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Quel lien juridique entre une ville et ses cerfs?

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Radio -canada

2022-07-26 12:00:00

Qui est responsable des dégâts causés par les cervidés lorsqu'ils dévorent tout sur leur passage?

La juge Nathalie Drouin, la mairesse Catherine Fournier et le professeur Guillaume Rousseau. Sources: Sites web de la Ville de Longueuil et de l’Université de Sherbrooke, Radio-Canada et Archives
La juge Nathalie Drouin, la mairesse Catherine Fournier et le professeur Guillaume Rousseau. Sources: Sites web de la Ville de Longueuil et de l’Université de Sherbrooke, Radio-Canada et Archives
Et la question est d’autant plus importante que la réponse pourrait créer un dangereux précédent, s’inquiètent des élus.

Un ancien citoyen de Longueuil qui a eu gain de cause face à la Ville de Longueuil attend d’être dédommagé pour ses haies de cèdres dévorées par des cerfs, non loin du parc Michel-Chartrand. La municipalité conteste toutefois le jugement, dont elle remet en question les assises devant la Cour supérieure du Québec.

Longueuil estime que le jugement qui donne raison à deux citoyens est « déraisonnable ».

Michel Harvey ne décolère pas. Sa mésaventure survenue à l’hiver 2019 n’a pas connu le dénouement escompté.

Résident de la rue du Faubourg à l’époque, M. Harvey avait pour voisin immédiat, derrière chez lui, le débarcadère des camions du supermarché Provigo. Pour éviter d’être dérangé par toutes les allées et venues, et pour préserver un semblant de tranquillité, le citoyen pouvait compter sur une haie de cèdres matures, plantés 14 ans auparavant, en guise d’écran.

Les activités des commerces environnants n'étaient pas les seules à pouvoir perturber la quiétude des résidents du coin. Selon M. Harvey, il n'était pas rare d’être témoin du passage de quelques cerfs à la nuit tombée.

Depuis la fin 2010, la population de cerfs de Virginie dépasse la capacité du parc Michel-Chartrand, situé à 1 km de l’ancienne demeure de M. Harvey. En 2017, le cheptel était évalué à 70, bien au-delà de la capacité de 10 à 15 bêtes que permet le parc de 1,8 kilomètre carré. Aujourd’hui, la population s’élève à environ 108 cerfs.

Peinant à trouver de quoi se nourrir dans leur milieu naturel, les cerfs ont pris l’habitude d’aller chercher de quoi se sustenter dans les terrains avoisinants.

Si M. Harvey avait déjà remarqué que ses haies de cèdres étaient populaires auprès des cervidés, il ne s’attendait toutefois pas au spectacle qu’ils lui ont réservé la nuit du 23 février 2019. À sa grande surprise, le résident a constaté la présence d’environ 8 cerfs dans sa cour, sans compter une dizaine d’autres dans le stationnement du supermarché.

« Je n’en reviens pas de la vitesse à laquelle ils ont mangé la haie de cèdres au fond de ma cour », se remémore M. Harvey.

Le passage des cerfs a endommagé sa propriété : près de 12 mètres linéaires de haie ont été dévorés, tandis que le feuillage de plusieurs arbres a été dégarni sur une hauteur d’environ 2 mètres.

Faute de fonds pour remplacer ses cèdres, M. Harvey a ramassé les souches, remis en état son terrain piétiné par les bêtes et installé des panneaux de bois afin de sécuriser l’accès à sa cour.

Ses multiples appels à la Ville sont demeurés lettre morte, raconte-t-il, tant et si bien qu’il a décidé de déposer une mise en demeure le 5 mars 2019.

Peu de temps s’est écoulé avant qu’un inspecteur de la Ville vienne sur place constater les dégâts – et lui indique que l’installation de panneaux de bois contrevenait à la réglementation municipale. À regret, le résident a donc fait poser une clôture.

Le jour de l’audition, M. Harvey n’était pas le seul à se mesurer à la Ville : un autre citoyen, Pierre Avon, demandait lui aussi réparation pour les 53 mètres linéaires de haies de cèdres qu’il avait perdus ainsi que pour les 175 mètres de pelouse « massacrée » par les cerfs sur son terrain.

« Je ne pensais pas avoir la chance de m’exprimer, explique M. Harvey, parce que les villes gagnent tout le temps. D’entrée de jeu, j’ai blâmé la municipalité pour son inaction. »

Les deux citoyens ont expliqué ne plus pouvoir profiter de leur cour, leur intimité ayant été compromise par la disparition des haies. Leurs mésaventures ont occasionné du stress, une perte de sommeil ainsi que « le sentiment de ne pas être considérés en tant que payeurs de taxes ».

La juge Nathalie Drouin de la division des petites créances s’est rendue aux arguments des citoyens. Dans son jugement rendu le 1er juin dernier, elle a tranché que la Ville de Longueuil avait fait preuve de négligence dans sa gestion du parc Michel-Chartrand.

« De toute évidence, la Ville n’a pas agi avec prudence et diligence dans le dossier des chevreuils du parc Michel-Chartrand », souligne un extrait du jugement.

Depuis plusieurs années, la Ville était « bien au fait du problème de surpopulation des cerfs au parc Michel-Chartrand » et elle « connaissait aussi, au moins depuis 2015, les risques pour la sécurité des citoyens et ceux pour leurs propriétés privées », a-t-elle écrit.

