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La Cour d’appel du Québec juge qu’il n’y a pas lieu de déduire les prestations d’invalidité de l’indemnité de délai-congé

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Myriane Le François Et Nadine Houle

2022-11-28 11:15:00

Dans un arrêt rendu le 1er septembre 2022, la Cour d’appel a rendu une décision concernant la déduction des prestations d’invalidité de l’indemnité de délai-congé.

Myriane Le François et Nadine Houle, les auteures de cet article. Sources: LinkedIn et McCarthy Tétrault
Myriane Le François et Nadine Houle, les auteures de cet article. Sources: LinkedIn et McCarthy Tétrault
Celle-ci a tranché à l’effet qu’il n’y a pas lieu de déduire les prestations d’assurance invalidité touchées par un salarié de l’indemnité tenant lieu de délai-congé, et ce, même si l’employeur finançait le régime d’assurance.

Dans cette affaire, Mme Girard, une gestionnaire à l’emploi de la Caisse Populaire Desjardins de Saint-Raymond-Sainte-Catherine (ci-après la « Caisse ») depuis près d’un an, a été renvoyée chez elle par son nouveau directeur général. Au moment de cet événement, le 17 avril 2014, Mme Girard comptait 35 années d’ancienneté auprès du Mouvement Desjardins.

Plusieurs mois plus tard et alors qu’elle a sombré dans une profonde dépression, Mme Girard apprend qu’elle est congédiée.

Mme Girard touche des prestations d’invalidité pendant une période de 28 mois pour ensuite commencer un nouvel emploi dans un secteur différent et beaucoup moins rémunéré.

Devant la Cour supérieure du Québec, Mme Girard a allégué avoir été l’objet d’un congédiement sans cause juste et suffisante, abusif et portant atteinte de manière illicite et intentionnelle à sa réputation, à sa dignité et à son honneur.

Elle a ainsi réclamé une indemnité de départ de 36 mois, ainsi que des dommages moraux et des dommages punitifs considérables. Mme Girard a également soutenu que la Caisse devait lui verser des dommages punitifs additionnels pour l’avoir congédiée alors qu’elle était atteinte d’un handicap, soit la dépression, pour laquelle elle était en arrêt de travail au moment de son congédiement.

Ainsi, devant la Cour supérieure, Mme Girard a réclamé une somme totale de 2 516 530,10$.

1. La décision de première instance

La Cour supérieure a d’abord conclu que le congédiement de Mme Girard n’était pas fondé sur un motif sérieux.

Quant à la détermination du délai-congé, la Cour supérieure a octroyé un délai-congé de 24 mois compte tenu de l’âge de Mme Girard, de son niveau hiérarchique élevé, de ses 35 ans de service continu au sein de Mouvement Desjardins et des perspectives réduites d’emploi à l’avenir. Ce délai-congé de 24 mois représente un total de 234 502$, en prenant en considération les bonis et les hausses salariales que Mme Girard aurait reçu durant cette période.

Comme le régime d’assurance-invalidité en vigueur prévoyait le partage du coût des primes entre l'employeur (80 %) et l'employé (20 %), la Cour a déduit de l’indemnité de départ de 24 mois le montant équivalent aux prestations reçues par Mme Girard entre le 16 février 2015 (date du congédiement) et le 21 août 2016 (date où ont pris fin les prestations) correspondant à la partie du financement effectué par la Caisse.

Par ailleurs, la Caisse n’a pas démontré que Mme Girard avait manqué à son obligation de réduire ses dommages. Ainsi, la Cour a établi le montant de l’indemnité de départ à 129 709$.

Finalement, en ce qui a trait aux dommages moraux réclamés par Mme Girard, la Cour supérieure a déterminé que le geste du 17 avril 2017 du directeur de Mme Girard consistant à la renvoyer immédiatement chez elle, de façon aussi laconique qu’humiliante, était intempestif, cavalier et brutal.

Son silence de plusieurs semaines qui a suivi a démontré une absence totale de respect et d’empathie de sa part à l'endroit de Mme Girard et ainsi, la Caisse a fait preuve de négligence et d’une conduite abusive.

Compte tenu des faits et des circonstances particulières de cette affaire, la Cour a octroyé une somme globale de 75 000 $ pour compenser le préjudice subi par Mme Girard pour une atteinte à sa réputation, son honneur et sa dignité et pour les troubles, le stress, les ennuis et les inconvénients que lui ont causés son renvoi et son congédiement fautifs et abusifs.

La Cour rejette toutefois la réclamation de dommages punitifs de Mme Girard, puisque la preuve n’a pas révélé de la part de la Caisse une intention de nuire à la réputation de Mme Girard ni de mettre fin à son emploi en raison de sa dépression.

