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Ward c. Gabriel : un arrêt qui doit être corrigé

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Louis-philippe Lampron

2019-12-06 14:30:00

Selon un professeur de droit de l’Université Laval, la Cour d’appel a échoué à prendre la pleine mesure de ce cas particulier...

 Louis-Philippe Lampron. Photo : Site Web de l'Université Laval
Louis-Philippe Lampron. Photo : Site Web de l'Université Laval
Comme plusieurs, j’attendais avec impatience la décision de la Cour d’appel du Québec dans le dossier qui oppose Mike Ward à Jérémy Gabriel, représenté par la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ). Mais c’est avec un très long soupir de déception que j’ai terminé la lecture de l’arrêt, rendu le 28 novembre dernier.

Au-delà des nombreuses critiques juridiques qu’il est possible de faire concernant l’arrêt, la principale cause de mon désarroi tient au fait que la majorité de la Cour d’appel (l’arrêt a été rendu à 2 c. 1) me semble avoir échoué à prendre la pleine mesure de ce qui fait de ce litige un cas aussi particulier (et important), soit que les propos discriminatoires en cause ont été lancés dans le contexte d’un spectacle d’humour.

Des recours juridiques contre les insultes

Le litige entre Mike Ward et Jérémy Gabriel a frappé les esprits et soulevé les passions. La nature particulièrement choquante des blagues que l’humoriste, adepte de l’humour trash, a faites (et répétées à de nombreuses reprises) sur le handicap de celui que plusieurs connaissent comme « le petit Jérémy » a suscité une vague d’indignation tout à fait compréhensible et, à mon sens, moralement justifiable.

Pour autant, les questions juridiques au cœur de la poursuite que la CDPDJ a intentée contre Mike Ward pour violation du droit à l’égalité de Jérémy Gabriel ne se limitaient pas à ce qu’on pouvait bien penser de la teneur des blagues de l’humoriste. Ces questions sous-tendaient notamment la nécessité de clarifier plusieurs balises entourant les poursuites pour « diffamation discriminatoire » entre deux particuliers.

Comme l’expliquent bien les deux juges majoritaires dans les premiers paragraphes de l’arrêt Ward, deux recours distincts permettent actuellement aux justiciables d’attaquer en justice une personne en raison de propos insultants tenus à leur égard: un recours classique en diffamation devant les tribunaux de droit commun ou, dans les cas où l’insulte en question peut être liée à l’une des nombreuses caractéristiques protégées par le droit à l’égalité (comme le sexe, l’origine nationale ou ethnique, l’orientation sexuelle ou le handicap), un recours en discrimination fondé sur l’article 10 de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne (ci-après Charte québécoise).

Alors que, pour le premier type de recours, la victime des propos insultants devra saisir le tribunal par ses propres moyens, le recours en discrimination ouvre la possibilité que cette même victime saisisse plutôt la CDPDJ de sa plainte. C’est justement de cette option que s’est prévalu Jérémy Gabriel ce qui, à terme, a permis à la Commission de prendre fait et cause pour lui et de saisir le Tribunal des droits de la personne du Québec (TDPQ) du litige en son nom.

Le TDPQ et la diffamation discriminatoire

L’arrêt Ward s’inscrit dans un courant jurisprudentiel de plus en plus étendu en vertu duquel la CDPDJ et le TDPQ s’estiment compétents pour entendre des litiges impliquant des insultes discriminatoires entre particuliers, peu importe le contexte dans le cadre duquel ces insultes surviennent (rapports entre employeur et employés, clients et commerçants, personnes ayant entretenu des liens personnels, etc.).

Or, comme le souligne avec justesse la juge Savard dans la dissidence qu’elle signe dans l’arrêt Ward, il n’est pas toujours clair si ces litiges reposent d’abord sur une violation du droit à l’égalité plutôt que sur une violation du droit à l’honneur, à la dignité et à la réputation (protégé par l’article 4 de la Charte québécoise). La question est bien loin d’être anodine puisqu’en principe, la CDPDJ et le TDPQ ne devraient pas être compétents sur les litiges qui reposent d’abord (voire entièrement) sur une violation de l’article 4, eux qui ne sont compétents qu’en matière de discrimination.

Dans l’arrêt Ward, les juges majoritaires (Claudine Roy et Geneviève Cotnam) appuient manifestement la tendance jurisprudentielle appliquée par la CDPDJ et le TDPQ, et ce, même si elles reconnaissent paradoxalement que les deux types de recours (diffamation et diffamation discriminatoire) visent à « réparer l’atteinte à la dignité d’une personne ». Jugeant donc que ces deux institutions avaient compétence sur le litige impliquant Mike Ward et Jérémy Gabriel et reconnaissant que les blagues de Ward visaient Gabriel sur la base d’un motif protégé par le droit à l’égalité – le handicap –, elles se penchent ensuite sur les balises qui doivent être respectées par le TDPQ lorsqu’il est appelé à trancher de tels litiges.

