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Le dernier acte de l’affaire Robinson

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Claude Brunet, Madeleine Lamothe-samson, Ana Gray Richardson

2013-02-13 08:30:00

La Cour suprême du Canada entend aujourd’hui les représentations des parties dans l’affaire Robinson. Trois avocats de Norton Rose reviennent sur cette saga et les questions qui feront l’objet de cet ultime appel.

Rappel des faits

En 1982, Claude Robinson dessine les premiers croquis des personnages du projet de série télévisée pour enfants qui devait porter le nom de Robinson Curiosité (Curiosité) et il en définit les personnages et leur caractère sous une forme littéraire.

L'associé principal du bureau de Norton Rose à Montréal Claude Brunet
L'associé principal du bureau de Norton Rose à Montréal Claude Brunet
Robinson et sa compagnie Nilem multiplient ensuite les démarches dans le but de produire leur série et, à cet effet, communiquent avec plusieurs sociétés, dont Cinar. Les efforts considérables déployés demeurent toutefois vains, malgré les éloges reçus de plusieurs acteurs de l’industrie quant à la qualité du projet.

En septembre 1995, le premier épisode de Robinson Sucroë (Sucroë) est diffusé au Québec. Il s’agissait d’une série produite par Cinar, France Animation et Ravensburger. En 1996, Claude Robinson et Nilem intentent une action en contrefaçon et en dommages contre les personnes et les compagnies ayant participé à la production de Sucroë.

Jugement de première instance

Dans un jugement rendu le 26 août 2009, le juge Auclair de la Cour supérieure a accueilli en partie l’action des demandeurs, concluant que Curiosité était une œuvre originale qui avait été contrefaite et accordant des dommages totalisant 5 224 293 $, se détaillant comme suit :
  • Droits d’auteur de Claude Robinson : 607 489 $ (le montant est révisé à 604 489 $ en appel à la suite de la correction d’une coquille)

  • Portion des profits : 1 716 804 $

  • Préjudice psychologique subi par Claude Robinson : 400 000 $

  • Dommages exemplaires : 1 000 000 $

  • Frais d’avocat sur la base avocat-client : 1 500 000 $ plus taxes


  • Le jugement de première instance a ensuite été porté en appel par les défendeurs.

    Jugement de la Cour d’appel

    Dans son arrêt du 20 juillet 2011, la Cour d’appel a maintenu les conclusions de la Cour supérieure quant à l’existence d’une œuvre originale et de la contrefaçon de cette œuvre par les défendeurs : Cinar, Ronald A. Weinberg, tant personnellement qu’en sa qualité de liquidateur de la succession de feu Micheline Charest, Christophe Izard, France Animation, Ravensburger FILM + TV Gmbh et RTV Family Entertainment AG.

    Par contre, la Cour d’appel a renversé le jugement de la Cour supérieure quant à la responsabilité personnelle de Christian Davin (président-directeur général de France Animation) et réduit le montant total des sommes octroyées aux demandeurs pour le faire passer de 5 224 293 $ à 2 736 416 $.

    Principaux points en appel devant la Cour suprême

    Plusieurs parties ont demandé la permission à la Cour suprême d’en appeler de la décision de la Cour d’appel du Québec. La Cour suprême a accueilli chacune des demandes le 24 mai 2012.

    Madeleine Lamothe-Samson avocate et agente de marque de Norton Rose à Montréal
    Madeleine Lamothe-Samson avocate et agente de marque de Norton Rose à Montréal
    Notons que le 16 novembre dernier, la Cour suprême a accueilli une requête en autorisation d’intervention de Music Canada, un organisme sans but lucratif qui représente les intérêts des principales compagnies de disques du pays. À titre d’intervenante, Music Canada ne pourra présenter de nouvelles questions, elle ne pourra intervenir que sur celles des parties au litige permises par la Cour. Music Canada est d’avis que les questions posées à la Cour sont applicables à toutes les industries de la création, son intervention se penchera donc particulièrement sur le test approprié pour déterminer si une œuvre ou une partie substantielle d’une œuvre a été reproduite au sens de l’article 3(1) de la Loi sur le droit d’auteur (LDA).
    Voici un aperçu des questions les plus intéressantes devant être tranchées par la Cour suprême :

  • ''Quels sont les critères permettant d’évaluer s’il y a reprise d’une partie importante ou substantielle de l’œuvre ?''


