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Un jugement de 10 Millions!

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Didier Bert

2024-03-28 15:00:06

Me Karim Renno, Me Karim Renno et Me Ava Liaghati et Me Kristin Petitclerc. Source: Renno Vathilakis
Me Ava Liaghati et Me Kristen Petitclerc. Source: Renno Vathilakis
Dans une décision historique, une juge condamne l’instigateur d’une chaîne de Ponzi à verser 10 millions à son ex-employeur. Jusqu’où s’arrêtera le Super plaideur?

Un jour, on en fera peut-être un film…

En attendant, voici l’histoire incroyable d’une entreprise victime d’une chaîne de Ponzi, sans que le PDG ni les investisseurs ne soient au courant. L’instigateur du stratagème, ancien responsable financier de la société, poursuit le PDG et l’entreprise… qui le poursuivent à leur tour.

Durant des années, Pierre Khouzam, comptable agréé et responsable financier de la firme Corporatek a émis des actions de l'entreprise à l'insu du PDG. Corporatek est une firme de logiciels qui sont utilisés dans le pilotage des entreprises, avec une gamme spécialisée pour les cabinets d’avocats.

De 2000 à 2014, alors qu’il ne détient aucune licence de l’Autorité des marchés financiers, Pierre Khouzam s’est présenté comme planificateur financier auprès de ses clients personnels, de membres de sa famille et de ses amis, pour leur vendre des actions de catégorie E de l’entreprise Corporatek.

À travers Planigestec, sa société de prestations de services comptables, Pierre Khouzam était copropriétaire de Corporatek. Planigestec détenait 50% des actions de catégorie A de Corporatek, l’autre 50 % étant détenu par le PDG et fondateur de Corporatek, via sa propre société Avatel.

Les deux hommes faisaient affaire ensemble depuis 1981

Les deux hommes faisaient affaire ensemble depuis 1981. Ils s'étaient connus alors que le PDG était étudiant et cherchait un comptable qui pouvait remplir sa première déclaration d'impôts. Au fur et à mesure du développement de ses affaires, il a confié la gestion financière de Corporatek à Pierre Khouzam.

« De plus, le PDG lui avait confié la gestion de ses finances personnelles et Khouzam avait une procuration générale sur tous les comptes bancaires et l’a nommé son exécuteur testamentaire » , précise la décision de la juge Silvana Conte de la Cour supérieure du Québec.

Pourtant, jamais Pierre Khouzam n’informe le PDG qu’il émet des actions.

Pierre Khouzam assure aux investisseurs qu’ils recevront un dividende annuel de 6 %. Cependant, les investisseurs ne savent pas qu’ils deviennent ainsi actionnaires de Corporatek, ni même s’ils disposent de droits de vote.

En réalité, la majeure partie de l’argent va dans les caisses de Planigestec, la société de Pierre Khouzam. Le comptable utilisait Planigestec comme véhicule pour présenter leurs versements d’argents comme des « investissements collectifs » à ses clients, amis et tierces parties.

« Selon Khouzam, entre 2004 et 2017, ses clients et autres personnes auront investi 27 895 875 $ dans Planigestec », indique le jugement.

Cependant, les relevés bancaires de Planigestec démontrent qu’entre le 31 janvier 2003 et le 31 janvier 2017, c’est le triple, soit 81,1 millions de dollars, qui a été déposé dans les comptes bancaires de Planigestec. Or, les revenus professionnels de Khouzam pour cette même période totalisent seulement 3,1 millions de dollars.

L’écart est proche de 50 millions de dollars entre les déclarations de Pierre Khouzam et les chiffres indiqués sur les relevés bancaires.

Une Porsche, un condo…

Le jugement apporte un éclairage quant à l’utilisation qui a été faite de plusieurs dizaines de millions de dollars.

« Les relevés bancaires de Planigestec partiels pour la période entre janvier 2003 et décembre 2016 démontrent que plus de 27,5 millions de dollars ont été utilisés pour payer les dépenses de Planigestec et de Khouzam, telles que : le condo sur Grasset, la Porsche de Khouzam, les cartes de crédit, hôtels et assurances ainsi que plus de 2,6 millions de dollars pour les dépenses personnelles de Khouzam. »

Pierre Khouzam. Source: LinkedIn
Pierre Khouzam. Source: LinkedIn

Par ailleurs, « d’après les relevés bancaires déposés lors du procès il y a plus de 6 millions de dollars qui ont été transférés à Khouzam à titre personnel. »

Il fallait aussi entretenir la chaîne de Ponzi créée par Pierre Khouzam.

« Les sommes « investies » par les actionnaires de catégorie E dans Planigestec ont servi, entre autres, à payer des dividendes ou racheter des actions d’autres actionnaires, ainsi pour payer les rendements promis, ce qui consiste en une opération classique de Ponzi », indique la juge Silvana Conte.

