Agressions sexuelles : quand on dénonce plus tard
Julie Couture
2021-06-09 11:15:00
Les victimes sont souvent dans un état fragilisé lorsqu'elles sortent de l’ombre pour dénoncer les agressions qu'elles ont subies, que ce soit immédiatement après l'agression ou des décennies plus tard.
Analyser les souvenirs de la victime et des témoins
Quelle analyse du procès un juge doit-il faire lorsque le crime en question a été commis à une époque où le témoin ou la victime était mineur ? Lorsqu'une agression a eu lieu pendant l'enfance, il est possible que certains éléments soient flous ou embrouillés. Il est possible que les souvenirs de la victime ou encore ceux des témoins ne soient plus aussi clairs.
Comme il n’y a pas de délai pour porter plainte au criminel, il n’est pas rare de voir surgir une accusation qui remonte à un certain temps. Je pratique le droit criminel depuis bientôt 18 ans. Dans cette situation, je dois ressortir mes vieux Codes criminels et consulter l'état du droit à l'époque du crime subi.
Par exemple, dans le cas d'accusations de crime d'attentat à la pudeur ou d'action indécente, je consulterai l'état du droit à ce sujet lors de l'année où le crime a été commis. Puis j'étudierai les peines possibles, les éléments essentiels et les moyens de défense envisageables.
Bientôt, au fil du temps, nous ne verrons plus aussi souvent ressurgir ce genre d’accusation. En effet, les modifications apportées au Code criminel dans les années 80 ont fait en sorte d'inclure tout crimes à caractères sexuels sous l'appellation « agression sexuelle ». Cette accusation englobe désormais tout geste à caractère sexuel.
Agressions sexuelles : effet d'entraînement
Encore en ce printemps 2021, nous observons plusieurs séries de dénonciations qui présentent un effet d'entraînement. On se rappelle de la dénonciation de Nathalie Simard dans les années 2000, du mouvement #metoo qui a fait particulièrement parler de lui en 2017 ou encore de la fameuse liste « Dis son nom », un mouvement qui se présente pour les victimes d'agressions sexuelles mais dont la méthode (dévoiler publiquement l'identité des présumés agresseurs sans procès) s'est avérée plutôt controversée.
Il n'est pas rare que de telles dénonciations, lorsqu'elles sont très médiatisées, causent en effet d'entraînement et poussent d'autres victimes à dénoncer à leur tour, parfois des années plus tard. Il va sans dire que plusieurs autres arrestations tardent encore à venir, étant donné les effectifs réduits à cause de la pandémie au niveau de notre système de justice.
Le fardeau de la preuve dans les cas d'agression sexuelle
Qu’en est-il donc du fardeau de la preuve quand le crime commis remonte à une époque où la victime ou le témoin était mineur ? Comment analyser la crédibilité du témoin mineur ? Par exemple, pourrait-on demander à un expert d'aider le tribunal qui se croit incapable d'apprécier la valeur probante du témoignage d'un enfant ? Dans ma pratique, je n'ai jamais vu un expert témoigner à cet effet. Le tribunal est généralement suffisamment apte à savoir apprécier la valeur d'un tel témoignage, qui fait l'objet d'une analyse particulière de par sa simple nature.
L’analyse de la crédibilité du témoin repose donc toujours sur les épaules du juge du procès.
Crimes rarement commis devant témoins
On le sait : le principal problème dans la majorité des cas d'agression sexuelle, c'est que la victime était seule avec son agresseur. Dans ce genre de causes, il y a donc rarement des témoins, et la corroboration a été abolie. Comme il s’agit souvent de versions contradictoires, comment pourrait-on apprécier la valeur du témoignage d'une victime qui était mineure quand le crime a supposément été commis il y a plusieurs décennies ?
Il est déjà difficile pour un juge de rendre une décision dans une situation contemporaine avec des versions contradictoires. C'est encore plus complexe lorsque l’évènement remonte à plusieurs années. Ajoutons à cela que la victime était mineure au moment des faits, et nous voilà face à un véritable casse-tête. Plusieurs questions se posent :
- Est-ce le souvenir est un souvenir par déduction ?
- Est-ce que le souvenir est vague ou flou ?
- Est-ce qu'un rêve qui a pu fausser les souvenirs ?
