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Encore une fois le bâillon contre Noir Canada !

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Collectif D'auteurs

2011-10-20 14:15:00

Après trois ans de pressions exercées par la compagnie minière Barrick Gold sur les auteurs de Noir Canada et la maison d’éditions Écosociété, et dans l’attente d’un procès qui se présentait comme le point culminant d’une poursuite-bâillon, Barrick Gold vient de conclure une entente hors cour avec les auteurs et la maison d’édition.

On comprend que la multinationale a choisi de reculer face à ce qui se présentait comme une autre occasion (en or?) de répondre des allégations qui circulent contre elle partout à travers le monde, allégations qui auraient alors été rapportées dans les médias lors du procès. C’est d’ailleurs ce que donne justement à voir le livre Noir Canada. Dans cet ouvrage appuyé par un imposant appareil de notes, les auteurs documentent à partir de plusieurs sources d’informations crédibles (incluant des reportages de journalistes, des rapports d’Amnistie Internationale et de Human Rights Watch) des allégations indiquant que plusieurs entreprises minières canadiennes ont été compromises dans des activités pour le moins controversées en Afrique.

C’est pour faire taire ces interrogations que Barrick Gold a intenté sa poursuite. Pendant trois années de leurs vies, les auteurs et la maison d’édition ont eu à subir des interrogatoires répétés, à monter une documentation colossale et à vivre le cauchemar d’une faillite possible. Plus de 12 000 citoyens, une soixantaine de maisons d’édition, des journaux de réputation internationale et 500 professeurs québécois et canadiens ont appuyé la publication de Noir Canada et ont fait valoir que la poursuite de 6 millions de dollars intentée par Barrick Gold était en fait un SLAPP (Strategic Lawsuit Against Public Participation).

Les auteurs de Noir Canada: Alain Deneault, William Sacher, Delphine Abadie
Les auteurs de Noir Canada: Alain Deneault, William Sacher, Delphine Abadie
Une poursuite abusive

La Cour supérieure du Québec a elle-même statué que la poursuite était «abusive notamment par son caractère disproportionné », et elle exigeait aussi que Barrick couvre les frais juridiques des auteurs, sans toutefois consentir à rejeter l’action. Il faut donc tout d’abord regretter la «prudence» du tribunal qui n'est pas allé au bout de ses conclusions après s’être interrogé ouvertement sur la caractère abusif de l’action judiciaire entreprise par Barrick: « pourquoi un comportement procédural en apparence si immodéré? Le Tribunal y voit matière à inférer qu'au-delà du rétablissement de sa réputation, Barrick semble chercher à intimider les auteurs.»

Les avocats de Barrick se disaient prêts à contester la décision de la Cour supérieure. Ils voulaient même contester l’obligation de défrayer les frais juridiques de l’autre partie. Ils laissaient de cette manière entendre qu’ils seraient disposés à engager tout le monde dans une bataille juridique interminable, à armes inégales, s’étalant sur de nombreuses années. Tout cela servait à l’évidence à forcer la conclusion d’une entente hors cour qui leur permettrait de sauver la face, entente dont la conclusion était encouragée par la Cour supérieure du Québec. Cela risquait d’être une entente à l’occasion de laquelle les avocats de Barrick chercheraient à imposer encore une fois leur censure sur l’ouvrage.

Or, c’est très exactement ce qui vient de se produire. L’entente hors cour prévoit la cessation de la publication de Noir Canada et, on l’imagine, l’interdiction faite aux auteurs et à l’éditeur de dire ce qu’ils pensent vraiment de cette entente. Ainsi, pourront-ils la décrire comme un cas de censure ou comme une autre étape franchie par Barrick dans la poursuite-bâillon dont ils font l’objet ?

