19 ans de guerre juridique entre deux géants chimiques : un conflit à plusieurs milliards

Radio Canada
2025-09-08 10:30:58

Depuis près de deux décennies, deux mastodontes de l’industrie chimique s’opposent dans un duel judiciaire sans précédent, au cœur d’un petit village de l’Alberta. Le différend entre Dow Chemical Canada et Nova Chemicals Corporation porte sur l’exploitation d’une usine de production d’éthylène à Joffre, à 20 kilomètres au nord-est de Red Deer.
Un combat industriel hors norme
Cette bataille juridique, centrée sur l’usine E3, a déjà coûté plusieurs milliards en dommages-intérêts. Pourtant, l’issue reste incertaine.
Chacune des parties accuse l’autre de rupture de contrat. Dow Chemical Canada affirme que Nova Chemicals Corporation a illégalement détourné une partie de son éthylène, tandis que Nova reproche à Dow d’avoir violé leur entente en achetant de l’éthane auprès de fournisseurs tiers de la région.
Malgré les nombreuses procédures encore en cours, un tribunal a accordé cette année 3,56 milliards de dollars de dommages à Dow. Parfois, les gens agissent mal. Et parfois, lorsqu’ils sont pris en faute, ils persistent, dit Blair Yorke-Slader, avocat chez Bennett Jones, impliqué dans le dossier depuis 2010.
Nova a déposé près d’une dizaine d’appels et demande la suspension du jugement en attendant leur issue.
Un mariage mal assorti
Tout commence en 1997, lorsque Nova Chemicals Corporation conclut un accord avec Union Carbide pour construire et exploiter un espace réservé au craquage d’éthane à Joffre. À l’époque, l’éthane – un composant du gaz naturel autrefois brûlé comme combustible – devient une matière première prisée une fois transformée en éthylène, utilisée notamment dans les plastiques et antigels.
Nova, déjà propriétaire de deux usines sur place, voit dans cette coentreprise une occasion d’extension : ce sera sa troisième usine, baptisée E3. À son lancement, elle devient la plus grande installation de ce type au monde.
Cependant, un rebondissement en 2001 : Union Carbide est rachetée par Dow Chemical Canada, au moment même où E3 entre en service. Nova se retrouve alors engagée dans un partenariat de 80 ans avec... son principal concurrent.
Ce nouveau rapport de force rend les échanges tendus. Nova, chargée de l’approvisionnement en éthane, devait échanger les données d’achat avec son partenaire. Une formalité avec Union Carbide, mais un vrai casse-tête avec Dow, à qui Nova refuse de transmettre des informations jugées stratégiques.
Le conflit éclate
En 2006, Dow poursuit Nova, l’accusant de faire tourner l’usine E3 en dessous de sa capacité maximale, ce qui affecte fortement ses profits. Elle l’accuse aussi d’avoir détourné une partie de l’éthylène produit, qui lui revenait. Nova contre-attaque en accusant Dow d’avoir enfreint le contrat en achetant de l’éthane auprès de fournisseurs extérieurs.
Dow réplique que ces clauses sont inapplicables, car elles contreviennent à la Loi sur la concurrence, un point qui ne posait pas problème avant l’acquisition d’Union Carbide, mais qui devient crucial après.
Il faudra attendre 2015 pour qu’un procès de sept mois débute à Calgary. Pendant ce temps, l’usine continue de fonctionner comme avant, Nova niant toute faute. Les parties conviennent de limiter le litige à la période 2001–2012.
Un jugement sévère, une saga judiciaire sans fin
En 2018, la juge Barbara Romaine tranche en faveur de Dow. Elle rejette la contre-poursuite de Nova et qualifie son comportement de faute volontaire et de négligence grave. Elle conclut que Nova a violé les accords en tant qu’exploitant et copropriétaire, et qu'elle a détourné une partie de l’éthane destiné à Dow. Elle rejette également l’argument d’une pénurie d’éthane, et estime que Nova n’a pas respecté son obligation de production maximale. Résultat : Dow reçoit 1,43 milliard de dollars.
Malgré ce jugement, les procédures se multiplient : appels, recours, nouvelles actions. (En parallèle, Dow poursuit aussi Nova pour une affaire de brevet, qui aboutira à une décision favorable devant la Cour suprême en 2022.) Ce n’est qu’en 2025 que la juge Romaine peut enfin statuer sur l’ensemble des dommages pour la période 2001-2018. Dans ses conclusions, elle critique ouvertement les arguments de Nova, les qualifiant d’étranges, de faux , voire de quelque peu tortueux. Le montant total accordé à Dow : 3,56 milliards de dollars.
Dans sa toute dernière décision, rendue peu après son départ à la retraite, la juge Romaine traite des frais de justice : Dow réclame plus de 82 millions de dollars. Elle y souligne l’ampleur du litige : Des millions de pages de documents ont été produits, plus de 50 témoins interrogés, des milliers de questions posées et répondues, plus de deux douzaines d’audiences... Les pièces papier à elles seules remplissent une grande salle du palais de justice.
Et ce n’est toujours pas terminé
Outre les appels en cours, Dow a intenté une nouvelle poursuite en 2020, pour la période postérieure à 2018. Un fait remarquable : les deux entreprises sont toujours partenaires, et leur contrat de coentreprise sur E3 est valide pour encore 50 ans. Pour Blair Yorke-Slader, cette affaire est la plus longue de sa carrière.
Néanmoins il avertit : Il faudra bien un moment de vérité et une nouvelle approche, sinon ce litige occupera des avocats pendant encore 50 ans, et ce n’est pas une stratégie d’affaires viable. Et de conclure, avec humour : Un partenariat de 50 ans, c’est déjà rare. Mais un mariage de 80 ans… c’est du niveau de Jimmy Carter, et pas de beaucoup d’autres.