Tout cela a un impact direct sur la capacité du témoin ou de la victime à décrire fidèlement l’événement. Les tribunaux vont distinguer les concepts de fiabilité et de crédibilité. Il y a la une nuance bien précise : bien que la personne soit crédible à première vue, sa version est-elle fiable ? Une personne crédible peut très bien faire une déclaration non fiable. C’est donc un exercice d'analyse fastidieux qui ne doit pas se faire en vase clos, comme le répète constamment la jurisprudence. Ces témoignages doivent donc être sujets à caution.
Versions contradictoires : que faire ?
Par contre, comme lorsque le tribunal est en présence de version contradictoire, et ce même si la victime était mineure au moment des évènements, l’affaire R. c. W (R.) de la Cour suprême nous dit comment évaluer la crédibilité et la fiabilité de ce type de témoin.
Lorsqu’un adulte témoigne sur des évènements qui se sont déroulés lorsqu’il était mineur, il est important d’évaluer son témoignage selon les critères applicables aux témoins adultes tout en prenant en considération l’âge du témoin lors des évènements. Il est en effet possible que celui-ci ne se rappelle pas tous les détails qui ne sont pas considéré comme « pertinents » à l’évènement, par exemple, les vêtements portés. Il se peut très bien que certains détails des évènements soient oubliés selon le temps qui s’est écoulé. Ceci ne doit pas nuire à la crédibilité du témoignage.
Cependant, en ce qui a trait aux détails entourant les gestes à caractère sexuel, une attention particulière doit être accordée, puisque cela peut avoir un impact au niveau du verdict de culpabilité. En effet, le manque de souvenirs ou de détails en lien avec l’acte sexuel commis peut venir influencer la crédibilité du témoignage.
Une question de nuances
Cela ne signifie pas que les témoignages d'enfants ne devraient pas être soumis à la même norme de preuve que les témoignages des adultes dans des affaires criminelles. Quiconque témoigne devant un tribunal, quel que soit son âge, est une personne dont il faut évaluer la crédibilité et analyser le témoignage selon des critères pertinents et en tenant compte de son développement mental, de sa compréhension de la situation et de sa facilité de communiquer.
J'ajouterais cependant la nuance qui suit. Lorsqu'un adulte témoigne relativement à des événements survenus dans son enfance, il faut évaluer sa crédibilité en fonction des critères applicables aux témoins adultes. Toutefois, pour ce qui est de la portion de son témoignage qui porte sur les événements survenus lorsqu'il était mineur, s'il y a des incohérences, surtout en ce qui concerne des questions connexes comme le moment ou le lieu, on devrait prendre en considération l'âge du témoin au moment des événements en question.
On peut donc en conclure que le tribunal évaluera le témoignage de la victime ou du témoin au moment des événement en se concentrant sur les souvenirs qui sont reliés davantage au crime commis plutôt qu'au manque de détails entourant le lieu où le contexte général des événements. Dans le cas où la victime ou le témoin peine à se souvenir d'éléments importants en lien avec l'acte sexuel reproché, il est pertinent d'insister davantage. Car un verdict de culpabilité ne peut être fondé sur un témoignage qui manque de détails ou de solidité, peu importe l'âge de la victime. Dans ce cas, le juge n'a d'autre choix que d'acquitter l'accusé.
L'analyse des juges en termes de fiabilité et de crédibilité
Dans les cas où le juge doit apprécier des témoignages contradictoires, son rôle ne se limite pas à une appréciation de la crédibilité respective des témoins de la poursuite et de ceux de la défense. Il ne s'agit pas de choisir entre deux versions, mais bien de déterminer si la couronne a présenté une preuve démontrant la culpabilité de l'accusé hors de tout doute raisonnable. Inversement, le juge doit aussi déterminer si l’accusé réfute les allégations de la couronne en soulevant un doute raisonnable.
Comme nous l'avons vu, quand le crime commis remonte à plusieurs années, les notions de crédibilité et de fiabilité sont fort relatives et doivent être analysées avec encore plus de minutie.
L'Honorable Juge François Doyon de la Cour d'Appel du Québec, explique fort bien la différence entre ces deux concepts :
La crédibilité se réfère à la personne et à ses caractéristiques, par exemple son honnêteté, qui peuvent se manifester dans son comportement. L'on parlera donc de la crédibilité du témoin.
La fiabilité se réfère plutôt à la valeur du récit relaté par le témoin. L'on parlera de la fiabilité de son témoignage, autrement dit d'un témoignage digne de confiance.
Ainsi, il est bien connu que le témoin crédible peut honnêtement croire que sa version des faits est véridique, alors qu'il n'en est rien et ce, tout simplement parce qu'il se trompe; la crédibilité du témoin ne rend donc pas nécessairement son récit fiable.
