Pourquoi la Cour d’appel devrait revoir la décision condamnant Gabriel Nadeau-Dubois

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Mireille Beaudet Et Pierre Trudel

2012-11-09 10:15:00

Deux professeurs de droit espèrent que la Cour d'appel revoie la décision condamnant GND d'outrage au tribunal. Ils s'en expliquent sur Droit-inc…

Le 1er novembre, la Cour supérieure déclarait Gabriel Nadeau-Dubois coupable d’outrage au tribunal pour des propos tenus en mai 2012, dans le contexte du mouvement de grève étudiante que le Québec connaissait alors. Il faut espérer que la Cour d’appel clarifie d’importantes questions que soulève cette décision.

Cette décision assimile l'expression d'une opinion sur la légitimité des actions d’autrui face à une ordonnance judiciaire à un comportement de nature à entraver le cours de l'administration de la justice et à porter atteinte à l'autorité des tribunaux.

Une fois rendue, une décision judiciaire répondant à une question spécifique peut ensuite constituer un précédent, c’est-à-dire un principe qui pourra être invoqué pour préciser le sens d’une règle de droit dans une situation particulière qui se produira dans le futur. Les justiciables doivent savoir quels propos peuvent faire l’objet d’une condamnation pour un outrage au tribunal. Il est essentiel que les tribunaux éclairent le public sur l’étendue de la liberté d’expression, lorsqu’on discute de situations d’intérêt public comme celles qui découlent des ordonnances d’injonctions. La décision rendue jeudi dernier laisse subsister beaucoup d’ambigüités à cet égard.

Une mesure d'exception

Mireille Beaudet est Avocate, retraitée de l'enseignement du droit et de l'administration à l'Université de Montréal
Mireille Beaudet est Avocate, retraitée de l'enseignement du droit et de l'administration à l'Université de Montréal
Une ordonnance d’injonction est une mesure d’exception : elle constitue une limitation majeure de la liberté des citoyens qui sont directement visés. De plus, elle doit être respectée également par l’ensemble des citoyens, même ceux qui ne sont pas directement visés. C’est pourquoi les tribunaux rappellent constamment que ce genre d’ordonnance doit être soigneusement délimitée afin d’interdire uniquement les comportements qui y sont spécifiquement désignés.

En l’instance, l’ordonnance émise par M. le juge Émond intimait de laisser libre accès à certaines salles de cours de l'Université Laval et interdisait « d'obstruer ou de nuire à l'accès aux cours... ». Elle n'interdisait ni le piquetage paisible ni le recours à tout autre moyen d’expression destiné à sensibiliser, pacifiquement et sans entrave d'accès, les étudiants qui se dirigeraient vers une salle de cours afin de les convaincre de choisir de s’abstenir.

Lorsque vient le temps de déterminer si un propos constitue une incitation à contrevenir à une injonction, l’on tient pour acquis que seuls les propos qui constituent sans équivoque, une incitation à violer l’ordonnance peuvent être visés. Il est bien établi que l’outrage au tribunal est d’interprétation stricte : avant de condamner un propos, il faut démontrer qu’il est effectivement visé par l’ordonnance qu’on est accusé d’avoir transgressé.

Une opinion générale

Or, ici, l’accusé a exprimé une opinion à caractère général sur la légitimité du recours aux injonctions dans le cadre du conflit étudiant. Nulle part trouve-t-on, dans le propos faisant l’objet de l’accusation, des mots qui conseillent, recommandent ou autrement préconisent de bafouer l’ordonnance.

Certes, le contexte peut permettre de clarifier le sens qu’il est légitime de donner à un propos. À cet égard, le juge invoque qu’un autre intervenant interviewé en même temps avait, lui, expressément préconisé le respect des ordonnances. C’est le contraste entre les deux interventions qui constitue l’élément contextuel par lequel le juge infère qu’il y a, dans les mots du défendeur, un propos incitant à désobéir. L’un incite à respecter les injonctions, l’autre parle de la légitimité du choix de ceux et celles qui souhaiteraient utiliser « les moyens nécessaires pour faire respecter le vote de grève », y compris des lignes de piquetage.

À cet égard, il n’est pas inutile de rappeler que l’ensemble des événements pertinents s'est déroulé antérieurement à l'adoption du Projet de loi no. 78 par l'Assemblée nationale du Québec, qui allait, notamment, interdire le piquetage à proximité des établissements d'enseignement. Au moment de la déclaration que la Cour a estimé constitutive d’outrage au tribunal, le piquetage paisible était, même sur le campus de l’Université Laval, une activité, en principe, légale et légitime, par laquelle les citoyens, y compris les étudiants, pouvaient exercer leur liberté d'association et d'expression.

