Requêtes Jordan : un juge sous enquête
Un juge devra s’expliquer devant le Conseil de la magistrature pour ses propos sur les requêtes Jordan. Pourquoi?
Le Conseil de la magistrature du Québec a ouvert une enquête sur un juge de la Cour du Québec pour des commentaires qu’il a tenus à propos des requêtes Jordan.
Comme c’est toujours le cas lorsqu’une première audience n’a pas encore eu lieu, le Conseil ne la magistrature n’identifie pas le juge visé ni les plaignants dans sa décision rendue le 28 octobre.
Droit-inc a toutefois appris qu’il s’agit du juge de la Chambre criminelle et pénale (Granby) de la Cour du Québec Serge Champoux et que les plaignants sont des représentants de l’Association québécoise des avocats et avocates de la défense (AQAAD).
Dans sa décision à la suite de l’examen de la plainte, le Conseil de la magistrature écrit que les plaignants, qui « représentent une association de professionnels du milieu juridique », reprochent au juge d’avoir tenu, dans un jugement écrit et accessible en ligne, des « propos méprisants, inutilement critiques et dévalorisants » à l’endroit des professionnels et plus particulièrement de leur association.
Le juge était alors saisi d’une requête d’un accusé, Mathieu-Luc Frenette, représenté par Me Pierre Poupart, qui alléguait une atteinte à son droit constitutionnel d’être jugé dans un délai raisonnable.
Dans son jugement, le magistrat expose le déroulement chronologique du dossier. Puis, après quelques remarques sur la pratique qu’il dit observer dans le district où il siège concernant la présentation des requêtes, il commente l’absence de diligence de l’avocat de l’accusé, relate le Conseil de la magistrature dans sa décision.
Le juge remarque également que la présentation de la requête est tardive. Il semble ensuite établir un lien entre la tenue d’un événement annuel regroupant les membres de l’association et « le dépôt subséquent de requêtes fondées sur des motifs similaires et qui varient selon les thèmes abordés annuellement », écrit encore le Conseil.
« Comme juge siégeant en matière criminelle depuis 2008, je ne peux éviter de constater, à répétition, et, semble-t-il, inévitablement, ce qui suit. Chaque année, vers le début février, se tient le congrès de l’Association québécoise des avocats et avocates de la défense. Après ce congrès, inévitablement, toujours, sans exception et avec une constance immanquable, les juges reçoivent des requêtes invoquant des violations relativement semblables de la Charte canadienne. Chaque année amène une nouvelle mouture de ces requêtes, particulièrement en matière de conduite avec les capacités affaiblies », écrit le juge Champoux dans sa décision rendue le 19 juin dernier.
Les reproches de l'AQAAD et la décision du Conseil
Pour les plaignants, les commentaires du juge sont étrangers à la question en litige et portent atteinte de façon importante à la réputation des professionnels de leur association et à la crédibilité institutionnelle de celle-ci. Ils lui reprochent un manque de retenue lorsqu’il laisse entendre qu’il existe une sorte de « stratégie concertée » ayant pour effet la présentation injustifiée de procédures judiciaires toutes semblables.
Les commentaires du juge ont pour effet, selon les plaignants, de miner la confiance du public puisqu’ils visent un pan entier des acteurs du système de justice.
Selon le Conseil de la magistrature, les commentaires du juge mettent en cause trois de ses devoirs : le devoir de remplir son rôle avec dignité; celui d’être, dans les faits et en apparence, impartial et objectif; et, enfin, le devoir de réserve.
« Sans se prononcer à ce stade sur le bien-fondé ou non de la plainte, le Conseil rappelle que “ le juge doit comprendre que le pouvoir et le prestige de sa fonction donnent une très grande importance à ses propos ”. De même, les critiques provenant d’un juge “ revêtent souvent un caractère grave pour les parties au litige et les représentants des médias ”. De façon générale, une salle d’audience n’est pas l’endroit approprié pour livrer des messages ou exprimer des commentaires qui n’apportent rien au débat », écrit le Conseil de la magistrature dans sa décision, citant de la jurisprudence.
Compte tenu du contexte dans lequel les propos du juge ont été tenus et leur nature, le Conseil a conclu, après examen de la plainte, que « seule une enquête permettra d’établir les faits avec précision, d’apprécier leur portée réelle et de déterminer s’il y a eu manquement déontologique ».
Droit-inc a tenté d’obtenir les commentaires du juge auprès du Bureau du juge en chef, sans succès.
Sans commenter la décision du Conseil de la magistrature, l’AQAAD s’est pour sa part dite « très préoccupée » par les propos tenus par le juge Champoux dans son jugement du 19 juin.