« Mais il y a plus », mentionne la juge, en pointant les détournements opérés par Pierre Khouzam. « La preuve révèle que Khouzam a abusé de sa position à titre de vice-président des finances de Corporatek afin de soutenir cette chaîne de Ponzi. La preuve révèle que de 2000 à 2014, la somme de 18 143 430,42 $ a été détournée par Khouzam. »

De plus, durant 15 ans, Khouzam rachète des actions pour la somme de 4 716 200 $, et verse des dividendes de 5 025 638 $ à Planigestec et aux autres actionnaires de catégorie E, sans aucune autorisation et à l’insu des membres de Corporatek.

Le stratagème finit par être découvert en 2014 quand les chèques de paie des employés de Corporatek rebondissent. Le PDG questionne alors son chef des finances. Les réponses de Pierre Khouzam sont vagues, ce qui conduit le conseil d‘administration à le destituer.

Le jour de sa destitution, Pierre Khouzam détourne 70 000 $… et encore 155 000 $ dans les jours suivants. Deux mois plus tard, en janvier 2015, appelé à aider à finaliser les états financiers, Pierre Khouzam déclare un dividende payable à sa société Planigestec, et émet plus de 4 millions d’actions E en faveur de sa propre société.

Ces actes sont découverts plusieurs mois plus tard par le PDG, qui entreprend de racheter des actions, croyant être lié par les gestes de Pierre Khouzam. Les accès de ce dernier sont alors annulés. Des discussions se poursuivent jusqu’en janvier 2016, quand Pierre Khouzam accepte de signer une résolution spéciale qui précise que les actions de catégorie E ont toujours été destinées à être des actions sans droit de vote.

Recours contre recours

Le 6 septembre 2016, Pierre Khouzam et Planigestec, ainsi que les investisseurs Éric Guilbert et Raouf Yacoub à titre de codemandeurs, intentent un recours en oppression et dommages intérêts. Pierre Khouzam qualifie la résolution spéciale comme étant abusive et oppressive.

Me Michel Savonitto, Me Catherine Boisvenue et Me Mathieu Lacelle. Sources: Savonitto et Bélanger Sauvé
Me Michel Savonitto, Me Catherine Boisvenue et Me Mathieu Lacelle. Sources: Savonitto et Bélanger Sauvé

Pierre Khouzam et Planigestec arguent que l’oppression est constituée par la destitution de Pierre Khouzam à titre d’administrateur, par le rachat « arbitraire et discriminatoire » de certains actionnaires, et par le retrait du droit de vote rattaché aux actions de catégorie E.

Éric Guilbert et Raouf Yacoub demandent la reconnaissance que leurs actions ont été valablement émises, assorties d’un droit de vote.

Face à eux, les défendeurs Corporatek, le PDG, Avatel, ainsi que les administrateurs Adel Soliman et Daphnée Vézina, contestent le recours en oppression. « Ils soutiennent que Khouzam a orchestré l’émission unilatérale et illégale des actions de catégorie E de Corporatek et la mise en place d’un stratagème frauduleux de rachat d’actions et de déclaration de dividendes afin de s’approprier frauduleusement des sommes appartenant à Corporatek. »

Les défendeurs réclament 26 702 477 $ à titre de dommages-intérêts, des dommages pour atteinte à la réputation, et des honoraires extrajudiciaires pour procédures abusives pour 3 182 160,85 dollars.

Pierre Khouzam et Planigestec sont représentés par Me Michel Savonitto et Me Catherine Boisvenue du cabinet Savonitto. Me Mathieu Lacelle du cabinet Bélanger Sauvé conseille Pierre Khouzam relativement à la demande reconventionnelle d’Avatel.

Éric Guilbert et Raouf Yacoub étaient représentés par Me Mathilde Delorme de Lapointe Rosenstein Marchand Melançon, qui a depuis quitté le cabinet.

Le PDG, Corporatek, Avatel, Adel Soliman et Daphnée Vézina sont représentés par Me Karim Renno, Me Ava Liaghati et Me Kristen Petitclerc du cabinet Renno Vathilakis.

Une qualification décisive

Devant la cour, Khouzam prétend avoir agi dans l’intérêt de Corporatek. Il soutient que les actions de catégorie E ont été émises à des fins de financement avec l’avantage de ne pas figurer au passif de la société. Ils n’avaient donc pas d’impact sur les ratios calculés pour obtenir du financement auprès des institutions financières.

« Cependant, la preuve révèle que l’émission des actions de catégorie E n’a pas été faite pour financer Corporatek, mais plutôt Planigestec. Sur un échantillon de 16 certificats d’actions de catégorie E de Corporatek émises entre 2001 et 2013 et totalisant 3 359 800,00 $, Khouzam a détourné 2 336 531,68 $ (70 %) vers Planigestec », indique le jugement.