On peut donc tout aussi bien comprendre le propos reproché au défendeur comme n’étant rien de plus qu’une opinion quant à la légitimité des injonctions de même que des actions que pourraient prendre les associations étudiantes au regard des votes qu’ils ont pris en assemblée générale. Pour y attribuer un sens qui constitue une incitation à violer les ordonnances, il faut ajouter au propos tel qu’il a été exprimé.

Un sens étendu

Pierre Trudel est  professeur, Faculté de droit, Université de Montréal
Pierre Trudel est professeur, Faculté de droit, Université de Montréal
On peut exprimer l’opinion qu’une ordonnance est illégitime. Tant qu’on ne prononce pas de propos qui recommandent clairement d’y passer outre, on demeure dans le domaine de l’opinion. Inférer d’une telle expression d’opinion un message d’incitation, c’est lui conférer un sens étendu qui accroît considérablement la portée d’une injonction.

Une ordonnance judiciaire peut interdire de poser les gestes qu’elle désigne. Mais elle ne peut implicitement constituer un interdit général de tenir des opinions sur son bien-fondé ou sa légitimité. Elle ne peut non plus interdire des opinions ne comportant pas expressément de propos qui peuvent être compris comme incitant à y contrevenir. L’ordonnance doit être explicite et on ne peut la violer qu’en agissant en contradiction avec les interdits qu’elle comporte.

Or, la décision dans l’affaire Morasse c. Nadeau-Dubois assimile à une incitation le fait d’exprimer une opinion sur la légitimité d’une ordonnance judiciaire et sur les moyens que d’autres personnes peuvent estimer opportuns pour manifester leur désaccord. La décision ne fait pas de distinction entre le propos qui incite à violer l'ordonnance et l'expression d’une opinion quant à la légitimité de l'ordonnance et auquel on prête un effet d’incitation.

Le tribunal conclut à l’incitation à partir d’une inférence. Un propos qui se prononce sur la légitimité de gestes posés par d’autres constituerait du coup une incitation à poser des gestes de désobéissance à l’égard d’une ordonnance judiciaire. C’est une inférence qu’il est difficile de distinguer d’un interdit général qui pourrait être applicable à tout propos qui mettrait en doute la légitimité d’une ordonnance judiciaire. C’est dire l’ampleur des enjeux que pose le précédent que pourrait établir cette décision pour la liberté d'expression.

Si une telle décision devait être maintenue, il faudra dorénavant tenir pour acquis qu’aussitôt qu’une ordonnance est rendue par un tribunal, c’est un outrage au tribunal que d’en remettre en cause la légitimité, car il est dès lors toujours possible d’inférer d’un tel propos qu’il encourage à poser des gestes de désobéissance à l’ordre du tribunal. L’interdit découlant du raisonnement exposé dans la décision du juge Jacques est extrêmement large, il englobe un vaste ensemble de propos qui pourraient être compris comme un encouragement à violer des ordonnances d’injonctions. Ne serait-ce que pour cette raison, il est à souhaiter qu’elle soit examinée par la Cour d’appel.

Sur les auteurs
Mireille Beaudet est Avocate, retraitée de l'enseignement du droit et de l'administration à l'Université de Montréal
Pierre Trudel est professeur, Faculté de droit, Université de Montréal
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11 commentaires

  1. Anonyme
    Anonyme
    il y a 11 ans
    Généralisation inappropriée
    "l’autre parle de la légitimité du choix de ceux et celles qui souhaiteraient utiliser « les moyens nécessaires pour faire respecter le vote de grève », y compris des lignes de piquetage."

    Le contexte et les propos semblent indiquer qu'il ne faisait pas référence aux lignes de piquetages et autres moyens toujours permis en dépit de l'injonction.


    "Si une telle décision devait être maintenue, il faudra dorénavant tenir pour acquis qu’aussitôt qu’une ordonnance est rendue par un tribunal, c’est un outrage au tribunal que d’en remettre en cause la légitimité, car il est dès lors toujours possible d’inférer d’un tel propos qu’il encourage à poser des gestes de désobéissance à l’ordre du tribunal."

    Avec respect, vous allez beaucoup trop loin dans votre généralisation. Un outrage, qu'il soit civil ou criminel, sera toujours évalué en fonction du contexte.

    En fait, de ce que j'en comprends, le propos était lié au respect des injonctions et l'individu qui parlait était le leader de ceux qui les contestaient.

    Peut être que la décision est erronée. Avec respect, je ne crois pas que les inductions des auteurs soient appropriées.

