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Inconstitutionnelle, la loi forçant le retour au travail des procureurs et juristes ?

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Michel Coutu

2011-02-28 14:15:00

La loi spéciale qui a signé la fin de la grève des procureurs et juristes de l'État, est-elle une mesure illégitime et contraire à la Constitution ? C'est ce qu'analyse Michel Coutu, professeur de droit du travail.

À la suite de l'adoption par l'Assemblée nationale du projet de loi 135 assurant la continuité de la prestation des services juridiques au sein du gouvernement et de certains organismes publics, les deux associations en cause (les procureurs aux poursuites criminelles et pénales et les juristes de l'État) ont annoncé leur intention de contester la validité de la loi devant les tribunaux.

Il faut se garder d'analyses hâtives en ce domaine, car même si l'arrêt B.C. Health Services de la Cour suprême du Canada (2007) a reconnu, en prenant notamment appui sur le droit international (dont la Convention no 87 de l'Organisation internationale du Travail-OIT), le caractère constitutionnel du droit à la négociation collective, certaines zones d'ombre demeurent: le droit de grève, malgré sa protection en droit international, n'est toujours pas reconnu par la Cour comme corollaire de la liberté d'association garantie par la Charte canadienne et la Charte québécoise des droits.

Les procureurs et les juristes d'État ont l'intention de contester le projet de loi 135
Les procureurs et les juristes d'État ont l'intention de contester le projet de loi 135
Par ailleurs, les contours mêmes du droit fondamental à la négociation collective restent à préciser: la lenteur du délibéré de la Cour suprême dans le cas Fraser (droit à la syndicalisation des travailleurs agricoles ontariens), décision grandement attendue par les acteurs de la sphère du travail, tout comme l'emprise évidente d'un certain conservatisme social chez plusieurs juges de la Cour (notamment la juge Marie Deschamps, laquelle fait souvent figure de chef de file de cette aile conservatrice), ne sont pas sans inquiéter. La Cour suprême, autrement dit, pourrait être tentée de diluer dans Fraser les garanties qu'elle a mises en avant dans B.C. Health Services.

Droit international du travail

Mais partons de l'état actuel du droit, tel qu'on peut se le représenter de manière cohérente et conséquente, à la lumière de la décision B.C. Health Services. Sans qu'un régime précis de négociation puisse être réclamé par les salariés concernés, ceux-ci ont le droit de négocier collectivement leurs conditions de travail: cette négociation doit être libre «d'entraves substantielles» et conduite en conformité avec l'obligation de négocier de bonne foi.

Pour délimiter les contours de ces garanties d'ordre procédural, la Cour accorde une grande importance au droit international du travail et aux décisions du Comité de la liberté syndicale (CLS, institué dans le cadre de l'OIT). Le CLS s'est prononcé sur la situation des procureurs aux poursuites criminelles et pénales et sur celle des juristes de l'État québécois, à l'occasion du Cas no 2467 (2007) portant sur l'examen de la loi 43 mettant fin abruptement, en 2005, à la ronde des négociations dans l'ensemble du secteur public.

À notre avis, au moins quatre éléments militent en faveur d'une déclaration d'inconstitutionnalité du projet de loi 135 au regard de la Charte canadienne (art. 2d), et d'incompatibilité avec la Charte québécoise (art. 3):

- l'absence d'une urgence d'agir de la part de l'État. Le gouvernement, dans l'article premier de son projet de loi, laisse entendre que celle-ci est nécessaire pour «assurer la continuité de la prestation des services juridiques» au sein de l'appareil d'État. Or, tant la Loi sur le régime de négociation collective des procureurs que le Code du travail du Québec contiennent des dispositions détaillées qui assurent le respect des services essentiels, par les deux groupes concernés, en cas de grève légale.

Le Conseil des services essentiels (CSE) a procédé à l'examen des listes fournies, discuté des cas litigieux et décidé, comme tribunal administratif compétent, des situations à rectifier (voir ainsi ses décisions du 7 et du 10 février 2011 relatives aux juristes de l'État, celle du 28 janvier 2011 relative aux procureurs aux poursuites criminelles et pénales). Dans la mesure où les services essentiels sont assurés par les parties concernées, en conformité avec les principes élaborés par le CSE, tels «la santé et la sécurité du public, le soutien à la magistrature, le privilège parlementaire et [éviter] la perte d'un droit (par l'État ou un justiciable)», le gouvernement aura fort à faire pour expliquer l'urgence de mettre fin à la négociation collective.
Michel Coutu relève au moins quatre éléments qui militent en faveur de l'inconstitutionnalité de la loi.
Michel Coutu relève au moins quatre éléments qui militent en faveur de l'inconstitutionnalité de la loi.


