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Quand des juges retraités redeviennent des avocats

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Radio -canada

2021-01-04 11:15:00

Un juge à la retraite a convaincu le Barreau de le laisser plaider à nouveau : une décision rare...

Le juge Harry LaForme a siégé à la Cour d'appel de l'Ontario de 2004 à 2018. Photo : Radio-Canada
Le juge Harry LaForme a siégé à la Cour d'appel de l'Ontario de 2004 à 2018. Photo : Radio-Canada
Le juge à la retraite Harry LaForme de la Cour d'appel de l'Ontario a convaincu le Barreau de l'Ontario de le laisser plaider à nouveau, malgré les problèmes déontologiques que cette décision soulève dans la communauté juridique.

Un comité du Barreau de l'Ontario a récemment donné la permission à l'ancien juge Harry LaForme de représenter la défense de deux groupes autochtones dans une cause qui lui tient apparemment à coeur, à en croire le verbatim de la décision que Radio-Canada a obtenu.

« Une telle décision reste rare », écrit le comité qui précise qu' « il s'agit de circonstances exceptionnelles ».

Un avertissement de ne pas boire l'eau du robinet a été affiché dans l'école élémentaire de la Première Nation de Neskantaga. Photo : CBC/Christina Jung
Un avertissement de ne pas boire l'eau du robinet a été affiché dans l'école élémentaire de la Première Nation de Neskantaga. Photo : CBC/Christina Jung
Le juge de 73 ans est lui-même un Autochtone de la Première Nation des Mississaugas de Credit First. Il est d'ailleurs le premier magistrat autochtone au pays à avoir été nommé dans une cour d'appel d'une province.

Il a pris sa retraite en octobre 2018 après plusieurs décennies comme juge. Il était auparavant avocat spécialisé dans les droits des autochtones.

Le comité a toutefois imposé des conditions au magistrat retraité : il ne pourra en aucun cas faire référence à son titre de juge durant les plaidoiries ou le mentionner sur tout document de cour, lorsque ses causes seront entendues contre le gouvernement fédéral au Manitoba et en Colombie-Britannique.

Les deux litiges portent sur l'accès à l'eau potable dans trois réserves autochtones : celle de la nation crie Tataskweyak, au Manitoba, et celles des Premières Nations du Lac Curve et de Neskantaga, en Ontario, mais que le juge Laforme représentera devant la cour fédérale en Colombie Britannique.

Le juge Harry LaForme lors d'une allocution à Ottawa le 28 avril 2008. Photo : La Presse Canadienne/Sean Kilpatrick
Le juge Harry LaForme lors d'une allocution à Ottawa le 28 avril 2008. Photo : La Presse Canadienne/Sean Kilpatrick
« La confiance du public dans l'administration de la justice sera rehaussée par le besoin de deux communautés autochtones de défendre leurs droits et l'avocat LaForme est le mieux placé pour les représenter », explique le Barreau de l'Ontario.

En Ontario, la profession du droit proscrit, règle générale, à un juge de retourner plaider comme avocat devant un tribunal pour des raisons d'impartialité, de transparence et de conflit d'intérêt.

Il existe par exemple un risque que le juge retraité se retrouve devant un ancien collègue qui devra trancher sur le litige qu'il lui présente en tant qu'avocat de la défense ou que Harry LaForme défende une position contraire à celle qu'il a prise en tant que magistrat.

Position de la défense

L'Association des avocats de la défense de l'Ontario affirme que de telles situations doivent être traitées au cas par cas : « C'est nuancé, ce n'est ni noir ni blanc, mais il faut être prudent tout de même dans ces circonstances », explique sa porte-parole Christine Mainville.

Christine Mainville représente l'Association des avocats de la défense de l'Ontario. Photo : Henein Hutchison
Christine Mainville représente l'Association des avocats de la défense de l'Ontario. Photo : Henein Hutchison
Elle rappelle que la décision du barreau aurait été davantage problématique si l'ancien juge LaForme avait été autorisé à plaider en Ontario dans la même province où il a siégé.

« Le Barreau a imposé certaines conditions, il ne peut utiliser son titre de juge, ou y référer non plus (en signalant) qu'il a déjà siégé (comme juge), cela fait en sorte que dans ce cas-là, cela peut être justifié », ajoute Me Mainville.

