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Le principe de la proportionnalité n’étend pas la portée de la doctrine du for de nécessité

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Sean Griffin Et Jean-philippe Dionne

2022-11-07 11:15:00

Une récente décision de la Cour d’appel du Québec vient clarifier les cas d’application de la doctrine du for de nécessité.

Sean Griffin et Jean-Philippe Dionne, les auteurs de cet article. Source: Site web de Langlois
Sean Griffin et Jean-Philippe Dionne, les auteurs de cet article. Source: Site web de Langlois
Le 3 décembre 2021, dans l’affaire Otsuka Pharmaceutical Company Limited c. Pohoresky, la Cour supérieure du Québec (l’honorable Suzanne Courchesne) s’est déclarée compétente pour entendre une action collective entreprise par des personnes ne résidant pas au Québec et visant, en partie, des défenderesses étrangères (les « Défenderesses étrangères »).

Selon la Cour supérieure, la doctrine du for de nécessité, codifiée à l’article 3136 du Code civil du Québec (le « C.c.Q. »), justifiait que les tribunaux québécois soient saisis du litige à l’égard des Défenderesses étrangères. Cette conclusion reposait notamment sur une lecture inédite de l’article 3136 C.c.Q. à la lumière de l’article 491, al. 2 du Code de procédure civile (le « C.p.c. »).

Le 12 septembre 2022, la Cour d’appel du Québec (les honorables Simon Ruel, Benoît Moore et Frédéric Bachand) a toutefois infirmé ce jugement à l’unanimité et s’est prononcée, par le fait même, sur l’impact de l’article 491, al. 2 C.p.c. concernant l’étendue du chef de compétence du for de nécessité prévu à l’article 3136 C.c.Q.

Les faits

Les demandeurs visent à obtenir l’autorisation d’intenter une action collective portant sur le médicament Rexulti, un antipsychotique atypique fabriqué, testé et commercialisé par les six compagnies défenderesses. Les demandeurs allèguent que les défenderesses n’ont pas suffisamment dévoilé les effets secondaires graves associés à la prise de ce médicament.

Sur les six compagnies défenderesses, seules deux sont domiciliées au Québec. Les Défenderesses étrangères sont, quant à elles, domiciliées au Japon, aux États-Unis et au Danemark.

La personne ayant initialement déposé la demande d’autorisation était domiciliée au Québec, mais elle s’est retirée du dossier. Les demandeurs, qui résident en Ontario, se sont donc substitués à elle.

Suivant cette substitution, les Défenderesses étrangères contestent la compétence des tribunaux québécois à leur égard au moyen d’une exception déclinatoire. Elles plaident que le Québec n’est pas le forum approprié pour statuer sur des demandes formulées par des non-résidents visant des défendeurs étrangers, à l’égard de faits générateurs de responsabilité survenus à l’extérieur du Québec.

La décision de la Cour supérieure

La Cour supérieure détermine que les conditions pour autoriser l’action collective sont remplies et autorise par conséquent l’action contre toutes les compagnies défenderesses, et ce, pour le bénéfice d’un groupe national.

Quant à la question de compétence, la Cour supérieure rejette l’exception déclinatoire soulevée par les Défenderesses étrangères. La Cour note dans un premier temps qu’aucun des facteurs de rattachement de l’article 3148 C.c.Q. n’est établi en l’espèce.

À l’initiative des demandeurs, la Cour se penche ensuite sur l’article 3136 C.c.Q., lequel prévoit qu’une autorité québécoise qui n’a pas compétence pour entendre un litige peut tout de même le faire 1) si une action à l’étranger est impossible ou si on ne peut exiger qu’elle y soit introduite et 2) si la cause présente un lien suffisant avec le Québec.

Cet article codifie la doctrine du for de nécessité. La Cour supérieure souligne d’emblée que la jurisprudence sur l’article 3136 C.c.Q. attribue un caractère exceptionnel à la doctrine du for de nécessité en droit québécois.

La Cour estime toutefois que l’adoption du Code de procédure civile a modulé l’interprétation à donner à l’article 3136 C.c.Q, dans la mesure où l’article 491, al. 2 C.p.c. prévoit que « le tribunal qui décide de sa compétence internationale prend en considération les principes directeurs de la procédure ».

La Cour considère dès lors que le principe de proportionnalité doit être considéré dans l’analyse relative à l’application de la doctrine du for de nécessité, d’autant plus que ce principe fait écho aux principaux objectifs d’une action collective : faciliter l’accès à la justice, modifier les comportements dommageables et conserver les ressources judiciaires.

