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Les décisions de la CSC appelables? Rien de moins sûr...

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Julien Fournier, Mathieu Bernier-trudeau

2015-12-17 11:15:00

Si un avocat soutient qu’il serait toujours possible d’en appeler des décisions de la Cour suprême du Canada, ces deux étudiants à la maîtrise ne sont pas du même avis. Place au débat...

Mathieu Bernier-Trudeau est étudiant en droit chez McCarthy Tétrault à Montréal et est candidat à la maîtrise en droit à Harvard Law School
Mathieu Bernier-Trudeau est étudiant en droit chez McCarthy Tétrault à Montréal et est candidat à la maîtrise en droit à Harvard Law School
Me Claude Laferrière soulevait, le 15 décembre 2015 sur Droit inc., une question fort intéressante : la fin des appels au Comité judiciaire du Conseil privé de la Reine (pour le Royaume-Uni) édictée par la Loi sur la Cour suprême est-elle valide et définitive?

Remerciant Me Laferrière d'avoir propulsé devant la communauté juridique les questions entourant à la fois le droit constitutionnel et le processus d'accession du Canada à l'indépendance, nous tenons à souligner deux choses : la controverse autour des assises des pouvoirs de l'État en droit interne canadien et l'arrêt du Comité judicaire de 1947 sur la question de la fin de sa juridiction sur le Canada.

Dans Procureur général de l'Ontario c. Procureur général du Canada en 1947 (Abolition of Privy Council Appeals Reference, [1947] A.C. 127), le Comité judiciaire a été très clair quant au pouvoir du Parlement fédéral de mettre fin aux appels à Londres. Le libellé exact ayant fait l'objet du Renvoi en 1947 était beaucoup plus élaboré que celui se trouvant aujourd'hui dans la Loi sur la Cour suprême.

Il manifestait sans équivoque l'intention du Parlement de mettre fin à la fois aux appels existants en vertu de la prérogative royale qu'à ceux existant en vertu de toute autre source du droit, dont des lois impériales adoptées par le Parlement britannique pour l'Empire et visant à régir ces appels. Le Comité judiciaire ayant validé le pouvoir du Parlement fédéral d'édicter une telle loi à cette époque, cette intention doit être respectée. Aucun plaideur ne pourrait donc obtenir une permission d'appeler d'une décision de la Cour suprême de nos jours.

La question plus large soulevée par Me Laferrière est cependant beaucoup plus controversée et intéressante : Quelles sont les assises des pouvoirs de notre État dans notre droit ?

Cette question fait l'objet d'un contentieux devant les tribunaux relativement à la validité de la Loi de 2013 sur la succession au trône. Me Laferrière s'interroge : « Manifestement, est-ce que cet article a pour effet de lier la juridiction anglaise du Comité qui se situe à l'extérieur du territoire canadien [...] ». Là est toute la question.

Droit canadien ou britannique ?

Si, par exemple, les justiciables du Québec pouvaient appeler des décisions de la Cour d'appel du Québec (alors la Cour du banc du Roi) et des décisions de la Cour suprême à Sa Majesté en conseil privé, c'est que le droit du Canada le permettait. Comme le gouvernement fédéral le reconnaissait dans son projet de loi modifiant la Loi sur la Cour suprême soumis à l'étude du Comité judiciaire en 1947, les appels au Comité judiciaire étaient possibles car des lois impériales, fédérales et provinciales, et la common law par prérogative royale, le prévoyaient. On trouve parmi ces lois les Judicial Committee Acts de 1833 et de 1844 qui avaient été édictées dans le droit du Canada par le Parlement de Westminster.

La question est brûlante d'actualité, car le gouvernement fédéral considère aujourd'hui que le pouvoir de décider de la personne du chef d'État du Canada réside en droit britannique, en dehors de notre ordre juridique. Dans la Loi de 2013 sur la succession au trône et dans les plaidoiries au soutien de sa validité constitutionnelle qui ont été faites devant la Cour supérieure du Québec (Motard et Taillon c. Procureur général du Canada, no 200-17-018455-139), le gouvernement fédéral soutient que ce n'est pas en vertu du droit du Canada qu'Elizabeth II a les pouvoirs (théoriques) de l'État canadien, mais en vertu de l'ordre juridique britannique.

Son argument est le suivant : une modification aux règles de succession opérée par le Parlement britannique – même après l’adoption de la Loi constitutionnelle de 1982 – s’applique automatiquement en droit canadien. À l’inverse, les deux professeurs de la Faculté de droit de l’Université Laval, soutenus par le Procureur général du Québec et l’organisation monarchiste Royal Heritage Trust, prétendent que seule une modification du droit canadien permet d’introduire au Canada une telle réforme.