C’est dans cette portion du raisonnement qu’elles écrivent le passage qui suit, au paragraphe 198 de l’arrêt:

« L’humour est une forme d’expression artistique visée par la liberté d’expression. Il s’agit même parfois d’une façon efficace de véhiculer des messages. Mais les humoristes, tout comme les artistes, ne bénéficient pas d’un statut particulier en matière de liberté d’expression. Les tribunaux ont déjà souligné que le droit à la caricature connaît des limites, dont le droit à la dignité et l’honneur des personnes qui en font l’objet » (nos italiques).

Donner sa pleine portée à la liberté d’expression artistique

Je le disais au début de ce billet, le raisonnement suivi par la majorité des représentants de la Cour dans l’arrêt Ward soulève questions juridiques très sérieuses. Nonobstant ces dernières, le refus de reconnaître sa pleine portée à la liberté d’expression artistique dans le cadre d’un débat comme celui qui oppose Mike Ward et Jérémy Gabriel me semble être une erreur majeure susceptible d’affecter la capacité des artistes à critiquer ou à caricaturer des personnalités publiques.

Dès les premiers arrêts qu’elle a rendus en ce qui concerne la portée de la liberté d’expression, la Cour suprême du Canada a établi des valeurs constituant le cœur de la liberté d’expression, soit la recherche de la vérité, la participation au processus démocratique et l’épanouissement personnel. Essentiellement, la portée de ces trois valeurs vise à permettre l’établissement d’une hiérarchie au sein des activités expressives protégées par la liberté d’expression – les plus étroitement liées à ces trois valeurs étant celles qui méritent un degré de protection maximal et les plus éloignées étant, logiquement, celles qui ne méritent qu’un degré minimal de protection.

Cette hiérarchie aura une influence véritable au moment de justifier les restrictions qu’aurait un individu à poser un acte expressif en particulier. Pour fournir un exemple caricatural, les mesures qui restreindraient une personne dans sa capacité à s’exprimer politiquement seront beaucoup plus difficiles à justifier que celles qui interdiraient la propagande haineuse ou la diffusion d’information fausse ou trompeuse.

Dans l’arrêt Aubry c. Vice Versa, auquel les juges majoritaires font référence pour justifier leur affirmation selon laquelle les « artistes ne bénéficient pas d’un statut particulier en matière de liberté d’expression », la Cour suprême s’était bornée à affirmer qu’il ne convenait pas d’établir un régime particulier pour la liberté d’expression artistique (similaire, par exemple, à celui qui touche la liberté de la presse):

« Les juges LeBel et Biron (de la Cour d’appel du Québec) mentionnent que le droit québécois ignore toujours l’exception artistique comme droit autonome. Nous croyons que la liberté d’expression comprend la liberté d’expression artistique. (…) Il n’y a donc pas lieu de créer une catégorie particulière pour tenir compte de la liberté d’expression artistique. L’expression artistique n’a pas besoin d’une catégorie spéciale pour se réaliser. Il n’y a pas, non plus, de justification pour lui attribuer un statut supérieur à la liberté d’expression générale. L’artiste peut invoquer son droit à la liberté d’expression suivant les mêmes conditions que toute autre personne. Il n’y a donc pas lieu de distinguer la liberté d’expression artistique du reportage journalistique, comme nous avons été invités à le faire ».

Avec égard pour l’opinion exprimée par les juges majoritaires dans l’arrêt Ward, il y a une marge très importante entre le refus de mettre en place un régime particulier qui s’applique aux litiges impliquant l’expression artistique et la non-reconnaissance de la très grande proximité de cette même forme d’expression avec les valeurs qui constituent le cœur de la liberté d’expression.

Cette négation de la valeur toute particulière de l’expression artistique au sein d’une société libre et démocratique est par ailleurs d’autant plus surprenante qu’elle s’inscrit dans un arrêt qui a pour vocation de confirmer l’élargissement de la compétence de la CDPDJ et du TDPQ en ce qui concerne des litiges qui concernent, comme le reconnaissent elles-mêmes les juges majoritaires, « l’atteinte à la dignité d’une personne ». D’autant plus que les faits particuliers du litige opposant Mike Ward et Jérémy Gabriel n’auraient pas empêché, à notre avis, les juges majoritaires de conclure que, malgré l’importance qu’il convient d’octroyer à la liberté d’expression artistique, Ward avait malgré tout « dépassé les limites acceptables ».

L’expression artistique est fondamentale au sein de toute société démocratique et il est fondamental que la sensibilité d’autrui ne devienne jamais le critère permettant d’y déterminer la « limite de l’acceptable ». Auquel cas, des procédés tels que l’ironie, l’exagération, l’humour noir, la caricature ou même toute forme de critique virulente à l’égard d’une autre personne ne pourront plus trouver la place qui leur revient au sein de tout ce qui fait et contribue à la conversation démocratique.


Sur l’auteur
Louis-Philippe Lampron est professeur de droit à l’Université Laval.


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