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Autoreprésentation: les demandeurs favorisés?

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Jean-francois Parent

2019-08-15 15:00:00

Plaider seul devant un magistrat est la recette du désastre… sauf en demande, qui semble bénéficier d’un biais structurel.

Emmanuelle Bernheim, chercheure spécialisée dans le phénomène de l’autoreprésentation des justiciables. Source : Site Web de l'ADAJ
Emmanuelle Bernheim, chercheure spécialisée dans le phénomène de l’autoreprésentation des justiciables. Source : Site Web de l'ADAJ
Alors que les problèmes d’accès à la justice sont plus criants que jamais, les justiciables n’ont souvent d’autre choix que de se présenter seul au tribunal.

Ce qu’ils font cependant à leurs risques et périls, révèle une analyse de Droit-Inc.

En effet, une analyse de quelque 25 000 décisions rendues en chambre civile de la Cour supérieure depuis 2011 indique que le taux de succès d’un justiciable faisant les choses par lui-même est, au mieux, minimal.

Ainsi, un citoyen qui se défend seul devant un juge, sans aucune aide d’un avocat, remportera moins de 7 % de ses dossiers. Sur les quelque 13 000 décisions impliquant des justiciables se défendant seuls, à peine 800 ont culminé en une victoire en défense.

C’est ce que permet de constater une compilation des jugements rendus de 2011 à 2019, selon la représentation des parties impliquées.

Les données, fournies par le ministère de la Justice, calculent le nombre de jugements accordés et rejetés, ainsi que les ententes négociées hors cour pour chaque année depuis 2011, et pour le premier trimestre de 2019.

Les résultats, soit 25 199 décisions au total, sont ventilés selon la représentation de chacune des parties : Demande et défense représentées, demande représentée face à une défense partiellement représentée, demande non représentée contre une défense qui elle est représentée par un avocat, etc.

Au total, neuf cas de figures sont répertoriés par le ministère de la Justice.

La représentation partielle indique que lorsque plusieurs parties sont inscrites à un dossier, au moins une d’entre elles était représentée par un avocat. Quant au jugement « Autre », il évoque notamment les arrangements hors cours.

Notre premier constat confirme ce que d’aucuns disent : aller seul devant un juge est une expérience qui tournera mal la plupart du temps. Ainsi, pour un défendeur qui n’utilise pas les services d’un avocat, le taux de succès—mesuré comme un jugement favorable—est systématiquement inférieur à 20 %.

La roue tourne cependant lorsque le défendeur est partiellement représenté face à un demandeur qui n’a pas d’avocat : dans ces conditions, le taux de succès de la défense atteint 50 %.

Biais favorable à la demande

Cependant, la demande semble particulièrement favorisée lorsqu’elle se représente seule : face à un défendeur sans avocat, un demandeur seul peut gagner sa cause 7 fois sur 10. À l’inverse, un défendeur seul face à un demandeur non représenté ne remporte que 16 % des décisions rendues par le tribunal.

En fait lorsqu’ils ne sont pas représentés, les demandeurs obtiennent des taux de succès supérieurs à ceux obtenus par les défendeurs sans avocats. À compétence égale illustre notre tableau, les demandeurs sont favorisés avec ou sans avocat face à la défense.

Et même lorsque le défendeur ayant recours à un avocat lutte contre un demandeur sans avocat, il peine à convaincre un juge de lui donner raison plus de la moitié du temps. Par ailleurs, un demandeur non représenté face à un défendeur partiellement représenté remporte 26 % de ses causes ; à l’inverse, un défendeur partiellement représenté face à un demandeur non représenté gagne… 5,4 % seulement de ses jugements !

« En demande, il faut déjà bien se préparer et connaître le droit que l’on veut faire valoir, donc ça présuppose que le demandeur sans avocat a déjà besoin d’être préparé, ce qui peut expliquer en partie que la demande semble favorisée », avance Emmanuelle Bernheim, chercheure spécialisée dans le phénomène de l’autoreprésentation des justiciables.

Elle a accepté d’avancer quelques hypothèses pour nous aider à interpréter les données du ministère de la Justice.

Par exemple, elle observe qu’en Cour supérieure, d’où les données émanent, on entend des causes plus complexes, sous-entendant un degré de préparation supérieur pour les demandeurs, augmentant d’autant leurs chances de succès.

« Tandis que le défendeur, souvent, la poursuite lui tombe dessus, il subit la situation, parfois passivement, et il n’a pas nécessairement les outils pour y faire face. »

Ceci expliquant cela, lorsqu’on est seul devant la justice, dans un système adversarial, il est possible que la demande soit avantagée.

Biais des juges ?

Cela amène également la professeure au département des Sciences juridiques à l’UQAM à se demander si la magistrature n’a pas un rôle à jouer dans cette situation.

Elle observe que comme « le magistrat a une obligation d’assistance envers la partie non représentée pour s’assurer qu’elle respecte les procédures », il est possible que ce soit la demande qui bénéficie davantage que la défense. Puisqu’elle a l’initiative, la demande a davantage de codes et de normes à respecter, et pourrait ainsi avoir besoin de davantage de soutien de la part du juge.

Et ce, surtout si la défense est représentée, même partiellement ; l’obligation d’assistance est moindre, bénéficiant d’autant à la demande.

Les ratés du système

Autre problème illustré par notre analyse des données : le système judiciaire ne semble pas adapté à l’autoreprésentation, poursuit Emmanuelle Bernheim.

Il faudrait pourtant y voir : Nos données révèlent ainsi que sur les quelque 25 000 décisions analysées, plus de 15 000 ont été rendues pour le compte de justiciables ayant été partiellement, ou pas du tout représentés.

En effet, au-delà d’avoir à plaider sans vraiment connaître les méandres de la loi et les techniques de plaidoirie, les justiciables qui se présentent seuls au bâton doivent également composer avec le peu de ressource à leur disposition.

« Le monopole professionnel fait sorte que si on n’a pas d’avocat, on ne peut pas savoir quoi faire », explique Mme Bernheim. Par exemple, avoir accès à de la jurisprudence grâce à internet, c’est bien, mais rares sont les gens qui savent comment l’utiliser. Encore moins en tirer profit pendant leur plaidoirie.

L’information juridique est disponible, mais les outils pour bien s’en servir, et les conseils pour bien se préparer à affronter un juge—ou l’avocat de la partie adverse—ne sont pas légion.

« Aux États-Unis, plusieurs ressources existent pour soutenir les gens dans ces démarches. Et en Ontario, où les parajuristes et les étudiants peuvent accompagner les justiciables relativement loin dans le processus, on commence à tenir compte de cette réalité. »

Mais au Québec, les lacunes sont importantes.

Sans compter qu’il arrive que les acteurs du système eux-mêmes ne facilitent pas les choses. « Notamment au Tribunal administratif du Québec, on recense des situations où les avocats adverses refusent de discuter avec un justiciable sans avocat, ou qui ont recours à des stratégies pour les déstabiliser », déplore-t-elle.

Et pourtant, l’autoreprésentation est l’affaire de tous.

« Cela alourdit la tâche des avocats qui font face à des parties non représentées. Et c’est parfois délicat au point de vue éthique, car l’avocat doit être loyal envers son client », face à un adversaire dépourvu et désemparé.



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