règles fiscales internationales et nationales et a entraîné un bouleversement de la planification fiscale des entreprises.

Cette instabilité, combinée avec une surveillance accrue des autorités fiscales et une exigence de transparence de plus en plus sévère a pu constituer un défi pour les entreprises. Ce défi n’est pas seulement l’exigence de conformité aux lois fiscales ; il faut également s’assurer de l’exactitude, de la cohérence et de la conservation sécuritaire des données fiscales.

La responsabilité des professionnels de la fiscalité implique qu’ils doivent quant à eux fournir des conseils fiables et précis à leurs clients pour protéger leur situation fiscale.

Les administrations fiscales elles-mêmes se sont dotées de technologies innovantes utilisant l’IA et le « machine learning » ou encore le « data mining » afin d’améliorer l’efficacité dans la lutte contre la fraude fiscale et une meilleure collection des taxes.

À ce titre, l’administration fiscale américaine, pour ne citer qu’elle, n’hésite pas à consulter les réseaux sociaux des contribuables en utilisant notamment des programmes capables d’analyser leurs données publiques et d’identifier un contribuable susceptible de frauder.

Un procédé similaire est utilisé par l’Agence du revenu du Canada.

La complexification des réglementations fiscales, les nouvelles exigences de transparence, la modernisation des administrations fiscales permettant une efficacité accrue dans les contrôles des contribuables et la compétition entre les différents acteurs du conseil fiscal sont un terreau fertile à l’émergence de nombreux systèmes affirmant utiliser l’IA dans le domaine de la fiscalité.

Utiliser l’IA en fiscalité

Ces dernières années, de nouveaux logiciels ont été mis sur le marché à destination des entreprises, des particuliers et bien sûr des conseils fiscaux.

Ils invitent les fiscalistes à céder aux chants des sirènes en leur promettant notamment de rationaliser efficacement les flux de travail, de fournir des informations précieuses, de réduire les tâches chronophages ou encore d’augmenter la productivité.

Si eux aussi prétendent utiliser l’IA et le « machine learning » pour obtenir des résultats de recherche ciblés en moins de temps, nous pensons qu’ils ne constituent ni plus ni moins que des plateformes de recherche évoluées, lesquelles s’inscrivent dans la lignée des systèmes développés dans le courant des années 2000 pour les professionnels du droit (LexisNexis par exemple).

Ces systèmes permettent en effet aux professionnels d’optimiser l’efficacité de leurs recherches dans des bases de données mais ne constituent pas des outils de prédiction permettant de les aider dans leurs décisions.

L’un des systèmes les plus avancés utilisant l’IA et capable de prévoir une solution en matière fiscale à partir d’un scénario prédéterminé se trouve chez la start-up Blue J Legal (« Blue J ») fondée par trois professeurs de l’Université de Toronto, Benjamin Alarie, Anthony Niblett, et Albert H. Yoon.

Le système de prédiction développé par Blue J

La promesse de Blue J est d’utiliser le « machine learning » pour prédire comment les tribunaux trancheraient une problématique fiscale.

L’idée est de faire gagner un temps précieux aux fiscalistes en leur permettant de répondre à cette problématique avec plus d’exactitude et de certitude.

Selon Blue J, le système développé aurait 4 avantages dans la recherche et l’analyse fiscales :

Il serait en effet possible de « quantifier les risques pour les clients, d’identifier les meilleures stratégies de planification fiscale et commerciale, de découvrir les angles morts et d’identifier les stratégies de litige les plus efficaces ».

Blue J garantit une fiabilité des résultats du système de plus de 90%.

Comment cela est-il possible ?

Selon ses concepteurs, Blue J utilise une technologie d’apprentissage automatique pour générer un algorithme prédictif, lequel identifiera les connexions parmi différentes variables.

La technologie de l’apprentissage automatique est utilisée pour créer des classificateurs de droit fiscal, lesquels sont basés sur les publications de décisions de justice émanant des juridictions canadiennes (notamment la Cour Suprême du Canada et la Cour d’Appel Fédérale).

Ces décisions sont généralement la confirmation ou l’infirmation d’une question juridique particulière.

Le système est structuré pour répondre avec une certaine probabilité à la manière dont un tribunal déciderait de répondre à ces questions sur la base d’un ensemble de faits donnés.

Blue J couvre un pan important des problématiques fiscales (fiscalité des entreprises canadiennes, américaines, fiscalité des personnes physiques, fiscalité internationale pour ne citer qu’elles).

Nous avons pu tester le système pendant plus d’une semaine en matière de fiscalité des entreprises canadiennes, fiscalité des particuliers, et fiscalité internationale sur la base de différents scénarios.

Il nous a notamment été possible de réaliser une simulation portant sur la résidence fiscale d’une personne physique disposant d’une présence importante au Canada et dans un pays tiers.

Pour obtenir une réponse quant à la question de la résidence fiscale de cet individu, il était nécessaire de répondre au préalable à un questionnaire détaillé relatif à la situation de la personne physique (voir un extrait des questions posées dans le tableau de gauche de la capture ci-dessous).