La Cour supérieure est également d’avis que Mme Girard a établi le bien-fondé de sa demande au montant de 6 565,01 $ pour la reconnaissance de ses 35 années de service au sein du Mouvement Desjardins, auquel s’ajoutent une somme de 1 000 $ pour des frais de consultation et d’orientation et une somme de 11 130,02 $ pour des vacances accumulées et impayées à la date de son renvoi.

Ainsi, en première instance, la Caisse est condamnée à verser à Mme Girard une somme totale de 213 404$, soit 129 709$ à titre de délai-congé de 24 mois, 75 000$ pour les dommages non pécuniaires et 18 695 $ pour certains frais et la perte d’avantages liés à son emploi.

2. L’arrêt de la Cour d’appel

Insatisfaites de la décision de la Cour supérieure, les deux parties, par voie d’appel et d’appel incident, se sont pourvues devant la Cour d’appel.

La Cour d’appel se penche d’abord sur la durée du délai-congé. La Cour d’appel a confirmé la prise en compte par le juge de première instance de l’ancienneté de Mme Girard au sein du Mouvement Desjardins dans l’évaluation du délai-congé.

Quant au délai-congé s’élevant à 24 mois, la Cour d’appel a maintenu celui-ci en mentionnant qu’eu égard à l’ensemble des circonstances, en particulier l’âge de Mme Girard (52 ans), son parcours au sein du Mouvement Desjardins depuis 35 ans et le niveau hiérarchique élevé du poste qu’elle occupait, le délai-congé de 24 mois accordé par le juge de première instance n’était pas exagéré, bien qu’il puisse paraître généreux au regard des précédents soumis par la Caisse.

Élément important à noter : la Cour d’appel a refusé de confirmer que la durée de 24 mois constituerait un plafond absolu au Québec en matière de délai congé, ce qui ouvre la porte, selon nous, à ce que les tribunaux puissent considérer des délais congés plus longs à l’avenir.

Quant aux bonis et aux augmentations salariales, la Cour d’appel retient qu’ils faisaient partie des conditions de travail de Mme Girard et n’étaient pas purement discrétionnaires, même s’ils dépendaient de l’atteinte de certains objectifs.

Par ailleurs, le salaire de Mme Girard a toujours été bonifié selon ce régime d’intéressement. Ainsi, la Cour d’appel rejette la prétention de la Caisse à l’effet que Mme Girard n’aurait pas eu droit aux bonis et aux augmentations salariales prévues dans son contrat.

La Caisse a soutenu devant la Cour d’appel que le juge a erré en la condamnant à payer 75 000 $ pour dommages non pécuniaires en lien avec la rencontre du 17 avril 2014, étant donné que cet événement constituerait un accident du travail au sens de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles.

Elle ajoute que rien dans la preuve ne démontre qu’elle a commis un abus de droit ou une faute distincte et, subsidiairement, que le montant des dommages-intérêts est exagéré. La Cour d’appel est d’avis qu’effectivement, Mme Girard ne pouvait pas réclamer à la Caisse, sous forme de dommages-intérêts, ce qu’elle aurait pu obtenir de la CNESST pour le préjudice physique et moral que son renvoi à la maison du 17 avril 2014 lui a causé et suite auquel son invalidité a débuté.

Toutefois, Mme Girard a conservé ses droits et recours en vertu du droit commun fondés sur une « cause d’action séparée », en l’occurrence la résiliation de son contrat de travail le 16 février 2015 et toute faute distincte commise par la Caisse qui ne serait pas constitutive d’une lésion professionnelle. La Cour d’appel réduit ainsi à 20 000$ le montant de l’indemnité pour dommages non pécuniaires.

Quant à la déduction des prestations d’assurance invalidité reçues par Mme Girard, l’appel porte sur l’application, ou non, de l’article 1608 du Code civil du Québec (le « C.c.Q. ») à la situation de Mme Girard. Cette article prévoit que « l’obligation du débiteur de payer des dommages-intérêts au créancier n’est ni atténuée ni modifiée par le fait que le créancier reçoive une prestation d’un tiers, par suite du préjudice qu’il a subi, sauf dans la mesure où le tiers est subrogé aux droits du créancier ».

Selon la Cour d’appel, le juge de première instance n’aurait pas dû déduire de l’indemnité tenant lieu de délai de congé les prestations d’assurance invalidité reçues par Mme Girard durant cette période au motif que la Caisse participait au financement du régime d’assurance. À cet effet, la Cour d’appel écrit :

(85) Avec égard pour l’opinion contraire, je suis d’avis que l’article 1608 C.c.Q. s’applique chaque fois qu’un salarié reçoit des prestations d’invalidité d’un assureur, indépendamment du fait que l’employeur paie, en tout ou en partie, le coût des primes d’assurance. Cette contribution de l’employeur fait partie des conditions de travail du salarié(60) et ne doit pas être confondue avec les prestations d’invalidité versées par l’assureur.