Contrairement à son association, l'avocat Ari Goldkind se sent mal à l'aise avec la décision du Barreau, même si ce dernier a imposé des conditions strictes à l'ancien juge à la retraite.

« Lorsque vous retournez dans la pratique et qu'une firme ou un client vous embauche à cause de votre prestige et de votre influence, vous pouvez être assuré que vous aurez une longueur d'avance par rapport à un autre candidat » estime Ari Goldkind, avocat criminel de la défense.

L’avocat Ari Goldkind. Photo : Radio-Canada
L’avocat Ari Goldkind. Photo : Radio-Canada
Sans rien enlever aux qualités de l'ex-juge LaForme, Me Goldkind ajoute qu'il existe des centaines d'excellents avocats qui pourraient défendre ces causes à sa place, même s'il n'est pas écrit sur leur curriculum vitae qu'ils ont occupé un poste à la magistrature.

« C'est inquiétant », poursuit-il, même s'il reconnaît que de telles nominations ne se produisent pas tous les jours.

Me Goldkind voit néanmoins dans la décision du Barreau de l'Ontario un possible conflit d'intérêt ou à tout le moins une apparence de conflit d'intérêt.

« Si vous savez que votre cause se rendra jusqu'en Cour suprême, l'apparence d'un conflit peut être dommageable dans le public, parce que les gens pourraient imaginer qu'il y ait quelque chose de suspect dans la cause que vous défendez ou dans la décision qui sera rendue à ce sujet », indique Ari Goldkind.

Il est important, selon Me Goldkind, d'avoir des mécanismes de contrôle et de surveillance comme le comité du barreau, question de rester vigilant.

Le comité qui a étudié la demande de l'ex-juge LaForme écrit d'ailleurs à ce sujet que « la confiance du public pourrait être minée s'il perçoit qu'un ancien juge jouit d'un avantage ou de la perception d'un avantage dans la cause qu'il défend comme avocat ».

La statue aux yeux bandés avec une balance à la main est le symbole de la justice. Photo : Radio-Canada
La statue aux yeux bandés avec une balance à la main est le symbole de la justice. Photo : Radio-Canada
Position de la Couronne

L'Association des procureurs de la Couronne de l'Ontario n'a aucune position officielle sur le sujet. Son président, Tony Loparco, affirme que l'ancien juge LaForme est très compétent.

« Il ne prendra aucune décision, il ne fera que plaider deux causes dans deux autres provinces en tant qu'avocat, la situation aurait été différente s'il avait été nommé à la magistrature dans ces deux provinces », dit-il.

Me Loparco rappelle que mêmes les juges et les avocats prennent des décisions différentes avec le temps, parce que les lois changent lorsqu'elles sont soumises à des amendements par exemple.

« Les nuances sont importantes et cela dépend du type de droit qu'un ancien juge sera appelé à choisir en tant que plaideur dans le privé », dit-il.

Le maillet est le symbole de la magistrature. Photo : IStock
Le maillet est le symbole de la magistrature. Photo : IStock
L'ancien juge LaForme pourrait donc bien adopter une position contraire à une décision qu'il a prise dans le passé en tant que juge, selon lui.

« C'est inusité, mais je n'y vois aucun conflit d'intérêt et des magistrats du Manitoba ou de Colombie-Britannique auraient pu aussi prendre de toute façon des décisions contraires aux siennes lorsqu'il siégeait à la Cour d'appel de l'Ontario », poursuit Me Loparco.

Le comité du Barreau de l'Ontario parle de « circonstances exceptionnelles qui existent dans ce cas particulier ».

Ari Goldkind conclut qu'un juge à la retraite a déjà gagné sa vie avec un salaire honorable et qu'il devrait s'adonner à une cause bénévole qui lui tienne à coeur s'il tient encore à défendre des gens dans le besoin.

La statue « Freedom of Expression » de Marlene Hilton Moore dans les jardins de la justice McMurtry à Toronto. Photo : Radio-Canada
La statue « Freedom of Expression » de Marlene Hilton Moore dans les jardins de la justice McMurtry à Toronto. Photo : Radio-Canada
« Ce ne sont pas les causes qui manquent au pays », rappelle-t-il.
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