Des avocats « débordés » par le record de demandes d’asile
Radio -canada
2022-11-23 13:15:00
Chaque jour, cette pile gonfle au rythme des appels effrénés que reçoit le coordonnateur du Comité d’action des personnes sans statut. Et ce n’est qu’un aperçu visible, dit-il, en ouvrant ses tiroirs remplis d’autres documents similaires.
« Il y a beaucoup de détresse chez les demandeurs d’asile. Beaucoup ne trouvent plus d’avocats », confie Frantz André, après avoir raccompagné à la porte deux médecins haïtiens arrivés par le chemin Roxham quelques jours plus tôt.
« C’est incroyable, je dois rejeter tout le temps des appels. Chaque jour, 4 ou 5 nouvelles personnes m’écrivent et je ne sais plus vers qui les référer. »
L’écriture de ces demandes d’asile est primordiale. Les migrants doivent y documenter leur histoire et les risques qu’ils encourent dans leur pays d’origine. Ces documents sont ensuite étudiés par la Commission d’immigration et du statut de réfugié (CISR), qui détermine si le demandeur d’asile peut rester au Canada.
« Souvent, les gens ne sont pas équipés pour remplir seuls ces documents. Parfois, ils ne parlent ni français ni anglais, ou pas suffisamment. Ça leur prend donc un accompagnement, des avocats ou des bénévoles », explique Frantz André.
Ce dernier, qui œuvre bénévolement pour remplir ces dossiers, assure avoir « ouvert 425 dossiers » au cours des derniers mois.
Un record et une saturation
Entre début janvier et fin octobre, plus de 30 000 demandeurs d’asile sont arrivés par le chemin Roxham. Jamais autant de migrants n’avaient franchi la frontière par ce passage irrégulier, situé entre la Montérégie et l'État de New York.
« On se dirige vers un bilan de 40 000 demandeurs d’asile d’ici la fin de l’année, mais il n’y a qu’un nombre limité d’avocats », souligne Vincent Desbiens, directeur du Bureau d’aide juridique de Montréal.
Ce bureau permet aux migrants admissibles d’avoir un accès gratuit à la justice canadienne.
« On est très débordés. Il y a eu une hausse drastique des demandes, mais il y a toujours autant d’avocats. »
Vincent Desbiens accepte une trentaine de nouveaux mandats d’aide juridique chaque semaine. Mais les cinq avocats de son bureau ne peuvent répondre à la demande et ils doivent compter sur l’aide d’avocats privés, de moins en moins enclins à accepter de tels dossiers peu rémunérés.
« Beaucoup [d’avocats] n’acceptent plus les mandats d’aide juridique. C’est comme si on travaillait gratuitement, car notre charge de travail a été considérablement alourdie », révèle Odette Desjardins, qui a « pratiquement cessé » cette pratique.
« Beaucoup de familles sont à la recherche d’un avocat, elles sont désespérées. Je les comprends et je les plains. »
Plusieurs avocats et cabinets nous ont avoué avoir eux aussi considérablement réduit leur nombre de mandats d’aide juridique.
« C’est rendu trop complexe, trop compliqué. Il y a des avocats avec une trentaine d’années d'expérience qui me disent maintenant : « C'est terminé, j’arrête ». On est nombreux à se poser ces questions », confirme l’avocat Stéphane Handfield.
La complexité d’un portail informatique dénoncée
Le nouveau portail informatique, mis en place par Immigration Canada en septembre, est dans la mire de ces avocats. « Il y a sans arrêt des bogues. Ça bloque. On perd des informations et énormément de temps », détaille Odette Desjardins.
« Durant une fin de semaine complète, j’ai tenté de finaliser une demande d’asile, et je n’ai pas été capable. Et on ne parle que du dépôt de la demande, même pas de la préparation à l’audience », reprend Stéphane Handfield.
Une dizaine d’intervenants interrogés par Radio-Canada se sont plaints, unanimement, des difficultés rencontrées pour déposer en ligne ces demandes d’asile.
