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Loi 14 : vers une politisation des conflits de travail?

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Radio Canada

2025-11-14 13:15:50

Dans sa loi adoptée en mai dernier, le ministre québécois du Travail Jean Boulet tente d'encadrer le droit de grève au Québec…

Dans sa loi adoptée en mai dernier, le ministre québécois du Travail Jean Boulet tente d'encadrer le droit de grève au Québec. (Photo d'archives) Photo : Radio-Canada


Le ministre québécois du Travail, Jean Boulet, veut accélérer l’entrée en vigueur de la loi 14, qui lui octroie des outils pour couper court aux conflits de travail, mais des experts en droit du travail s’inquiètent qu’elle ait plutôt l’effet contraire.

Que prévoit cette loi exactement et quelles sont ces mutations profondes des négociations collectives que redoutent les experts? En 2008, la Saskatchewan adoptait son tout premier régime législatif limitant l’exercice du droit de grève dans les services publics essentiels.

À l’époque, la législature était loin de se douter que sa loi allait, bien au contraire, cimenter le droit de grève dans la constitution canadienne. En effet, contestée devant les tribunaux par les syndicats, la loi est définitivement enterrée en 2015 : la Cour suprême du Canada a statué que le droit de grève était enchâssé dans la liberté d’association de la Charte canadienne des droits et libertés et que la pièce législative y portait atteinte de manière injustifiée.

« Dans notre régime de relations de travail, le droit de grève constitue un élément essentiel d’un processus véritable de négociation collective », écrivait la juge Abella dans l'arrêt Saskatchewan. Photo : Radio Canada / Reuters / Amber Bracken

Certaines atteintes au droit de grève sont cependant justifiées aux yeux des tribunaux.

C’est, par exemple, le cas des pompiers, dont on ne saurait se passer en période de débrayage, puisque la suspension totale de ce service risquerait de menacer considérablement la santé et la sécurité du public. Un service est donc qualifié d’essentiel lorsque son interruption peut mettre en danger la sécurité publique, comme l’a rappelé le plus haut tribunal du pays en 2015.

Avec sa loi 14, qui doit entrer en vigueur le 30 novembre prochain, le ministre Boulet souhaite dorénavant que le bien-être du public soit aussi considéré au moment d'évaluer les services à maintenir lors de grève ou de lock-out. Les services minimalement requis pour éviter que ne soit affectée de manière disproportionnée la sécurité sociale, économique ou environnementale de la population devront être maintenus en temps de débrayage, prévoit le texte.

La définition exacte de ce bien-être n’est pas précisée dans la loi, mais cette dernière réserve au ministre le soin d’identifier par décret les services susceptibles d’y contribuer. Il reviendra ensuite au Tribunal administratif du travail (TAT) de déterminer si ces services doivent effectivement être maintenus.

Néanmoins, le ministre Boulet s’aventure ici vers un élargissement des services à maintenir en cas de grève qui outrepasse le critère de la sécurité publique fixé pour les services essentiels par les tribunaux canadiens. Ce faisant, Québec risque d’ébranler les piliers du droit de grève, qui bénéficie pourtant d’une protection constitutionnelle depuis l’affaire Saskatchewan de 2015, selon les experts questionnés par Radio-Canada.

Jean Boulet, ministre québécois du Travail, a déposé mercredi le projet de loi 8 pour accélérer l'entrée en vigueur de la loi 14. (Photo d'archives) Photo : Radio-Canada / Sylvain Roy Roussel

La loi 14 octroie par ailleurs au ministre le droit de mettre fin à des moyens de pression en imposant un arbitrage exécutoire, encore par décret, lorsque le conflit se trouve dans un cul-de-sac malgré un processus de médiation entre les parties.

Cette disposition pourra être invoquée lorsque le ministre estimera qu’une grève ou un lock-out cause ou menace de causer un préjudice grave ou irréparable à la population, mais jamais dans le secteur public au sens de la loi (les établissements de santé, les ministères et les centres de service scolaires en sont protégés, contrairement à la STM, notamment).

