La liberté d’expression privée des avocats en baisse

Amélia Salehabadi
2010-01-15 14:15:00
Me Patricia Fourcand , Me Tamara Thermitus, Me Stéphanie Raymond-Bougie, Me Patrice Jourdain, Me Karine Joizil, Me Laurent Debrun et la professeure Pascale Fournier ainsi que toutes les personnes qui se lèvent pour Haïti.
En baisse
La liberté d’expression privée des avocats
Dans Doré c. Bernard, la Cour d'appel sous la plume de l’honorable juge Rochon vient de débouter Me Doré de son appel contre un jugement de la Cour supérieure (l'honorable Michel Déziel) qui avait rejeté le recours en révision judiciaire de Me Doré, à l'encontre de la décision du Comité de discipline du Barreau du Québec et d’un jugement du Tribunal des professions.
Me Gilles Doré avait été sanctionné par le barreau pour avoir écrit une lettre privée à l’honorable juge Boilard.
Voici la lettre :
SOUS RÉSERVE ET SANS ADMISSION
Jean-Guy Boilard
Monsieur,
Je sors à peine de cour. Il y a quelques minutes, vous cachant lâchement derrière votre statut, vous avez tenu à mon égard des propos aussi injustes qu'injustifiés, parsemés ici et là dans une décision dont la bonne foi sera vraisemblablement débattue devant notre Cour d'appel.
Comme vous vous êtes défilé rapidement et avez refusé de m'entendre, je choisis la forme épistolaire pour répondre à titre purement personnel aux propos tout aussi personnels que vous vous êtes permis à mon endroit. La présente est donc d'homme à homme, hors le circuit de ma profession et de vos fonctions.
Si ce qui suit ne vous a jamais été signalé, il était grand temps que ça le soit. Si votre incapacité chronique à maîtriser quelque aptitude sociale («social skills» vous qui aimez tant l'anglais) vous a amené à adopter un comportement pédant, hargneux et mesquin dans votre vie de tous les jours, peu m'importe, cela semble après tout vous convenir.
Si toutefois, délibérément, vous importez ces traits de caractère dans l'exercice de votre magistrature et que vous en faites votre marque de commerce, cela m'importe beaucoup et il me semble approprié de vous en faire part.
En effet, vos connaissances juridiques qui semblent rallier l'approbation d'un certain nombre de vos collègues, sont loin d'être suffisantes pour faire de vous ce que vous auriez pu et du (sic) être au plan professionnel. Votre détermination à évacuer toute humanité de votre magistrature, votre capacité d'écoute à toutes fins pratiques nulle et votre propension à vous servir de votre tribune – de laquelle vous n'avez pas le courage de faire face à l'expression d'opinions contraires aux vôtres – pour vous adonner à des attaques personnelles d'une mesquinerie à ce point repoussante qu'elles en sont vulgaires, non seulement confirme (sic) l'être exécrable qu'on devine mais encore, font de votre magistrature une honte pour ce poste extraordinairement important qui vous fut jadis confié.
J'aurais bien aimé vous en faire part personnellement, mais je doute fort que dans votre arrogance et en l'absence de votre paravent judiciaire, vous soyez capable de faire face à vos détracteurs.
Pis encore, vous avez la pire des tares pour un homme de votre position: vous êtes foncièrement injuste et je doute que cela puisse changer un jour.
Sincèrement,
Gilles Doré
P.S. Comme cette missive est à titre purement personnelle (sic), je ne vois nullement la nécessité d'en faire la diffusion.
-----
Or, cette lettre est parvenue à la juge en chef Lyse Lemieux, qui l'a acheminée à Me Louise Comeau, alors syndique du Barreau.
‘’Le comité de barreau avait décidé qu‘un avocat n'a pas le droit de s'adresser à un juge en le qualifiant « d'être exécrable, arrogant, foncièrement injuste» et en jugeant son comportement de « pédant, hargneux et mesquin (..) Il s'agit d'une restriction à la liberté d'expression qui est tout à fait raisonnable, voire même nécessaire, dans le système de droit canadien où les avocats et les juges doivent collaborer entre eux dans les meilleurs intérêts de la justice;’’
La Cour d’appel quant à elle conclut ''l'avocat peut certes formuler des critiques à l'encontre du système judiciaire et de tous ceux qui en font partie, mais il doit le faire avec objectivité, modération et dignité. Cela n'empêche pas que la critique soit forte, voire sévère. En l'espèce, l'appelant a exercé une forme d'expression. Fortement troublé par les commentaires du juge Boilard à son égard, en plus d'écrire la lettre en cause, il a déposé une plainte au Conseil canadien de la magistrature qui a réprimandé le juge en lui décernant un blâme.’’
Très respectueusement, je reste quant à moi très sensible à l’argument de Me Doré quant au caractère privé de la lettre.
C’était une lettre « d’homme à homme ».
D’autant plus que cette lettre n’a pas été rendue publique par le fait de son auteur. Bien au contraire.
Il y a certes beaucoup de colère et de frustrations dans la lettre et ce sont là effectivement des mots très déplacés.
Mais n’oublions pas non plus que l’honorable juge Boilard aurait reçu une réprimande du conseil de la magistrature sur ce dossier.
En revanche, il n’en demeure pas moins que le contenu de la colérique missive aurait pu grandement troubler son récipiendaire.
Mais était-ce au barreau d’agir?
S’il y avait eu de la part de Me Doré une quelconque tentative de laver son linge sale en public, la question ne se poserait même pas.
Bien au contraire, Me Doré a souligné à plusieurs reprises le caractère confidentiel de l’échange épistolaire.
D’où ma question : n’y avait-il pas d’autres recours civils disponibles plus appropriés que monsieur le juge Boilard aurait pu prendre à titre privé?