Bien que les cerfs de Virginie soient des « animaux sauvages sans maître » et que la Ville n’ait pas d’obligation absolue à maintenir le cheptel (...) à un maximum de 10 ou 15 bêtes (...), elle a cependant l’obligation de prendre les moyens nécessaires afin de tendre vers cet objectif, a estimé la juge.

Un jugement déraisonnable, selon Longueuil

Michel Harvey et Pierre Avon devraient respectivement recevoir près de 5000 $ et de 15 000 $ pour les dommages causés à leur propriété. Or, la Ville, insatisfaite du jugement rendu aux petites créances, a déposé un pourvoi en contrôle judiciaire afin que la Cour supérieure entende l’affaire.

Selon la Ville de Longueuil, la Cour du Québec, division des petites créances, a « excédé sa compétence en interprétant le droit et les faits d’une façon irrationnelle, déraisonnable et manifestement erronée ».

Si les cerfs sont considérés sans maître, alors la Ville n’a « aucun lien juridique » avec eux, plaide-t-elle. Au sujet de sa responsabilité dans la gestion du parc Michel-Chartrand, la municipalité croit bon de faire ce rappel : « Il s’agit bien de pouvoirs (municipaux), et non d’obligations auxquelles (la Ville) est assujettie. »

La Cour, ajoute-t-on, a eu tort de traiter l’affaire comme si la Ville était « propriétaire ou gardienne des cerfs », de la même façon qu’elle est responsable des réseaux d'égout et d’aqueduc.

La mairesse de Longueuil, Catherine Fournier, estime que la Ville n’a pas à être tenue responsable des dommages causés par des animaux chez des particuliers.

« On est quand même sensibles à la réalité des citoyennes et citoyens qui habitent le secteur », précise-t-elle.

En fait foi, selon la mairesse, la volonté de son administration de réduire le cheptel par une chasse contrôlée dès cet automne. Il en va de la sécurité des citoyens, dont certains ont confié « avoir peur de circuler dans le secteur le soir », alors que de « nombreux accidents ont été répertoriés » dans les environs du parc, dit-elle.

En tranchant en faveur des deux résidents, la cour a créé un « précédent pour l'ensemble des villes du Québec » qui inquiète le conseiller municipal du district Parc-Michel-Chartrand, Jonathan Tabarah. « Après ça, est-ce que si un écureuil mange vos fils de batterie dans votre voiture, la Ville est tenue responsable? » se demande-t-il.

« Les citoyens vivent avec (les perturbations causées par les cerfs) depuis de nombreuses années. Mais ça demeure que l’enjeu numéro un, c’est l’équilibre écologique du parc Michel-Chartrand », Jonathan Tabarah, conseiller municipal du district Parc-Michel-Chartrand, dans l’arrondissement Vieux-Longueuil

Les décisions rendues aux petites créances sont d’ordinaire définitives et ne peuvent pas faire l’objet d’un appel. En déposant un pourvoi en contrôle judiciaire, la Ville utilise une voie peu commune – mais qui fait partie de l’arsenal dont disposent les municipalités comme les particuliers, selon Guillaume Rousseau, professeur titulaire à la Faculté de droit de l’Université de Sherbrooke.

Une Ville peut y avoir recours si elle « veut faire jurisprudence pour éviter des frais dans des enjeux semblables », explique M. Rousseau. La demanderesse doit alors démontrer que la juge a outrepassé ses compétences ou qu’elle a rendu une décision déraisonnable.

« Ça coûte extrêmement cher en révision », note-t-il, ce qui peut expliquer qu’une municipalité soit plus encline à y avoir recours qu’un citoyen.

Pour Michel Harvey, les procédures intentées par la Ville sont une claque au visage. Aujourd’hui retraité du domaine du génie biomédical, l’ancien résident de Longueuil habite à Granby. Il y a déménagé en décembre 2019, quelques mois après la fâcheuse visite des cerfs.

« Je suis offusqué, je suis déçu. (La décision prise aux petites créances) est pourtant un jugement sensé, équitable, juste! » lance-t-il.

« La Ville n’a rien fait (pour prévenir les dégâts). Rien! Pour moi, elle est fautive », ajoute M. Harvey, qui espère que le jugement en sa faveur sera maintenu.

Le pourvoi déposé par la Ville de Longueuil devrait être présenté à l’un des juges de la Cour supérieure le 22 septembre prochain.
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2 commentaires

  1. Anonyme
    Anonyme
    il y a un an
    Ce sont des biens meubles capables des faits autonomes?
    Puisqu'on parle ici de "ses" cerfs (en parlant de la ville), on ouvre le C.C.Q. au livre des biens.

    Les choses ont-elles changées tant que ça depuis mon cours de droit des biens, en 1975?

  2. Avocat
    Avocat
    il y a un an
    Rien à voir
    Je ne pense pas que la clef du dossier relève de la propriété des cerfs, mais du fait que la ville gère mal une problématique sur son territoire.

    Une ville qui gère mal ses eaux de ruissellement ne peut-elle pas encourir sa responsabilité, même si chaque goutte d'eau (y compris celle qui fait déborder le vase ou la rivière) ne lui appartient pas?

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