Or, le simple fait que Me Laferrière puisse jeter un doute sur la validité de l’abolition du droit d’appel devant le Comité judiciaire du Conseil privé de Londres démontre la complexité de l'ordre constitutionnel canadien, dont les frontières autant juridictionnelles que conceptuelles peuvent sembler floues.

En réalité, Me Laferrière prétend que le droit d’en appeler devant le Comité judiciaire – parce qu’il a été établi par le droit britannique – ne pourrait être modifié ou abrogé au Canada que par une loi britannique et non par une loi fédérale. Une telle affirmation, à l’instar de la position du Procureur général du Canada dans le dossier de la succession royale, repose sur une profonde méconnaissance du processus d’accession du Canada à l’indépendance.

Ce raisonnement fait fi des conséquences du Statut de Westminster et de la Loi de 1982 sur le Canada (article 2) qui ont justement pour effet de permettre aux organes de la fédération canadienne de dorénavant modifier, à leur guise, les normes juridiques dont ils ont hérité de l’époque impériale.

Chez Me Laferrière comme dans la position du Procureur général du Canada dans le dossier de la succession royale, il y a cette idée que le Parlement britannique serait encore à ce jour le seul organe compétent à régir certains aspects du droit constitutionnel canadien. C’est là une approche incompatible avec l’indépendance du Canada.

Julien Fournier est étudiant en droit chez Norton Rose Fulbright à Québec et est candidat à la maîtrise en droit constitutionnel à l'Université Laval.

Mathieu Bernier-Trudeau est étudiant en droit chez McCarthy Tétrault à Montréal et est candidat à la maîtrise en droit à Harvard Law School.
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6 commentaires

  1. Claude Laferrière
    Claude Laferrière
    il y a 8 ans
    Avocat
    Bonjour cher confrère,

    Votre billet est vivement apprécié. Nous nous entendons à tout le moins sur la complexité de la question. Par ailleurs, mon argument au sujet de l'indépendance du Canada est tout simple et vous l'avez évité: l'expression INDÉPENDANCE DU CANADA qui apparaît dans le texte de la Proclamation royale d'avril 1982 signée par la Souveraine, entourée de l'équipe libérale du temps, n'apparaît pas dans le Canada Act 1982 adopté à majorité simple par le Parlement de Westminster. VOIR LES LIENS À CET EFFET.

    Pourquoi? Parce que Westminster, et le Couronne britannique, (c'est une opinion fondée davantage sur l'histoire que le droit) se réservent le droit de réunifier le Canada à la GB au besoin, comme c'était l'intention de Churchill et du Souverain, si les Allemands avaient gagné la Bataille d'Angleterre à laquelle d'ailleurs ont particité de nombreux et héroique pilotes canadiens-français (Capt. Landry par exemple). Le Canada serait devenu leur refuge et Toronto possiblement, la nouvelle capitale du RU. Et dans le contexte géopolitique actuel, pour le moins explosif, le Canada avec son immense territoire reste pour nos amis anglais, une terre refuge par excellence.

    Dès lors, comment penser à l'indépendance du Québec alors que l'achèvement de l'indépendance du Canada n'est pas encore réglée?

    Par ailleurs, on peut arguer des "conventions constitutionnelles"! Mais cela ne tient pas la route en présence d'écrits - ou d'omissions claires dans les écrits.

    Je vous remercie encore une fois pour votre commentaire.

  2. Julien Fournier
    Julien Fournier
    il y a 8 ans
    Divisibilité
    Cher Maître,

    Je comprends maintenant mieux votre point et votre questionnement justifie mon mémoire de maîtrise qui portera justement là-dessus!

    Sommairement, je retiens trois sources :


    Dans Re: Offshore Mineral Rights, [1967] S.C.R. 792, 816, la Cour suprême a reconnu l'indépendance du Canada :

    "There can be no doubt now that Canada has become a sovereign state. Its sovereignty was acquired in the period between its separate signature of the Treaty of Versailles in 1919 and the Statute of Westminster, 1931, 22 Geo. V., c. 4."


    Dans la Loi de 1982 sur le Canada (le Canada Act), l'article 2 édicte:

    "No Act of the Parliament of the United Kingdom passed after the Constitution Act, 1982 comes into force shall extend to Canada as part of its law."

    La question de la capacité du Parlement britannique de se lier pour l'avenir est épineuse, mais Morin et Whoerling en font une analyse intéressante dans Les constitutions du Canada et du Québec : du Régime français à nos jours et concluent que le Parlement britannique est lié. Retenons les propos de Lord Denning : "Freedom once given cannot be taken away" (Blackburn v. A.G.,[1971] 2 All ER 1380 (Cour d'appel d'Angleterre et du Pays de Galles)).


