La Cour suprême se penche sur un banc de neige
Alexandre Thériault-marois
2021-10-28 11:15:00
Bris d’une branche. Rupture d’une conduite d’aqueduc. Chute sur la glace. Accident causé par un nid de poule, un puisard ou une courbe trop prononcée. Autant de malheurs quotidiens à échelle humaine qui impliquent les milliers de villes et municipalités au Québec et au Canada. Faut-il réellement se surprendre que la Cour suprême entende une cause mettant en scène la chute d’un citoyen dans un banc de neige?
Mme Taryn Joy Marchi a stationné sa voiture sur le territoire de la Ville de Nelson (Colombie-Britannique) après une tempête de neige. Elle s’est blessée en enjambant un banc de neige pour rejoindre le trottoir.
La Ville de Nelson a plaidé qu’elle n’était pas responsable des dommages subis par Mme Marchi puisqu’elle bénéficiait d’une immunité conférée aux corps publics en matière de « décisions de politique générale fondamentale ». Nous avons déjà discuté de cette immunité lorsque nous avons analysé une cause mettant en scène le tracé dangereux d’une route.
Rappelons que l’arrêt de principe en la matière (avant le présent arrêt) était l’arrêt ''Just'', lui aussi en provenance de la Colombie-Britannique. Dans cette affaire, un morceau de roc s’était détaché d’une falaise et avait percuté une voiture. Les demandeurs avaient poursuivi la province en dommages, laquelle était responsable de l’entretien et la sécurité de la voie publique.
Cette immunité est fréquemment plaidée par les municipalités et les autres paliers de gouvernement, lesquels font face à plusieurs réclamations pour une kyrielle de raisons. Dans le présent arrêt, la Cour suprême réitère dès les premiers paragraphes la raison d’être de cette immunité :
« (1) En droit canadien de la responsabilité délictuelle, il est indubitable que les gouvernements peuvent parfois être tenus responsables des préjudices causés par leur négligence, à l’instar des parties défenderesses privées. Parallèlement, le droit de la négligence doit tenir compte du rôle unique qui incombe aux autorités publiques de gouverner la société en fonction de considérations d’intérêt public. Les organismes publics établissent des priorités et mettent en balance des intérêts concurrents auxquels ils doivent satisfaire au moyen de ressources limitées. Ils font des choix difficiles, en matière de politique d’intérêt général, qui ont des répercussions différentes sur le public et qui, parfois, causent préjudice à des particuliers. Il s’agit d’un aspect inévitable de la tâche de gouverner. Les gouvernements rendent compte de ces préjudices devant l’électorat, et non devant les tribunaux. Les tribunaux ne sont pas établis institutionnellement pour contrôler les décisions polycentriques des gouvernements, et les organismes publics doivent être à l’abri, dans une certaine mesure, de l’effet paralysant de la menace de poursuites judiciaires intentées par des particuliers.
(2) Par conséquent, les tribunaux ont reconnu qu’une sphère du processus décisionnel gouvernemental devrait demeurer à l’abri du pouvoir de surveillance des tribunaux fondé sur la norme de diligence applicable en matière de négligence. (…) »
Vu leurs moyens forcément limités, les municipalités doivent faire des choix et ne sont donc pas tenues à un standard de perfection. L’exemple des opérations de déneigement suite à une tempête de neige est sans doute le plus facile à comprendre : comme les municipalités ne peuvent avoir qu’un nombre limité d’employés et de machines, elle doivent faire des choix et prioriser leurs opérations. Il est donc normal que certains secteurs ne soient pas déneigés et déglacés avant plusieurs heures (jours).
Les municipalités se dotent donc généralement de politiques (écrites ou non) concernant les opérations de déneigement (ou concernant d’autres sphères d’activités ). Dans la mesure où les opérations ont été menées conformément aux politiques susmentionnées, les municipalités opposeront leur immunité à une éventuelle réclamation puisque la politique en cause est une ''décision de politique générale fondamentale''.
Par exemple, dans une décision récente de la Cour supérieure, la Ville de Laval a réussi à écarter la poursuite d’une citoyenne ayant fait une chute en démontrant qu’elle avait adopté une politique identifiant les rues à être déblayées par ordre de priorité et qu’elle l’avait suivie rigoureusement.
À ce stade-ci de votre lecture, vous vous dites peut-être que le mot « politique » a plusieurs sens et que c’est mélangeant. Vous avez raison. D’ailleurs, la Cour suprême précise que ce n’est pas parce qu’un document porte le titre de « politique » qu’il s’agit nécessairement d’une « décision de politique ». On parle d’ailleurs d’une décision de politique véritable ou fondamentale. J’y vois également un enjeu de traduction (« policy ») qui fait en sorte que l’expression est difficile à saisir en français.
S’agit-il réellement d’une décision de politique?
La question centrale est la suivante : est-ce que l’incident met en cause une décision de politique générale fondamentale (auquel cas l’immunité s’applique)? Ou plutôt une décision de nature opérationnelle (notons que la Cour suprême fait ici référence au célèbre arrêt ''Laurentide Motels issu du Québec'')? Vu la confusion qui règne depuis plusieurs années, la Cour suprême propose donc une définition et un test en quatre (4) étapes :
« (67) En résumé, les décisions de politique générale fondamentale sont des « décisions (qui) se rapportent à une ligne de conduite et reposent sur des considérations d’intérêt public, tels des facteurs économiques, sociaux ou politiques, pourvu qu’elles ne soient ni irrationnelles ni prises de mauvaise foi » (…). Les décisions de politique générale fondamentale n’entraînent pas de responsabilité pour négligence, parce que les branches législative et exécutive ont des compétences et des rôles institutionnels fondamentaux qui doivent être protégés de l’ingérence susceptible de découler de l’exercice par les tribunaux de leur pouvoir de surveillance en application du droit privé. Le tribunal doit prendre en compte la mesure dans laquelle la décision du gouvernement était fondée sur des considérations d’intérêt public, de même que le degré d’incidence de ces considérations sur la raison d’être de l’immunité liée aux décisions de politique générale fondamentale.
