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La Cour supérieure donne une leçon au Collège des médecins

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Élisabeth Fleury

Élisabeth Fleury

2025-10-28 10:15:12

Dans un jugement cinglant, le tribunal cite George Orwell sur le droit de dire ce que les gens « ne veulent pas entendre »…

Eleni Yiannakis - source : archives


Le Collège des médecins du Québec devra revoir sa copie : la Cour supérieure a annulé la réprimande imposée à une résidente pour des propos virulents sur le conflit israélo-palestinien, jugeant que son Comité des requêtes avait mené une analyse « déraisonnable » et « superficielle » des droits fondamentaux.

Dans un jugement cinglant rendu le 21 octobre 2025, la juge Eleni Yiannakis a conclu que le Collège avait privilégié de manière asymétrique la protection du public sur la liberté d'expression politique, pourtant hautement protégée par les Chartes.


Julius Grey, Éloïse Girard et Papa Adama Ndour - source : Grey Casgrain

La demanderesse, la Dre Sirin Chami, était représentée par Mes Julius Grey, Éloïse Girard et Papa Adama Ndour, du cabinet Grey Casgrain.

Mes Stéphane Gauthier et Andréa Provencher, de Cain Lamarre, agissaient pour le compte du Collège des médecins et de son Comité des requêtes, les défendeurs.

Des propos politiques enflammés sur Instagram

Les faits remontent à mai 2024, lorsque la Dre Sirin Chami, résidente en médecine, a publié une vidéo de 45 secondes sur son compte Instagram personnel. Vêtue de son sarrau et se présentant comme une « Canadian doctor », elle y dénonçait un « génocide » en cours à Gaza, condamnant les actions d'Israël et visant le mouvement sioniste.

Stéphane Gauthier et Andréa Provencher - source : Cain Lamarre

La controverse a explosé dans les commentaires, où elle a répondu sans filtre à des internautes, notamment par la phrase « If Israel wasn’t a colonizer monster worse than Hitler, Hamas wouldn’t even exist », et en qualifiant un internaute et ceux partageant son point de vue de « lowest trash on Earth » (la pire des ordures sur Terre).

Suite à des plaintes, le Comité des requêtes du Collège des médecins a conclu, en septembre 2024, que ces propos allaient « au-delà d’une critique politique acerbe » et violaient ses obligations déontologiques, notamment celle de maintenir la dignité et l'honneur de la profession, et a entériné la recommandation de lui imposer une réprimande.

Le cœur du reproche portait sur l'atteinte au lien de confiance du public envers la profession, exacerbée par le fait qu'elle s'identifiait comme médecin dans la publication.

Les Chartes et les propos de nature politique

La Dre Chami a contesté la décision en contrôle judiciaire. La question centrale était de savoir si le Comité avait fait une application raisonnable du droit en procédant à la mise en balance du droit fondamental de la médecin à la liberté d’expression — garanti par l'alinéa 2b de la Charte canadienne des droits et libertés et l'article 3 de la Charte des droits et libertés de la personne — avec l'impératif de la protection du public et ses obligations déontologiques en tant que professionnelle de la santé.

La Cour supérieure a rapidement établi que le droit à la liberté d'expression de la résidente était restreint par la décision. Elle a ensuite souligné que le discours en cause, étant de nature politique, jouissait d’un haut degré de protection dans une société libre et démocratique, même s’il est « choquant » ou « blessant ».

Une pondération « inégale » et « tronquée »

Pour le tribunal, la décision du Comité était déraisonnable.

La juge Eleni Yiannakis a d’abord critiqué le Comité pour sa pondération inégale, notant que l'analyse se concentrait « presque exclusivement » sur les obligations déontologiques des médecins, au détriment des valeurs fondamentales sous-jacentes à la liberté d'expression.

Le Comité s’est contenté d'affirmer que les propos de la Dre Chami « dépassaient le seuil de la critique » sans mener une analyse contextuelle et « significative » requise par la démarche Doré et Loyola, a déploré la juge Yiannakis.

Selon l'approche découlant de ces arrêts de la Cour suprême, un organisme administratif ou disciplinaire qui applique une loi habilitante comme le Code de déontologie des médecins doit, lorsqu'un droit fondamental est en jeu (ici, la liberté d'expression), procéder à une démarche d’analyse en deux étapes pour s'assurer que sa décision est raisonnable : identifier l’atteinte et mettre en balance.

La Cour supérieure reproche également au Collège d'avoir omis de considérer le contexte complet. Selon la juge Yiannakis, l'analyse du Comité n'a pas suffisamment tenu compte du fait que le discours était purement politique et sans lien avec l'exercice de la médecine. De même, cette analyse n'a pas contextualisé le commentaire « lowest trash on Earth » comme une riposte à un internaute qui avait qualifié la résidente de « rotten terrorist », a souligné la juge.

De l’avis du tribunal, la probité des propos devait être analysée en tenant compte de tous les éléments factuels, y compris le message véhiculé, les réactions des internautes et même la littérature pertinente soumise par la demanderesse sur les opinions exprimées par Médecins sans frontières (MSF) ou l'Organisation mondiale de la santé (OMS).

Une décision qui nuit à l’apparence d’impartialité

La juge Yiannakis a par ailleurs critiqué la forme et le ton de la décision disciplinaire, jugeant qu'elle nuisait à l'apparence d'impartialité et de rigueur.

Elle a ainsi déploré que la décision ait été rédigée de manière peu claire sous la forme d'« attendus ». Selon elle, cette rédaction laisse transparaître l'opinion personnelle et subjective du Comité de discipline sur le bien-fondé des propos tenus par la résidente, plutôt que de s'en tenir à l'analyse juridique et déontologique requise.

En transformant sa décision en une attaque contre le fond des opinions exprimées par la Dre Chami, le Comité de discipline a excédé son rôle, a insisté la juge, pour qui le Comité a davantage agi comme un organe polémique que comme un décideur impartial.

La juge Yiannakis a donc ordonné que le dossier soit renvoyé au Comité des requêtes. Celui-ci devra reprendre l'exercice de pondération, le menant cette fois de façon « robuste », afin de déterminer si la réprimande imposée était réellement la mesure la moins attentatoire possible au droit à la liberté d'expression de la Dre Chami, même lorsque ses propos sont « acerbes » et « déplaisants ».

« Si la liberté d'expression signifie quelque chose, c'est bien le droit de dire aux gens ce qu'ils n'ont pas envie d'entendre », a rappelé la juge Yiannakis, citant George Orwell.

Les procureurs du Collège des médecins et de son Comité des requêtes ont fait savoir à Droit-inc qu’ils étaient à analyser la décision avec leurs clients pour savoir s’ils en appelleront.

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