Covid-19

Télétravail et brouillage des temps sociaux

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Dalia Gesualdi-fecteau, Geneviève Richard Et Guylaine Vallée

2020-06-23 11:15:00

Le droit permet-il de freiner les effets délétères du télétravail? Ces juristes en doutent, et suggèrent un examen des normes juridiques sur la durée du travail prévues par la Loi…

Dalia Gesualdi-Fecteau. Photo : UQAM
Dalia Gesualdi-Fecteau. Photo : UQAM
Dans la foulée des mesures prises pour répondre à la crise sanitaire causée par la pandémie de COVID-19, un nombre inédit de personnes salariées ont été précipitées en télétravail. Statistique Canada rapporte que le nombre de personnes réalisant leurs tâches en télétravail a presque triplé entre février et avril 2020.

Plusieurs estiment qu’il s’agit d’une tendance à long terme.

Le développement du télétravail, qui consiste à effectuer une partie ou l’entièreté des tâches à l’extérieur de l’établissement de l’employeur, a été facilité par l’accessibilité accrue des technologies de l’information et des communications (TIC). Plusieurs y voient de nombreux avantages.

Le télétravail permettrait la mise en place d’un régime de travail souple afin de parvenir à un équilibre travail-vie personnelle plus satisfaisant. Le télétravail contribuerait également à accroître la rétention du personnel et réduirait la congestion routière, ce qui se répercuterait sur la pollution atmosphérique.
Néanmoins, la pratique du télétravail soulève des inquiétudes.

Cette forme d’organisation du travail accroît notamment le risque d’hyperconnectivité à des fins professionnelles, soit le fait d’être branché de façon quasi permanente aux terminaux de communication, et favorise un brouillage des frontières entre le temps de travail et le temps hors travail.

D’une part, un tel brouillage est susceptible d’accroître la durée du travail effective, les personnes salariées se voyant dans l’obligation, implicite ou explicite, de travailler au-delà de leurs heures habituelles ou normales de travail. D’autre part, les TIC facilitent la mise en place de périodes de « disponibilité » pendant lesquelles les personnes salariées ont l’obligation d’être facilement joignables.

Geneviève Richard. Photo : LinkedIn.
Geneviève Richard. Photo : LinkedIn.
Cette hyperconnectivité à des fins professionnelles en dehors des heures de travail a été associée à une ingérence accrue du travail dans la vie personnelle des personnes salariées, à des niveaux supérieurs d’épuisement professionnel et à un plus grand nombre de problèmes de santé physique et mentale divers. Des recherches indiquent également que la « télépression au travail » prolongée peut nuire à la vie familiale.

Alors que les femmes consacreraient 33 % plus de temps que les hommes à des activités de travail non rémunérées liées aux tâches domestiques et aux soins, les effets de ce brouillage des temps sociaux seront vraisemblablement plus prononcés chez elles. De plus, au Canada en 2019, les femmes étaient plus susceptibles que les hommes d’occuper un emploi pouvant être exercé en télétravail (46,4 % contre 32,1 %).

Le droit en vigueur ne constitue pas un rempart utile pour freiner les effets délétères du brouillage des temps sociaux, lesquels sont susceptibles d’être plus importants pour les femmes.

Durée maximale?

Guylaine Vallée. Photo : UMontréal.
Guylaine Vallée. Photo : UMontréal.
Au Québec, aucune norme ne vient établir la durée maximale quotidienne ou hebdomadaire de travail, contrairement à ce qui prévaut dans d’autres provinces canadiennes. Bien que la Loi sur les normes du travail prévoie que la personne salariée peut, sauf exception, refuser de travailler après avoir accompli 14 heures de travail quotidiennes ou 50 heures de travail par semaine et qu’elle doit pouvoir bénéficier d’un repos hebdomadaire d’une durée minimale de 32 heures consécutives, rien n’interdit qu’elle travaille ou qu’elle reste disponible de façon continue. Cette loi impose que la personne salariée en « attente de travail » soit rémunérée, mais uniquement si elle se trouve sur les lieux du travail. Elle n’impose pas que les périodes où une personne salariée doit être disponible hors du lieu de travail soient rémunérées.

Finalement, au Québec, le salaire pourra être déterminé sur une base horaire en fonction de la durée de la prestation de travail, mais aussi par un montant fixe établi sur une base quotidienne, hebdomadaire, mensuelle ou annuelle. Cette rémunération fixe permet de contourner la référence au cadre temporel et spatial pour mesurer l’exécution de la prestation de travail des personnes salariées. Il y a fort à parier que les personnes en télétravail recevant une rémunération fixe ne sont pas pleinement rétribuées pour leur temps de travail effectif.
La question demeure donc entière : quels sont les outils appropriés afin de borner efficacement ce brouillage des temps sociaux ?

Alors que l’idée d’un droit légiféré à la déconnexion gagne en popularité, il importe d’aller au-delà en procédant à un examen des normes juridiques portant sur la durée du travail prévues à la Loi sur les normes du travail afin que celles-ci soient adéquates au regard des mutations contemporaines du travail.

De tels changements à une loi d’ordre public s’imposeraient tant en milieu syndiqué que non syndiqué, et forceraient un réexamen de l’organisation du travail et de la somme des tâches devant être assumées par les personnes salariées. Sans cela, la possibilité réelle de se « débrancher » semble illusoire, voire susceptible d’engendrer une plus grande détresse psychologique chez certaines personnes salariées.

Sur les auteures

Dalia Gesualdi-Fecteau, Geneviève Richard et Guylaine Vallée sont respectivement professeure au Département des sciences juridiques (UQAM), avocate et candidate au doctorat en droit (UQAM) et professeure à l’École des relations industrielles (Université de Montréal).
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