En seulement quelques secondes, le système a émis un rapport contenant les éléments suivants :
  • Le résultat probable de la résidence fiscale de l’individu qui en l’occurrence s’est avérée être le Canada ;

  • Le pourcentage de probabilité du résultat qui nous a été indiqué comme un résultat certain à 95% ;

  • Un mémorandum détaillé expliquant la justification du résultat sur la base des réponses aux questions posées ;

  • Un résumé des décisions de justice clés utilisées par le système ;

  • Enfin, une liste des décisions de justice les plus similaires à notre cas en fonction de nos réponses aux questions.

Sans cette technologie, il faut reconnaître qu’une analyse « à l’ancienne » d’autant de décisions de justice pourrait prendre des heures à une équipe d’avocats (lesquelles seront facturées au client final).

Outre l’efficience, il est très peu probable que la fiabilité d’une telle recherche soit similaire à celle permise par l’IA.

Blue J permet de générer un mémorandum ou un rapport en utilisant les chartes graphiques du cabinet d’avocat ou du conseiller fiscal si désiré.

Autrement dit, la recherche fiscale (qui peut d’ailleurs mentionner le pourcentage de fiabilité) peut être directement envoyée au client final avec une intervention minime du prestataire de service.

De nos observations précédentes, faut-il en conclure que Blue J a remplacé les avocats fiscalistes ?

Certainement pas, mais il ne fait nul doute que ce système offre une valeur ajoutée importante aux professionnels de la fiscalité.

D’après les dires de Blue J, il serait d’ailleurs utilisé par la majorité des grands cabinets d’avocats d’Amérique du Nord.

Enfin, à la suite des différents entretiens que nous avons eus avec les équipes des sociétés mentionnées plus avant, nous avons compris que la croissance du développement des outils fiscaux utilisant l’IA allait continuer à s’intensifier dans les prochaines années, aussi bien dans le secteur privé, que dans le secteur public.

Difficile de donner un blanc-seing à l’IA

Le développement des systèmes utilisant l’IA n’est cependant pas sans poser un certain nombre de questions pointées par la doctrine et compilées dans une récente étude universitaire.

Sans en dresser un inventaire exhaustif, il nous a semblé important de mentionner une problématique fondamentale en IA qui est celle des données.

L’apprentissage automatique a besoin d’une quantité importante de données pour être efficace.

Or, cette matière première que sont les données ne peut pas être utilisée librement par les entreprises en raison du fait que les données fiscales des contribuables constituent des renseignements personnels protégés par des lois dédiées, aussi bien au Canada (dans les provinces et au niveau fédéral), que dans d’autres juridictions.

Pour le moment, il n’est d’ailleurs « pas clairement établi » que les développeurs de systèmes fiscaux innovants aient le droit d’utiliser les données fiscales de leurs clients.

À ce titre, pour développer le système de Blue J, ses concepteurs ont utilisé comme source principale, des données issues de la jurisprudence qui étaient par conséquent non protégées et librement accessibles au public.

Dépasser le paradigme de la machine qui remplacerait l’homme

D’après une étude réalisée sur plus de 700 emplois par les professeurs Carl Benedikt Frey et Michael A. Osborne, le risque de remplacement de l’homme par la technologie dans les prochaines années est très inégal d’un secteur d’activité à l’autre.

Ainsi, les auteurs de cette étude font apparaître que les avocats sont peu susceptibles d’être remplacés par des ordinateurs ou des algorithmes (avec un taux de probabilité de 3.5%).

Mais tout le monde n’est pas logé à la même enseigne.

En effet, la probabilité que les comptables et les auditeurs soient remplacés est bien plus alarmante car l’étude estime qu’elle s’élève à 94% !

Les grands acteurs du conseil fiscal et de l’audit (les Big four notamment pour ne pas les nommer) ont certes déjà diversifié leur portefeuille d’activités depuis un certain temps (avec notamment le conseil en stratégie, la fiscalité, les services juridiques lorsque cela est permis dans leur juridiction d’exercice, ou encore les incubateurs de start-up).

Cependant, il faut reconnaître que le cœur de métier de ces structures est très lié aux activités d’audit et de comptabilité, ce qui nécessite un grand nombre d’auditeurs spécialisés qui facturent des heures de prestations à leurs entreprises clientes dont le coût peut être important.

Il ne faudrait donc pas craindre un remplacement de l’avocat fiscaliste ou du conseil fiscal par la machine, mais plutôt considérer qu’il disposera de nouveaux « outils d’intelligence augmentée, qui aident à [sa] décision », ce qui améliorera in fine la qualité des prestations fournies au client.

À propos de l’auteur

Membre du barreau de Paris et du Luxembourg, Rémi Slama est avocat et auxiliaire de justice au Laboratoire de cyberjustice, qui a initialement publié ce texte. Ce texte est une version éditée à des fins de concision. Vous pouvez consulter le texte original ici. Il complète présentement une maîtrise en droit à l’Université de Montréal.
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