  2. !
    Très d'accord avecAnonyme
    Franchement, très bon commentaire de ce billet! Je suis aussi d'avis que les gens crient définitivement trop rapidement à l'atteinte à la liberté d'expression et au précédent dangereux sans d'abord évaluer le contexte!

    Les injonctions avaient déjà été maintes fois critiqués par plusieurs personnes, étudiants, journalistes, citoyens... Les interventions sont toutefois pondérées.

    Différence entre critiquer une décision (ce qui est tout à fait normal et sain) et faire entendre qu'il est tout à fait légitime et normal d'y désobéir, particulièrement lorsqu'on est l'une des têtes d'affiche d'un mouvement qui mobilise plusieurs dizaines de milliers de personnes.

    Merci anonyme de mettre cette induction erronée en lumière!

  3. M-A. Laramée
    M-A. Laramée
    il y a 11 ans
    Les mots justes...
    Les mots excats pour lesquels Gabriel-Nadeau Dubois a été condamné sont "... et je crois qu'il est tout-à-fait légitime pour les étudiants et les étudiantes de prendre les moyens pour faire respecter le chox démocratique d'aller en grève [..]... et si ça prend des lignes de piquetage, on croit que c'est un moyen légitime de le faire".

    Donc:
    1- C'est le verbe CROIRE qui est utilisé dans toutes ces propositions. Or, affirmé que l'on "crois" quelquechose, sémantiquement, est clairement du domaine de l'opinion. Pour y voir une possible entrave à l'application de la loi, il faut considérer que l'expression d'une opinion est suffisante pour nuire à la bonne marche du système judiciaire. Y adjoindre l'analyse du contexte ne change rien à la situation ; prétendre qu'un individu devrait tenir compte du "contexte social" au moment d'exprimer une opinion suppose qu'il est légitime d'exiger d'un citoyen une forme d'auto-censure lorsque la maintien de la paix sociale l'exige, ce qui est anticonstitutionnel.
    2- Le moyen évoqué par GND, les lignes de piquetage, ne sont pas dans ce contexte un moyen contraignant ; puisque la légitimité de la grève étudiante n'a pas été reconnue, la "ligne de piquetage" montée par eux n'est (juridiquement parlant) rien de plus qu'un agrégat d'individus exprimant une opinion à un endroit donné, et qui peut en tout temps être légalement franchie. Si des piqueteurs s'opposent un passage d'un individu voulant les contourner, il y a bien sûr faute, mais il s'agit de la responsabilité personelle de chacun et non de "la ligne" en tant qu'entité.
    3- GND ne parlait même pas en son nom ; ses fonctions de représentants le contraignaient à exposer la position de l'association qu'il représentait. Autrement dit, il ne saurait pas être tenu plus respnsable de leur nature que n'importe lequel des membres de la CLASSE dont les votes démocratiques ont contribués à la formulation de cette position.

    Bref, ce jugement démontre hors de tout doute que le juge s'est laissé guidé par des considérations particulières (en l'occurence, sa partissanerie avouée en faveur des positions anti-grève) qui l'ont amené à livrer une interprétation des termes "croire" et "ligne de piquetage" subjective et articulée en fonction d'une conviction idéologique particulière (c'est-à-dire en allant au delà de la sémantique pour juger les propos sur une seule de leurs interprétations possibles) qui, de surcroit, n'est même pas cohérente avec elle-même. Il s'agit donc, selon moi, d'une décision ayant pour unique objectif le discrédit d'une ligne de pensée et d'opinion qui, pour apparaître légitime, s'appuie sur l'opinion d'une partie de la population prête à l'appuyer par volonté pure et simple de vengeance envers une figure érigée en bouc-émissaire.

    • Karl
      Mr
      J'ai été en général contre les interventions et prises de positions de GND mais je pense avec cette décision (M-A. Laramée: je suis d'accord avec ta présentation de la décision sauf le dernier paragraphe où tu parles de "hors de tout doute": relativise un peu à propos du juge!)qu'il s'agit ni plus ni moins de le faire servir d'exemple pour les futurs REP et militants de mouvements tels que la CLASSE qui s'afficheront autant et tiendront tête...
      Ma seul crainte: aujourd'hui c'est GND et la classe qui subissent: à qui le tour demain?

    • Anonyme
      Anonyme
      il y a 11 ans
      C'est une blague, non?
      Wow, après quelques paragraphes avec des conclusions qui requièrent des sauts périleux de logique (sans parler du juridique), vous vous permettez de conclure que vos commentaires permettent de conclure 'hors de tout doute' (rien de moins!) que le juge a fait preuve de partisanerie.

