Un juge ne peut pas usurper le rôle d’un avocat!

Élisabeth Fleury
2025-07-17 15:00:06
La Cour d’appel remet à l’ordre un juge de la Cour du Québec qui a effectué ses propres recherches pour justifier l’imposition d’une peine plus sévère que celle suggérée…
Un juge de la Cour du Québec n’aurait pas dû effectuer ses propres recherches, en l’absence des parties et sans obtenir leurs observations, pour passer outre la suggestion de la poursuite et imposer une peine plus sévère dans une affaire d’inceste, tranche la Cour d’appel.
Dans une décision rendue le 15 juillet, les juges Martin Vauclair, Sophie Lavallée et Myriam Lachance réduisent de 14 à 12 ans de pénitencier la peine imposée à un homme reconnu coupable de multiples agressions sexuelles sur sa propre fille.
La Cour d'appel a statué que, bien que les crimes soient odieux, la peine initiale était excessive en raison d'erreurs commises par le juge de première instance.
L'appelant avait été reconnu coupable de contacts sexuels, d'incitation à des contacts sexuels, d'exploitation sexuelle et d'inceste à l'issue d'un procès de quatre jours.
Les faits reprochés, des agressions sexuelles qui pourraient se chiffrer à plus d'un millier, se sont déroulés entre mars 2000 et janvier 2011, alors que la victime était âgée de 7 à 18 ans. Ces agressions incluaient des attouchements, des actes de masturbation, de fellation, de cunnilingus et de pénétration vaginale non protégée.
Le juge de première instance, Serge Cimon, avait imposé la peine maximale de 14 ans pour l'inceste, et des peines concurrentes de huit ans pour les autres infractions, estimant que la gravité objective des crimes justifiait une sanction sévère.

L’appelant, représenté par Me Ian St-Amour, de Bolduc Paquet, et par Me Chantal Bellavance, de Boro Frigon Gordon Jones, a porté à la fois la déclaration de culpabilité et la peine en appel.
Me Simon Blais représentait l’intimé, le Directeur des poursuites criminelles et pénales.
Nous nous attarderons à l’appel de la peine, la Cour d’appel ayant déterminé que les erreurs soulevées par l’appelant en ce qui concerne la déclaration de culpabilité « touchent à des aspects sans conséquence ».
En ce qui a trait à la peine, l’appelant a soulevé que le juge avait accordé une importance excessive à la gravité objective des infractions, négligeant d'autres considérations pertinentes.
Il a également reproché au juge d'avoir mal apprécié les circonstances aggravantes et atténuantes, d'avoir appliqué rétroactivement une décision de justice, d'avoir mené ses propres recherches sans en informer les parties et d'avoir manqué à son devoir d'impartialité.
Les motifs de la Cour d’appel
Selon la Cour d’appel, l’appelant a raison de reprocher au juge d’avoir, d’une part, effectué ses propres recherches dans le domaine des sciences sociales et, d’autre part, de ne pas avoir sollicité les commentaires des parties une fois celles-ci entreprises ou terminées.
« Ces erreurs compromettent la légitimité de la peine puisqu’il s’est appuyé sur ces recherches pour justifier la sévérité de la sanction infligée », écrit le juge Martin Vauclair dans ses motifs, auxquels souscrivent les juges Lavallée et Lachance.
Le ministère public représente l’intérêt public dans les procédures criminelles, rappelle-t-il. Et dans le présent dossier, il estimait qu’une peine de 12 ans était proportionnelle et appropriée.
« Il a maintenu cette suggestion après la demande d’observations additionnelles de la part du juge qui, à ce moment, avait expliqué qu’il songeait à infliger une peine supérieure à celle demandée par le ministère public. Cette démarche du juge est conforme à l’arrêt R. c. Nahanee, 2022 CSC 37, toutefois le juge n’a manifestement pas expliqué qu’il entendait s’appuyer sur un corpus de recherches empiriques, nationales et internationales », déplore le juge Vauclair.
Un réquisitoire plus qu’une décision
« Le juge a manqué à l’équité procédurale, ce que le ministère public concède. En appel, il tente de justifier la peine malgré l’erreur. Ce positionnement surprend vu sa position ferme en première instance », mentionne au passage le juge de la Cour d’appel dans ses motifs.
De son côté, poursuit le magistrat, l’appelant avance que la décision sur la peine ressemble davantage à un réquisitoire. « Il a totalement raison », estime le juge Vauclair.
Le juge de la Cour d’appel rappelle que le fondement de notre système de justice repose sur le débat contradictoire, tout au long du processus, soit du procès à la peine.
« Le juge doit s’en remettre aux parties. M’inspirant des propos des juges de la Cour dans l’arrêt Versailles, je souligne que, même dans le processus plus souple de la détermination de la peine, le juge ne peut pas usurper le rôle de l’avocat sans risquer de miner son apparence d’impartialité », fait valoir le juge Vauclair.
Selon lui, il est indiscutable que l’utilisation de sources consultées à l’extérieur de la salle d’audience pour favoriser une thèse, sans obtenir les observations des parties, « enfreint la règle la plus élémentaire de la justice et constitue un grave manquement à l’équité procédurale ».
Le juge Vauclair va plus loin: l’exercice était, selon lui, « choquant » et « inutile ».
Malgré l'horreur des crimes commis et les conséquences dévastatrices pour la victime, la Cour d'appel juge que la peine que proposait le ministère public, qui se situait dans le haut de la sévérité des peines, était et demeure appropriée.
Aucun des procureurs impliqués dans cette cause n’avait donné suite à notre demande de commentaires au moment de mettre cet article en ligne.