Conclure autrement aurait pour effet de transformer l’assurance invalidité au bénéfice du salarié en assurance qui garantirait l’employeur contre les conséquences pécuniaires de son obligation de donner un délai-congé raisonnable (une sorte d’assurance responsabilité).

(86) (…) Il en irait autrement si l’employeur payait non pas les primes d’assurance, mais le salaire ou une partie du salaire en cas d’invalidité. Dans ce cas, le salarié ne recevrait pas une prestation d’un tiers et l’article 1608 C.c.Q. ne s’appliquerait pas. (…) (notre emphase)

Par ailleurs, la Cour d’appel explique que ce principe ne s’applique pas aux employeurs « auto-assurés » qui se trouvent à payer eux-mêmes les prestations d’assurance-invalidité.

Ainsi, selon l’article 1608 C.c.Q., l’obligation de l’employeur de payer un délai-congé n’est ni atténuée ni modifiée par le fait que le salarié reçoive une prestation d'un tiers assureur. La Cour d’appel spécifie qu’il n’est pas exact de parler de double indemnisation, puisque les prestations d’invalidité ne sont pas une indemnité pour un préjudice subi, mais constituent plutôt l’objet de l’obligation de l’assureur aux termes du régime d’assurance.

Par conséquent, la Cour d’appel augmente l’indemnité tenant lieu de délai de congé du montant déduit par le juge de première instance à titre de prestation d’invalidité versées par l’assureur.

Finalement, la Cour d’appel rejette la réclamation de Mme Girard de « la valeur de remplacement de son fonds de pension », puisque cet argument équivaut à nier la faculté de résiliation unilatérale du contrat de travail conférée par l’article 2091 C.c.Q.

La Cour d’appel rejette également la réclamation de Mme Girard pour les cotisations patronales au Régime des rentes du Mouvement Desjardins pour la période du délai-congé, étant d’avis que la preuve présentée ne permet pas de quantifier cet avantage ou ce gain manqué.

Ainsi, la Cour d’appel réduit à 20 000 $ l’indemnité pour dommages non pécuniaires, retranche l’indemnité de 11 130 $ pour les vacances et augmente à 203 185 $ l’indemnité tenant lieu de délai de congé.

Commentaires

Cet arrêt de la Cour d’appel vient confirmer qu’il n’y a pas lieu de déduire les prestations d’assurance invalidité versées par un assureur de l’indemnité de délai-congé, et ce, même si l’employeur finançait le régime d’assurance.

La Cour d’appel apporte toutefois une nuance, en précisant qu’il en irait autrement si l’employeur ne payait non pas les primes d’assurance, mais le salaire ou une partie du salaire en cas d’invalidité (i.e. dans le cadre d’un régime auto-assuré). Dans un tel cas, la déduction des prestations d’invalidité versées par l’employeur de l’indemnité tenant lieu de délai-congé serait appropriée.

Il y a lieu de noter que cet arrêt a été rendu dans le contexte du Code civil du Québec. Notre équipe de droit du travail et de l’emploi suivra de près l’application de cet arrêt dans le contexte de la Loi sur les normes du travail, s’il y a lieu, ainsi que les décisions qui appliqueront ces principes au cours des prochains mois. Pour obtenir de plus amples renseignements sur le sujet, n’hésitez pas à communiquer avec un membre de notre équipe du droit du travail et de l’emploi.

Cet article a été publié à l’origine sur le site du cabinet McCarthy Tétrault.

À propos des auteures

Me Myriane Le François pratique en droit du travail et de l’emploi en français et en anglais au sein du cabinet McCarthy Tétrault et offre ses services à une clientèle de toutes tailles et de tous les secteurs d’activité concernant leurs plus importantes questions en matière de ressources humaines, de relations de travail et de planification de la main-d’œuvre.

Elle offre des conseils stratégiques et des solutions d’affaires pragmatiques aux clients, en les aidant à procéder à des congédiements complexes, dans la gestion des invalidités et du rendement, à gérer et à enquêter sur les allégations de violence et de harcèlement, et à mener des négociations de conventions collectives.

Me Nadine Houle est sociétaire au sein du groupe de droit du travail et de l’emploi du cabinet McCarthy Tétrault, au bureau de Montréal. Sa pratique est axée sur la représentation d’employeurs, tant sous la réglementation provinciale que fédérale.

Elle représente des clients de divers secteurs, notamment sur des enjeux touchant l’interprétation et l’application des conventions collectives et des contrats de travail, les congédiements injustifiés, les politiques d’emploi et les normes du travail, de même que la discrimination et le harcèlement en milieu de travail.
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