En effet, c'est l'État qui a lui-même choisi la grève légale comme moyen légitime de pression, quant à ses procureurs et juristes, pour faire avancer la négociation collective. Mais dès que ce moyen est mis en œuvre, dans le respect des services essentiels étendus prévus par la loi (et la jurisprudence du Conseil), voilà que l'État s'empresse de mettre fin à la fois à la grève et à la négociation collective. Ceci ne donne guère l'image d'une négociation authentique.

- L'absence d'une négociation de bonne foi. Cette exigence est à la base de la décision B.C. Health Services. Qui plus est, l'exigence de négocier de bonne foi et avec diligence est prévue à l'article 12.1 de la Loi sur le régime de négociation collective des procureurs aux poursuites criminelles et pénales et, en ce qui concerne les juristes de l'État, à l'article 53, al. 2. du Code du travail du Québec. Dans les deux cas, c'est la Commission des relations du travail du Québec (CRT) qui a compétence exclusive pour se prononcer sur cette question.

Les parties patronales et syndicales se sont renvoyé la balle à ce sujet: la CRT possède la compétence spécialisée pour trancher cette question cruciale. En première analyse, le déroulement de la négociation ne donne guère l'impression, côté gouvernemental, d'avoir été mené en accord avec les exigences de la bonne foi.

- L'absence de mécanisme adéquat de règlement des différends. En droit international du travail, lorsque l'exercice du droit de grève est retiré à un groupe de travailleurs, cela ne signifie pas que l'État puisse mettre fin d'autorité au processus de négociation collective. Comme l'a signalé le Comité de la liberté syndicale (cas no 467, voir ci-dessus), les travailleurs concernés «doivent pouvoir soumettre le différend à un arbitrage impartial et indépendant, librement et mutuellement choisi» (par. 580). Agir autrement ne peut qu'ériger une entrave substantielle (et insurmontable) à la négociation collective (B.C. Health Services), laquelle ne nous paraît pas compatible avec la liberté constitutionnelle d'association.

- L'imposition d'autorité des conditions de travail. En 2005, ni les procureurs, ni les juristes de l'État n'ont pu négocier leurs conditions de travail, lesquelles furent déterminées unilatéralement par l'État pour une période de cinq ans. Or, voilà qu'en 2011 le gouvernement récidive, en reconduisant les conditions de travail, toujours non négociées, pour une nouvelle période de cinq ans (tout en accordant des augmentations minimes de la rémunération, de l'ordre de 6 % jusqu'en mars 2015).

Or, le Comité de la liberté syndicale estimait déjà que la première période de cinq ans était d'une durée «déraisonnable» (cas no 2467, par. 572). À notre avis, il y a ici aussi atteinte à la liberté d'association prévue par les Chartes canadienne et québécoise des droits, la négociation collective étant mise de côté, en réalité, pour une période de plus de dix ans.

Contestation judiciaire

Dans l'état actuel du droit, les procureurs et juristes de l'État ne manquent pas d'arguments pour appuyer leur contestation judiciaire du Projet de loi no 135. Le gouvernement, à moins de tout miser sur un hypothétique renversement de la jurisprudence B.C. Health Services, devrait réaliser qu'il a agi de manière maladroite, sans tenir compte de la liberté constitutionnelle d'association de ses procureurs et juristes; et faire marche arrière, en ouvrant la porte à une négociation authentique et respectueuse avec les associations représentant les travailleurs concernés.

Alors que le gouvernement s'empêtre depuis deux ans au moins dans un climat délétère et malsain sur lequel il n'est pas besoin de s'étendre ici, il apparaît urgent d'effectuer des gestes destinés à rétablir la confiance des citoyens dans les institutions démocratiques, de manière à reconstruire la légitimité de l'État.


Michel Coutu est professeur agrégé de droit du travail à l'École de relations industrielles de l'Université de Montréal. Il est auteur de nombreuses publications dans ce domaine.
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