      Sans blagues, qui êtes vous pour reprendre un juge "juridiquement parlant" en termes aussi absolus?

      Quelle que soit mon opinion sur la décision, j'ai beaucoup de difficulté avec le fait que le système soit non pas critiqué, mais attaqué de façon aussi virulente par des gens qui n'ont pas la capacité de discernement appropriée.

  4. Jocelyn Boily
    Jocelyn Boily
    il y a 11 ans
    Le juge a erré
    Excellent article qui devrait servir en cours d'appel car le juge a vraiment erré en surexploitant les paroles de GND.

    Je suis certain que la cour d'appel renversera la décision

  5. Raph
    Bien d'accord
    Excellente analyse.

    Le commentaire de Me Laramé, en réponse à Anonyme et !, vient mettre le dernier clou dans le cercueil de ceux qui cherchent à draper leur mépris dans un semblant de raisonnement juridique.

    Ce « hit » politique par l'honorable juge Émond, est, avec égard, une vraie bavure de l'appareil judiciaire. En soumettant un jugement dont les fils partisans s'y rattachant sont si évidents et grossiers, M. le juge vient de déconsidérer de manière peut-être irréparable l'impartialité assumée du judiciaire aux yeux de toute une génération.

    Ce jugement est tout aussi dommageable, à mon avis, pour les juges que les coups de matraques et de poivre de cayenne d'une certaine matricule 728 pour les policiers.

    Ensuite que des gens avec des bacs en droit viennent dire, grosso modo, que la liberté d'expression doit céder place au confort et à la paix sociale dans le contexte d'un débat social légitime. Ouf!

    Maudit que l'humain à la mémoire courte. :(

    • Anonyme
      Anonyme
      il y a 11 ans
      C'est votre lecture?
      Si c'est votre lecture des commentaires d'Anonyme et !, vous n'avez rien compris. Ils ne font que faire remarquer que l'argument du "précédent dangereux" évoqué par les auteurs n'est pas aussi absolu que les auteurs semblent croire. Anonyme écrit même "Peut être que la décision est erronée."

      Vous écrivez: "Ce « hit » politique par l'honorable juge Émond, est, avec égard, une vraie bavure de l'appareil judiciaire."

      Pourquoi prendre la peine d'écrire "avec égards"? Vous mettez en doute l'élément le plus fondamental d'un juge dans ses fonctions (l'intégrité. Il n'y a pas d'égards dans votre commentaire.

      En tant que personne avec un bac en droit, avant tout, je vous dit de modérer vos propos. Vous n'êtes pas d'accord. Soit, c'est votre droit. Mais comme vous ne comprenez pas vraiment la situation, il serait préférable de s'abstenir de le faire de la façon que vous le faites.

      Il n'y a personne avec un bac en droit qui dit ce que vous affirmez, ils disent plutôt que quelle que soit ta cause, tu dois respecter le droit et les institutions. C'est la base de notre démocratie.

      En passant, c'est le juge Jacques qui a rendu la décision. Tant qu'à insulter, faudrait au moins cibler la bonne victime.

  6. Anonyme
    Anonyme
    il y a 11 ans
    Bon jugement
    Les gens qui contestent la décision rendue contre GND commettent tous l'erreur d'isoler la réponse de la question, et font ainsi fi du contexte. La question référait précisément au respect des injonctions qui interdisaient les lignes de piquetage qui empêchent... Bien qu'exprimée en termes généraux, il s'agissait non pas d'une «opinion à caractère général» mais d'une réponse à une question spécifique.

  7. GBS
    GBS
    >"Or, ici, l’accusé a exprimé une opinion à caractère général sur la légitimité du recours aux injonctions dans le cadre du conflit étudiant."

    Je crois que c'est faux.

    Je crois que GND a plutôt indiqué qu'il trouvait légitime d'agir en ne respectant pas les injonctions.

    Vu son poste de porte-parole de la CLASSE, ce commentaire était clairement un encouragement.

    S'il avait été un petite madame sans influence sur le respect ou le non respect des ordonnances, ce serait autre chose.

    Mais quand on commande ou qu'on influence grandement un groupe, et qu'on les encourage à violer des injonctions, en disant que de tels actes illégaux sont légitimes, on agit. Et GND le savait.

    Il ne faut pas faire l'autruche et faire abstraction de l'Influence réelle que la CLASSE est ses porte-paroles exerçaient sur le mouvement étudiant qui refusait de respecter la Loi, les ordonnances du tribunal, et l'État de droit.

  8. RMF
    Légitimité
    Suis-je la seule à penser que plusieurs confondent légitimité et légalité?

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