  • Tant la Cour supérieure que la Cour d’appel ont conclu à l’existence d’une œuvre originale de la part de Robinson, même s’il s’agissait d’un projet inachevé, mentionnant notamment que Robinson avait « suffisamment typé ses personnages, leur caractère, leurs relations et leur environnement »1.

    Les deux tribunaux ont également conclu à la contrefaçon de l’œuvre de Robinson, expliquant entre autres que la « contrefaçon s’apprécie d’abord par les ressemblances, puisque, par exemple, l’utilisation d’un personnage connu et important d’une bande dessinée peut suffire, malgré la présence d’innombrables différences dans le reste de la copie »2.

    Les juges des deux instances se sont appuyés sur les nombreuses similitudes graphiques et ressemblances « de caractère » entre les personnages ainsi que sur les similitudes entre les rapports que les personnages entretiennent entre eux, soulignant que la définition de « contrefaçon » dans la LDA inclut « l’imitation déguisée ».

    Les défendeurs reprennent dans cet ultime appel leurs arguments à l’effet qu’il y a, d’une part, plus de différences que de similitudes entre les deux œuvres et que, d’autre part, les similitudes s’expliquent par le fait que Curiosité et Sucroë appartiennent à un genre commun, une émission pour enfants, et font référence à une œuvre commune, soit le roman Robinson Crusoë de Defoe.

    Sur la question du test approprié pour évaluer la ressemblance entre les personnages, notons également que les appelants estiment que le juge de première instance a commis une erreur manifeste en se basant sur l’opinion d’un expert dans son analyse. Aux yeux des appelants, le juge Auclair se devait plutôt d’appliquer le test sous l’angle de « l’observateur moyen », de manière comparable à ce que l’on retrouve dans l’analyse de la confusion en marques de commerce, soit le test du « consommateur moyen » ayant un souvenir imparfait.

  • ''La musique incorporée à une œuvre cinématographique fait-elle partie intégrante de cette œuvre ?''


  • La Cour d’appel a retenu les arguments des défendeurs qui plaidaient que l’on devait, dans le calcul des profits des défendeurs, déduire certains montants. Ainsi, la Cour d’appel a réduit la portion des profits devant revenir à Robinson et à sa compagnie et l’a fait passer de 1 716 804 $ à 260 577 $.

    Une partie importante de cette réduction, soit 1 117 252$, est liée aux droits sur la bande musicale de Sucroë, les défendeurs ayant plaidé avec succès que cette musique n’avait rien à voir avec l’œuvre de Robinson.

    La Cour d’appel a admis le principe à l’effet que « l’auteur a droit à la remise de la portion des profits réalisés par le contrefacteur qui a un lien de causalité avec son œuvre » mais, s’appuyant sur la décision ''Monsanto Canada Inc.'' c ''Schmeiser'' rendue dans une affaire de brevets, a conclu qu’il n’y (avait) aucun lien de causalité [dans cette affaire] entre les profits réalisés par les (défendeurs) et l’œuvre musicale (des demandeurs) » 3.

    Devant la Cour suprême, les demandeurs plaideront que la musique « commandée spécifiquement et uniquement pour être synchronisée aux images et textes d’une œuvre cinématographique »4 est indissociable de l’œuvre cinématographique contrefaite et que les revenus tirés des droits musicaux auraient dû être inclus dans la colonne des revenus aux fins du calcul des profits.

  • ''Était-il approprié de condamner les défendeurs solidairement ?''