Une perspective étroitement juridique

Depuis le début de cette affaire, les auteurs ont insisté pour dire que leur objectif était de discuter publiquement de la responsabilité des entreprises canadiennes dans l’exploitation des ressources minières africaines. Car, se demandèrent-ils, pour quelles raisons faudrait-il éviter à tout prix le débat public sur cette question au Canada? Les auteurs se sont dits qu’il fallait vaincre l’omerta qui sévissait chez nous alors que le reste du monde en parlait. Mais Barrick ne l’entendait pas de cette façon. Au lieu de faire de ces enjeux une matière d’intérêt public et engager la discussion dans l’espace politique, l’entreprise préféra se servir des tribunaux en confinant le débat dans l’espace juridique.

Le plus grave dans cette affaire, c’est la menace que cette poursuite et sa conclusion, sous la forme d’une entente hors cour, font peser sur l’ensemble de la recherche en sciences sociales au Québec et au Canada. Quand certaines organisations, publiques ou privées, font tout pour ne pas être un objet de recherche en raison de l’impact de leurs activités ou politiques, c’est justement une nécessité, voire une responsabilité scientifique de s’y intéresser, d’étudier les ressorts de ces activités, ses interactions avec les ordres juridique, politique et financier. Or, un ouvrage en sciences sociales n’est pas une plaidoirie juridique. Les arguments et thèses avancées peuvent s’appuyer sur une documentation solide et permettre la formulation d’interrogations légitimes, sans pour autant prendre la forme d’une preuve juridique.

À ce propos, les « admissions » qui sont faites dans l’entente hors cour, concernant l’absence de preuves pouvant incriminer Barrick, ne constituent pas des faits nouveaux troublants. Il s’agit d’admissions que l’on peut déjà lire dans le livre, puisque les auteurs n’ont jamais prétendu détenir des ‘preuves’ contre Barrick.

Pour certains commentateurs qui examinent cette poursuite et sa conclusion à partir de la seule lorgnette juridique, l’admission par les auteurs qu’ils n’ont pas de preuve à fournir concernant les activités de Barrick en Afrique constitue un aveu de faiblesse. Mais cette interprétation trahit en réalité une incompréhension totale du travail critique réalisé en sciences sociales.

L’entente hors cour

Le lecteur se demandera quand même pourquoi les auteurs ont « accepté » cet autre bâillon de la part de Barrick Gold. Pourquoi ont-ils « choisi » de se conformer à ces conditions? Ceux qui posent ces questions n’ont aucune idée du genre de pressions psychologiques exercées sur les auteurs et la maison d’édition. Les séquelles résultant de cette poursuite sont déjà énormes. Des vies humaines ont été chamboulées à tout jamais. Il faut aussi savoir que le processus de délibération hors cour ne prend pas en général la forme d’une conversation autour d’une tasse de thé. Lorsqu’il s’agit d’une poursuite bâillon, un climat délétère règne souvent, même si l’on est à la recherche d’une entente hors cour. Il s’agit en l’occurrence de chercher à briser le moral des opposants. Ainsi, les auteurs et la maison d’édition ne choisissent rien. Ils subissent et tentent désespérément de s’extirper d’un carcan juridique insupportable.

En dépit de la férocité avec laquelle les avocats de Barrick ont pratiqué la censure, il est remarquable de constater au terme de ce processus la force de caractère des auteurs et de la maison d’édition. Ceux-ci ont réaffirmé avec force la raison d’être de leur publication.

D’ailleurs, les admissions exigées par Barrick révèlent en fait un aveu de faiblesse de la part de l’entreprise elle-même. Elle ne peut vaincre qu’en exerçant des pressions énormes sur ses opposants. Mais ce faisant, elle démontre qu’il s’agissait bel et bien depuis le début d’une poursuite visant non pas à réfuter mais à bâillonner les auteurs et à faire taire leurs interrogations légitimes.


Le texte a été rédigé par un collectif d'auteurs composé de: Dominique Caouette, Catherine Dorion, Louis Dumont, Francis Dupuis-Déri, Jean-Marc Larouche, Lucie Lemonde, Normand Mousseau, Christian Nadeau, Pierre Noreau, Marcelo Otero, Éric Pineault, Michel Seymour, Sid Ahmed Soussi, Pierre Trudel et Daniel Turp.

Il a initialement été publié sur le site du Devoir et est reproduit ici avec autorisation.


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