Des pouvoirs « inusités » pour le ministre

Pour Dalia Gesualdi-Fecteau, professeure de droit du travail à l’École de relations industrielles de l’Université de Montréal, ces deux nouveaux angles d’intervention du ministre dans les conflits de travail sont inusités au Québec.

Dalia Gesualdi-Fecteau, professeure de droit du travail à l’École de relations industrielles de l’Université de Montréal (Photo d'archives) Photo : Radio-Canada / Jean-Pierre Gandin

« L’intervention du pouvoir exécutif, donc du gouvernement, directement dans les conflits de travail pourrait générer ce qu’on appelait en commission parlementaire un risque important de politisation des relations de travail », a expliqué la juriste en entrevue pour Radio-Canada.

La directrice du Centre de recherche interuniversitaire sur la mondialisation et le travail (CRIMT) craint que ces nouvelles possibilités créent un déséquilibre des forces entre un syndicat et un employeur.

Ce changement de paradigme dans les conflits de travail soulève un certain nombre de questions de conformité à certains droits fondamentaux et plus nommément à la liberté d'association, s’est également inquiétée la professeure. Elle craint ainsi qu’une ingérence par décret dans les conflits ne génère des contestations judiciaires systématiques au cas par cas, ce qui pourrait créer un climat d’incertitude entourant les négociations collectives.

« C'est une politisation, puis une judiciarisation des relations de travail », a résumé Me Gesualdi-Fecteau.

En ce sens, l’avocat en droit du travail Marc Boudreau estime que la loi québécoise imite le même mécanisme prévu au Code canadien du Travail, qui avait permis à la ministre de l'Emploi, Patty Hajdu, d’ordonner le retour au travail des employés d’Air Canada cet été.

Me Marc Boudreau, avocat. (Photo d'archives) Photo : Radio-Canada

L'invocation de l’article 107 du Code avait aussi permis à Ottawa de couper court à la grève dans le conflit de travail des chemins de fer du Canadien National (CN) et du Canadien Pacifique Kansas City (CPKC) en 2024. Elle est contestée par les syndicats.

« Au fédéral, le ministre a sorti un lapin de son chapeau et utilisé l’article 107 du Code canadien du Travail à des fins jamais utilisées auparavant en prétextant que ça lui permettait de demander à la Commission canadienne des relations industrielles d’ordonner à des parties de cesser leurs moyens de pression, retourner au travail et commencer un arbitrage exécutoire », a dénoncé l’avocat.

Ce dernier rappelle que le droit de grève est fondamental et consacré dans la constitution : il ne devrait donc pas être troqué en échange d'une réduction des désagréments pour la majorité, selon lui.

« Les gens sont tannés des grèves. Je les comprends, mais s'il fallait mettre les droits fondamentaux entre les mains de la majorité, eh bien, on n’appellerait plus ça une démocratie ».

Les agents de bord d'Air Canada font la grève devant l'aéroport international Montréal-Trudeau, à Montréal, le samedi 16 août 2025. Photo : Radio Canada / La Presse canadienne / Graham Hughes

Marc Boudreau se retient néanmoins de qualifier la loi d’inconstitutionnelle dans sa totalité. On peut parler d'une loi qui peut avoir ou pas des applications raisonnables dépendamment de ce qu'on vient faire, a-t-il reconnu.

Mais cela ne va pas empêcher les syndicats de contester la loi devant les tribunaux dès la première occasion, selon lui. Le ministre du Travail, Jean Boulet, a défendu bec et ongles la constitutionnalité de sa loi et refuse de faire le parallèle avec les interventions du gouvernement fédéral.

« Je reconnais l'importance du droit de grève », avait-il assuré en réponse aux critiques des syndicats en août. « En même temps, il faut trouver un équilibre qui est adéquat entre ce droit-là, qui est exercé, et le respect des besoins de la population », avait aussi martelé le ministre.

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