  • Ana Gray Richardson-Bachand
    Ana Gray Richardson-Bachand
    La Cour d’appel a renversé la condamnation solidaire des défendeurs au paiement des dommages, retenant un argument de ces derniers fondés sur le texte de l’article 35 de la LDA. Selon la Cour, l’article 35 limite la responsabilité individuelle d’un contrefacteur aux profits « qu’il a réalisés en commettant cette violation »5, ce qui empêche la condamnation d’une personne à des montants supérieurs aux profits réalisés par cette personne (dans la mesure où cette personne doit, en raison de la solidarité de la condamnation, payer aux demandeurs un montant supérieur à sa véritable part des profits).

    Robinson et Nilem en appellent de cette conclusion et soutiennent que la LDA reconnaît qu’un demandeur a droit à une proportion équitable des profits générés conjointement et solidairement par les participants à la contrefaçon.

  • ''Le montant des dommages octroyé à Robinson pour l’atteinte psychologique était-il approprié ?''


  • Robinson en appelle également de la décision de la Cour d’appel de réduire le montant des dommages pour préjudice psychologique en le faisant passer de 400 000 $ à 121 350 $, soit la moitié du plafond établi par la jurisprudence pour le préjudice non pécuniaire.

    Robinson plaide qu’en ce sens, « aucun plafond n’est applicable dans des circonstances où le préjudice est causé par un acte volontaire »6 ou la grossière négligence des défendeurs.

    Autres questions en appel

    En plus des points soulevés ci-dessus, les demandeurs en appellent également :
  • de la réduction (de 1 000 000 $ à 250 000 $) par la Cour d’appel des montants octroyés par la Cour supérieure à titre de dommages punitifs;

  • du renversement de la décision de la Cour supérieure quant à la responsabilité personnelle de Christian Davin, président-directeur général de la coproductrice France Animation;

  • du refus d’octroyer en appel les honoraires extrajudiciaires des demandeurs sur la base avocat-client.


  • Quant aux défendeurs Weinberg et la succession de feu Micheline Charest, ils cherchent à faire renverser les conclusions suivantes de la Cour d’appel :
  • la dissolution d’une société à laquelle les demandeurs avaient initialement cédé leurs droits d’auteur dans Curiosité a entraîné la rétrocession des droits dans l’œuvre aux demandeurs même en l’absence d’une cession écrite de la part de la société en faveur des demandeurs;

  • l’existence d’une participation consciente et délibérée à un acte de plagiat (entraînant leur responsabilité personnelle).


Conclusion

En somme, l’affaire Robinson, après avoir fait couler beaucoup d’encre au Québec, forcera les juges de la plus haute cour du pays à plonger à leur tour la plume dans l’encrier pour rendre un jugement qui ne manquera pas de marquer le droit d’auteur au Canada.


Notes
1. France Animation, s.a. c. Robinson, 2011 QCCA 1361 au para 54. Cliquez ici pour voir la décision de la Cour d’appel.
2. Ibid, au para 61.
3. Ibid, au para 198.
4. Voir le mémoire des parties appelantes Claude Robinson et Les Productions Nilem Inc. en cliquant ici.
5. Article 35(1) de la LDA. Cliquez ici pour voir le texte complet de la LDA.
6. Supra note 4.


Sur les auteurs :

Claude Brunet est associé principal, avocat et agent de marques de commerce du bureau de Norton Rose à Montréal. Il est responsable de l'équipe canadienne spécialisée en droit d’auteur et droit du divertissement. Il pratique le droit de la propriété intellectuelle et des communications et possède une expertise en droit d’auteur, en droit relatif au secteur culturel, à l’édition et aux télécommunications.

Madeleine Lamothe-Samson est associée, avocate ainsi qu'agente de marques de commerce du cabinet à Montréal. Elle agit dans tous les aspects du droit de la propriété intellectuelle et s’occupe principalement de questions liées au droit d’auteur, au droit du divertissement et aux marques de commerce.

Ana Gray Richardson-Bachand est avocate chez Norton Rose au sein du bureau de Montréal. Elle se spécialise principalement en propriété intellectuelle.
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