« Dans un mandat d’aide juridique, on touche 875 $ pour un dossier complet, avec le formulaire, les détails à raconter, l’audience et la préparation. Avec le temps qu’on y passe maintenant, ce n’est pas assez payant », indique l’avocate Danielle Arpin.
« La complexité des demandes d’asile devient un vrai problème. C’est une autre triste réalité. »
Interpellé par Radio-Canada, le ministère fédéral de l’Immigration défend ce nouveau portail informatique qui permettrait aux avocats de soumettre plus facilement des demandes au nom de leurs clients.
S’il reconnaît des « problèmes », ceux-ci ont été « rapidement résolus » et n’auraient eu « des répercussions [que] sur un petit nombre de demandes, se défend Immigration Canada, tout en précisant que dans certaines circonstances la soumission d’une demande en papier reste « possible ».
« Avec le lancement de la nouvelle application électronique, les agents sont désormais en mesure de communiquer directement avec les clients ou leur représentant légal, et les demandeurs ont la possibilité de suivre l'état de leur demande. »
« Notre personnel informatique surveille le système à la recherche d'erreurs susceptibles de bloquer la soumission d'une demande, et nous continuons à apporter des améliorations », certifie un porte-parole, en vantant « l’innovation numérique » d’Immigration Canada qui a été « initialement introduite comme mesure de facilitation pendant la pandémie ».
Risques « élevés » de refus
Mais face à ces enjeux, de nombreux avocats privilégient désormais leurs pratiques privées, au détriment des mandats d’aide juridique.
Le coût d’une demande d’asile peut grimper, nous a-t-on confié, jusqu’à 6000 $ par dossier. Un montant quasi impossible à payer pour de multiples familles, souvent en attente d’un permis de travail durant des mois.
« On craint que de nombreuses personnes ne soient pas représentées, mal représentées ou paient un prix trop élevé. Quand la demande est forte, on appréhende une hausse des prix », estime Vincent Desbiens, du Bureau d’aide juridique.
« On parle souvent d’une crise humanitaire. Mais c’est bien plus large. Il y a de vrais enjeux d’accès à la justice. »
Le Collectif Bienvenue fait face à cette nouvelle réalité. « Des familles appellent des paquets d’avocats, sans réponse », soupire Maryse Poisson, directrice des initiatives sociales de cet organisme d’aide montréalais.
Elle craint de graves répercussions. « Il y a des femmes monoparentales, des familles qui n’ont pas les moyens de payer des avocats, des personnes qui ont aussi des barrières de langues pour remplir les formulaires », reprend-elle.
Les demandeurs d’asile, poursuit Maryse Poisson, sont « mal outillés », sans l’aide d’un avocat. « Les risques sont élevés. On parle quand même d’une possible déportation », regrette-t-elle.
« Le problème est immense et on craint que ça aille en empirant », estime également Annick Legault, qui dirige la Clinique pour la justice migrante, qui vient tout juste de voir le jour.
« En ce moment, c’est horrible. Le portrait est tragique et tout le monde est saturé. »
« Si l’histoire est mal ficelée, mal articulée, mal écrite, la possibilité d’une demande d’asile refusée est élevée, même si les risques sont réels », avance de son côté Frantz André.
« Certains pensent qu’il suffit de dire que la vie est menacée. C’est faux. Il y a un vrai dysfonctionnement ».
La solution? « Former les organismes » pour réaliser des demandes d’asile, avance Annick Legault. Mais surtout, clame Vincent Desbiens, suspendre l’Entente sur les tiers pays sûrs.
« Si on suspend ou annule cet accord, il y aura une meilleure répartition des demandeurs d’asile sur le territoire canadien, détaille-t-il. Ils pourront présenter leur demande partout dans le pays. Là, les gens demeurent au Québec, attendent l’avancée de leur dossier, et ça prend des mois, des années. Mais nous, on ne peut plus répondre à toutes ces demandes. »
Cette éventualité a cependant été vivement rejetée par Ottawa, qui craint notamment une nouvelle arrivée massive de demandeurs d’asile.