Une personne crédible peut donc faire une déclaration non fiable.
''L'Honorable Juge François Doyon de la Cour d'Appel du Québec''
Un processus complexe en constante évolution
Il serait imprudent de traiter le témoignage des enfants exactement de la même manière que celui des adultes. En effet, les enfants ont une façon différente de voir, percevoir et comprendre les choses. L’effet du temps n’est pas le même dans leur point de vue comparativement à celui des adultes. Leur témoignage demande donc une analyse particulière.
Force est de constater que l'analyse de la crédibilité d’un témoin est un processus complexe qui se fonde sur le bon sens et l’évaluation qu’en fera le juge du procès. Celui-ci tiendra compte des caractéristiques personnelles et du contexte entourant la version du témoin. Un verdict de culpabilité doit toujours reposer sur des bases solides, que le plaignant soit un adulte ou un enfant.
Bien que le processus judiciaire soit effectivement souvent éprouvant pour les victimes de tout âge et vienne avec son lot de conséquences et de souffrances, il faut que la preuve soit faite hors de tout raisonnable et aucun détail ne doit être négligé. Il est évident que plus il y a d’hésitation, de pertes de mémoire, de contradictions mineures ou majeures, plus le doute raisonnable s’installe dans l’esprit du juge siégeant au procès.
Le pire des règlements vaut-il le meilleur des procès ?
Au cours de mes années de pratique, j’ai souvent obtenu des règlements dans des causes dites « délicates » afin d'assurer une entente respectueuse des parties. Ceci permet également à la victime d'éviter de témoigner et revivre les événements lors du processus judiciaire que l'on sait long et ardu.
Le vieil adage qui prétend que « Le pire des règlements vaut mieux que le meilleur des procès » semble particulièrement vrai lorsqu'on parle de causes concernant des crimes qui remontent à une époque lointaine ou qui reposent majoritairement sur des souvenirs d'enfants.
L'impact d'une arrestation et d'un verdict
La mémoire est une faculté qui oublie difficilement quand on est victime d'un crime à l’égard de notre intégrité et notre dignité. Une arrestation, un processus judiciaire et un verdict de culpabilité peuvent avoir un impact favorable dans le rétablissement d’une victime. Ils peuvent également s'avérer défavorables pour un accusé qui s'était repris en main. Cela dit, aucun délai n'empêche une victime de porter plainte et chaque crime doit être jugé, et l'accusé condamné s’il est déclaré coupable.
Dans certains cas, une reconnaissance de culpabilité peut être souhaitable pour éviter une condamnation. Encore faut-il que l’accusé reconnaisse son crime et désire plaider coupable.
Le rôle des avocats de la défense
Sans reconnaissance, notre rôle comme avocats de la défense est de protéger les droits des accusés et les prémunir contre les injustices. C’est pourquoi une déclaration de culpabilité doit reposer sur une preuve solide, que le plaignant soit un adulte ou un enfant. Le fardeau de preuve appartient toujours au ministère public. C'est le rôle des tribunaux que de soupeser la preuve et se prémunir contre toute injustice pour empêcher qu'une personne innocente soit déclarée coupable.
À mon avis, il n'est pas souhaitable de modifier les règles en lien avec ces types de causes à cause du risque que des accusés présumément coupables soient acquittés.
Chapeau à tous nos juges qui entendent constamment ces causes, ainsi qu'à tous les intervenants du système judiciaire, qui remplissent leur rôle avec dévouement et rigueur afin d'assurer que justice soit toujours rendue.
Me Julie Couture est avocate criminaliste depuis 2003. Elle a fait ses débuts avec l'honorable juge Marco LaBrie et l'honorable Alexandre St-Onge tous deux maintenant juge à la Cour du Québec. Fondatrice de Couture avocats, elle pratique en droit criminel et pénal exclusivement.
Maître de stage pour le barreau du Québec, elle a longtemps formé les jeunes avocats et avocates criminalistes ce qui lui a aussi permis d’avoir trois enfants. Entrepreneure depuis le début de sa pratique du droit, et très présente sur le web, elle pourra partager ses expériences afin d'aider le plus possible la communauté juridique. Elle a longtemps commenté l'actualité dans le Journal de Montréal comme l'avocate du journal et dans son blogue juridique en plus de plusieurs passages à la télévision.
Carlos Barra
il y a 2 ansExcellent article de Me Julie Couture.
À qui je dois absolument rencontrer.