Dans le contexte de l’action collective proposée, la Cour supérieure estime que les allégations faites par les demandeurs permettent d’établir un lien suffisant entre leur recours et le Québec puisque les fautes prétendument commises par les Défenderesses étrangères sont inextricablement liées à celles prétendument commises par les défenderesses canadiennes (lesquelles sont soumises à la compétence des autorités québécoises).

La Cour supérieure ajoute qu’il serait déraisonnable, au regard du principe de proportionnalité et des objectifs des actions collectives, d’exiger que les membres du groupe domicilié hors Québec introduisent des recours dans d’autres juridictions.

Quant aux membres du groupe domiciliés au Québec, ceux-ci seraient privés de leur recours contre les Défenderesses étrangères si l’exception déclinatoire était accordée. Au terme de son analyse, la Cour supérieure s’estime donc compétente pour être saisie de tous les volets de l’action collective proposée.

La décision de la Cour d’appel du Québec

Les Défenderesses étrangères ont demandé l’autorisation de faire appel du jugement de première instance et ont obtenu cette autorisation le 16 février 2022. Le 12 septembre 2022, un banc unanime de la Cour d’appel leur a donné raison.

La Cour d’appel estime que la juge de première instance a erré en retenant que l’article 491, al. 2 C.p.c. a pour effet de permettre à une autorité québécoise de se saisir d’une affaire présentant un lien minimal avec le Québec au seul motif que cela permet à la partie demanderesse « de faire un usage plus proportionné de ses énergies et ressources ».

Selon la Cour d’appel, une telle conclusion s’inscrirait manifestement en porte à faux avec la raison d’être de la doctrine du for de nécessité, dont l’application exceptionnelle ne devrait servir qu’à éviter les dénis de justice.

La Cour d’appel ajoute à cet égard que l’adoption du raisonnement proposé par la Cour supérieure aurait pour effet de complexifier les débats relatifs à la compétence internationale des autorités québécoises en normalisant la présentation de moyens subsidiaires fondés sur des considérations liées à la proportionnalité.

La Cour d’appel précise néanmoins que « les embûches supplémentaires (coûts, délais, inconvénients, etc.) auxquelles une partie demanderesse serait confrontée si elle était contrainte d’intenter son action à l’étranger » pourront dans certains cas justifier l’application de la doctrine du for de nécessité.

La Cour d’appel cite notamment le cas de personnes moins fortunées ou vulnérables pour lesquelles la contrainte d’introduire un recours à l’étranger constituerait un véritable déni de justice.

Ainsi, la Cour réitère une fois de plus l’importance du principe d’accès à la justice. Elle rappelle néanmoins que la partie qui prétend qu’il est déraisonnable pour elle d’intenter son action au Québec – ou, à l’inverse, qu’il lui est impossible d’intenter son action à l’étranger – doit le prouver avec un dossier factuel complet.

Appliquant ce raisonnement au pourvoi, la Cour d’appel conclut que le fait d’exiger des intimés qu’ils poursuivent les Défenderesses étrangères en Ontario ne mettrait pas en péril leurs recours contre celles-ci. En l’absence de risque de déni de justice, la Cour supérieure aurait donc dû décliner compétence.

Conclusion

Cette décision de la Cour d’appel du Québec clarifie les cas d’application de la doctrine du for de nécessité qui est codifiée à l’article 3136 C.c.Q. Cette doctrine ne trouvera application que dans certains cas (personnes moins fortunées ou vulnérables) appuyés par un dossier factuel suffisant.

Les auteurs remercient Alix Casgrain, stagiaire en droit chez Langlois, pour sa collaboration à la rédaction de cet article.

À propos des auteurs

Sean Griffin est associé et chef de secteur litige chez Langlois, en plus d’être membre du conseil d’administration du cabinet. Sa pratique porte sur les litiges complexes relevant du droit constitutionnel, administratif, public et commercial ainsi que du droit des sociétés et des valeurs mobilières.

Jean-Philippe Dionne est avocat au sein du groupe litige chez Langlois, à Montréal. Il exerce principalement dans les domaines du litige civil et commercial. Me Dionne est récipiendaire de plusieurs prix et bourses pour ses excellents résultats universitaires. Il a obtenu la meilleure moyenne cumulative de sa promotion en première, deuxième et troisième année de son baccalauréat en droit civil, à l’Université d’Ottawa.
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