    La Couronne canadienne est une entité indépendante de la Couronne britannique de nos jours, cela a été reconnu par la Cour d'appel d'Angleterre et du Pays de Galles en 1982 : R. c. Secretary of State for Foreign and Commonwealth Affairs, ex parte Indian Association of Alberta, [1982] 2 All E.R. 118 (C.A.). C'est une divisibilité de droit formel et non de conventions. Ainsi, aujourd'hui, la Couronne britannique n'a plus aucune souveraineté ou autorité sur le Canada: ni la Reine-en-Parlement, ni la Reine-en-conseil. La "Reine du Canada" est un organe différent de la "Reine du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord". Voir Henri BRUN et Guy TREMBLAY. Droit constitutionnel, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2002, p.77.

    Seuls les organes constitués par le droit constitutionnel du Canada ont une autorité sur le Canada, et chacun des organes britanniques qui autrefois y avaient une autorité ultime ont été retirés de manière définitive. Il n'y a que la Reine du Canada, formellement une charge distincte de celle du Royaume-Uni, qui est une entité "londonienne" et qui préserve un pouvoir. Par conventions cette fois, elle n'agira que sur avis de ministres canadiens.

    Merci,

    Julien Fournier

  3. Claude Laferrière
    Claude Laferrière
    il y a 8 ans
    Avocat
    Bonjour chers confrères,

    Ce n'est pas de la capacité de faire des lois au Canada, d'amender notre Constitution et ce, conformément à l'existence d'une Souveraineté (Couronne) autonome de notre pays dont il était question dans mon texte, mais plutôt de la reconnaissance formelle du Canada comme état INDEPENDANT n'ayant plus de lien juridique avec la mère-patrie, à l'instar des ÉTATS-UNIS D'AMERIQUE après la Déclaration d'indépendance de 1776.

    C'est de cela dont il s'agit chers collègues. Nous avons toujours ce lien juridique QUI N'EST PAS QUE SYMBOLIQUE qui nous unit toujours à l'Angleterre de George III (Acte de Québec 1774) et qui fait en sorte que nos juges, nos militaires (Ex R22eR moi-même) et nos ministres doivent prêter un serment qui est un GAGE ABSOLU DE LOYAUTÉ et non pas seulement une fonction symbolique, et qui peut justifier de graves sanctions en cas de faute!

    Tout ceci ne nous empêche pas de faire nos lois et d'amender notre Constitution tout en préservant un lien fondamental et original avec la Couronne britannique dont certains textes et traités sont toujours en vigueur PARCE QUE NON INCOMPATIBLES avec notre Constitution. Pour ces instruments, le recours au Privy Council sur permission demeure. C'est mon opinion.

    Avec le plus grand respect pour l'opinion contraire, très cordialement...

  4. Anonyme
    Anonyme
    il y a 8 ans
    Aaaahhhh ...
    Un échange intelligent entre confrères, sans "bitcherie" ou attaque ad hominem.

    Aaaaahhhh .... Que ça fait du BIEN !

  5. Claude Laferrière
    Claude Laferrière
    il y a 8 ans
    Avocat
    J'oubliais...

    Dans la Loi de 1982 sur le Canada (le Canada Act), l'article 2 édicte:

    __"No Act of the Parliament of the United Kingdom passed after the Constitution Act, 1982 comes into force shall extend to Canada as part of its law."__

    Cet article pourrait être abrogé par une loi à majorité simple du Parlement de Westminster compte tenu d'impératifs géopolitiques urgents(menaces séparatistes de l'Écosse notamment, l'impérialisme russe, etc)et d'un appel à l'unité, et du fait que le Canada utilise les symboles de la Monarchie dans toutes les fonctions exécutives de défense et de sécurité.

    Voilà!

  6. Claude Laferrière
    Claude Laferrière
    il y a 8 ans
    Avocat
    Bonjour cher confrère,

    Voici un bel exemple de jugement de notre Cour suprême qui aurait pu faire l'objet d'un appel sur permission au Comité judiciaire (ma libre traduction)et dont l'encre est encore fraîche:

    Caron c. Alberta, 2015 SCC 56

    Cet arrêt, comme vous le savez, examine une entente conclut entre le Canada (Hudson Bay Co.) et la Grande-Bretagne au sujet de certains droits. La majorité et la minorité font grand état de l'histoire législative et d'une entente entre le Canada et la Grande-Bretagne au sujet de droits légaux ("legal rights"), lesquels pourraient comprendre ou non les droits linguistiques, sous le parapluie ou non de notre Constitution, une loi britannique! S'agit-il de droits acquis?

    Quelle était l'intention du législateur anglais à cette époque? Une décision du Comité aurait pu être favorable au français en Alberta où travaillent encore et résident de nombreux québécois!

    Curieusement, mon billet évoque non seulement l'Acte de Québec mais aussi le cas d'entités en matière commerciale ayant conclut une entente avec la GB pour leurs activités au Canada.

    Très cordialement.

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