Pourtant, c’est bien Pierre Khouzam qui demande à être indemnisé par Corporatek. Sa société Planigestec « demande au Tribunal de déclarer qu’elle détient une créance envers Corporatek d’une somme de 14 590 433 $ versés à titre d'avance sous forme de prêts à terme. »

En étudiant la demande de Planigestec, le tribunal constate que Pierre Khouzam parle d’avances, et non pas de prêts à terme.

Or, « la qualification des avances est importante pour Planigestec puisque la prescription d'un prêt payable à demande court à compter de sa date et non à la date de la demande de paiement. Le délai de prescription est de trois ans », précise le jugement.

La Cour supérieure décide de ce fait qu’ « aucune somme n’est due à Planigestec pour les avances faites avant le 5 septembre 2013 », et c’est plutôt une dette d’un million de dollars que Planigestec doit à Corporatek.

Plus de 10 millions $ pour les défendeurs

Et ce n’est pas tout. De son côté, Corporatek réclame des dommages-intérêts de 7,4 millions de dollars à Khouzam et à Planigestec.

Me Mathilde Delorme. Source: LRMM
Me Mathilde Delorme. Source: LRMM

« Les défendeurs soutiennent que Khouzam a propagé auprès des actionnaires de catégorie « E » dans Corporatek de fausses allégations selon lesquelles leur argent se trouvait chez Corporatek, mais que le PDG refusait de verser des dividendes et d’effectuer des rachats. »

La Cour supérieure donne raison à Corporatek et au PDG: elle condamne Pierre Khouzam et Planigestec solidairement à payer à Corporatek la somme de 7 358 552,02 dollars à titre de dommages-intérêts. Ils doivent également verser aux défendeurs la somme de 2 545 728,68 $, soit 80 % du montant de 3 182 160,85 $ de leurs honoraires extrajudiciaires. Par ailleurs, ils doivent payer à chacun des quatre défendeurs la somme de 50 000 $ en dommages punitifs pour diffamation, ainsi que des dommages punitifs pour abus de procédure de 10 000 $ à chacun des défendeurs.

« Le Tribunal considère que Khouzam et Planigestec, conscient du fait qu'ils n'avaient aucun droit à faire valoir, se sont servi de la justice comme s'il possédait véritablement un tel droit, et ce, pour échapper aux conséquences inéluctables de leur conduite frauduleuse. Il s’agit d’un recours en oppression intenté par les oppresseurs et consiste en un cas classique d’un abus de droit d’ester en justice. »

Enfin, le tribunal condamne Khouzam à payer à Avatel la somme de 164 652,82 $ pour sa faute professionnelle dans la gestion des impôts et taxes d’Avatel.

Pour leur part, les demandeurs Éric Guilbert et Raouf Yacoub se voient reconnus comme propriétaires d’actions de catégorie E de Corporatek, à hauteur de 200 000 actions pour M.Guilbert et de 100 000 $ pour M.Yacoub. Tous deux sont déclarés actionnaires mais sans droit de vote.

Des circonstances peu communes

« Mes clients sont heureux de l’issue du jugement, et soulagés qu'après toutes ces années, finalement, ils aient pu rétablir leur réputation et montrer à la cour qu'ils ont été victimes d'une fraude massive, que le juge a qualifié de Ponzi », commente Me Karim Renno, qui représente les défendeurs Corporatek, Avatel, Adel Soliman et Daphnée Vézina.

Me Renno se dit « très chanceux d'avoir des clients qui ont fait un travail magistral de défrichage, car il est toujours compliqué dans ce type de cause d'aller chercher l'information. L'équipe de Corporatek a été extraordinaire pour aller trouver les éléments, les synthétiser et les présenter à la cour », salue l’avocat. « Et la Cour supérieure nous a donné le temps nécessaire pour lui exposer tout cela. »

Dans cette affaire, l'avocat a dit avoir fait face à des circonstances peu communes. « Il est rare que la partie adverse nie tout », explique Me Karim Renno. « On présentait des documents signés par Pierre Khouzam, et lui niait ces documents. Cela n'arrive presque jamais. On lui présentait ses propres courriels, et il disait que cela ne venait pas de lui. Cela a obligé Corporatek à faire une preuve très longue, parce que Pierre Khouzam refusait les évidences du dossier. »

Les avocats des demandeurs n'ont pas répondu à la demande de commentaires de Droit-inc, à l’exception de Me Mathieu Lacelle qui a indiqué ne pas avoir de commentaires. Ils n'ont pas non plus précisé si leurs clients iront en appel.

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