(68) En outre, quatre facteurs se révèlent utiles dans l’examen de la nature d’une décision gouvernementale : (1) le niveau hiérarchique et les responsabilités de la personne qui décide; (2) le processus suivi pour arriver à la décision; (3) la nature et l’importance des considérations budgétaires; et (4) la mesure dans laquelle la décision était fondée sur des critères objectifs. La raison d’être qui sous‑tend l’immunité — la protection des compétences et des rôles institutionnels fondamentaux des branches législative et exécutive nécessaires à la séparation des pouvoirs — sert de principe directeur général quant à la manière de mettre en balance les facteurs dans l’analyse. Ainsi, la nature de la décision, de même que les caractéristiques et les facteurs qui renseignent le tribunal sur cette nature, doivent être appréciés à la lumière de l’objet qui constitue le fondement de l’immunité accordée à l’égard des décisions de politique fondamentale ».
En application de ce test, la Cour suprême donne raison à Mme Marchi. La raison de sa chute est que les préposés municipaux n’avaient pas aménagé un chemin d’accès entre le stationnement et le trottoir, forçant Mme Marchi à enjamber le banc de neige. Or, pour la Cour suprême, la formation du banc de neige en question n’est pas directement en lien avec la politique de déneigement de la Ville de Nelson, mais plutôt d’une décision opérationnelle qui ne repose pas sur des considérations d’intérêt public :
« (81) La Ville a réagi de la manière habituelle à la première chute de neige de janvier : elle s’est conformée aux itinéraires de déblayage et d’épandage de sable prévus dans la Politique écrite (qui n’est pas contestée par Mme Marchi); elle a attendu que toutes les rues de la Ville soient déblayées avant de procéder à l’enlèvement des bancs de neige dans le cœur du centre‑ville; et elle a suivi plusieurs pratiques non écrites, notamment en ce qui a trait à l’enlèvement de la neige dans les différents escaliers de la Ville. Bien que le déblayage des espaces de stationnement ne soit pas prévu dans la Politique écrite, la Ville a déblayé les espaces de stationnement en angle dans le secteur 300 de la rue Baker et a créé un banc de neige continu bloquant l’accès aux trottoirs à partir de ces espaces. Durant tout ce processus, la superviseure des travaux publics a pris des décisions quant au nombre d’employés devant être déployés.
(…)
(83) Au vu du dossier, la décision de la Ville ne présentait aucune des caractéristiques d’une décision de politique générale fondamentale. Bien que le dossier n’indique pas clairement si et dans quelle mesure la superviseure était étroitement liée à une représentante démocratiquement élue ou à un représentant démocratiquement élu, elle a révélé qu’elle ne possédait pas le pouvoir de prendre une décision différente en ce qui concerne le déblayage des espaces de stationnement (…). De plus, rien ne tend à indiquer que la méthode de déblayage des espaces de stationnement de la rue Baker résultait d’une décision découlant de délibérations ayant comporté la mise en balance prospective d’objectifs concurrents et d’objectifs de politique d’intérêt général par la superviseure ou ses supérieurs hiérarchiques. En fait, il n’y avait aucune preuve tendant à indiquer qu’on avait à quelque moment que ce soit examiné la possibilité de dégager des passages dans les bancs de neige; selon la preuve présentée par la Ville, il s’agissait de la façon coutumière de faire les choses (…). Bien que des considérations budgétaires aient clairement joué un rôle, il ne s’agissait pas de considérations budgétaires examinées à un haut niveau, mais plutôt de considérations budgétaires courantes prises en compte sur une base individuelle par des membres du personnel (…).
(…)
(85) Par conséquent, la Ville n’a pas démontré que la manière dont elle a déblayé les espaces de stationnement résultait d’une décision proactive prise au terme de délibérations, et basée sur des jugements de valeur liés à des considérations économiques, sociales ou politiques. Dans de telles circonstances, l’examen par le tribunal des moyens choisis par la Ville pour déblayer les espaces de stationnement dans le secteur 300 de la rue Baker ne met pas en jeu la raison d’être qui sous‑tend l’immunité accordée à l’égard des décisions de politique fondamentale. Le fait de protéger ce genre de décisions contre les actions en responsabilité pour négligence ne compromet pas la capacité d’effectuer d’importants choix de politique générale d’intérêt public. L’intérêt public n’est pas servi si des décisions ponctuelles qui ne soupèsent pas les intérêts concurrents ou ne tiennent pas compte de la meilleure façon d’atténuer les préjudices sont soustraites à la responsabilité pour négligence. Le contrôle de telles décisions respecte les rôles respectifs de chacune des branches du gouvernement suivant la doctrine de la séparation des pouvoirs ».
Si la Cour suprême réitère l’immunité conférée aux municipalités pour une certaine catégorie de décisions, on y voit bien que les municipalités ne pourront pas machinalement se contenter d’opposer l’adoption d’une politique aux réclamations qui leur seront présentées. Le test susmentionné sera probablement cité à de nombreuses reprises dans le futur en droit municipal québécois.
Sur l’auteur
Me Alexandre Thériault-Marois pratique en litige civil pour la Ville de Laval depuis 2016. Il publie régulièrement des articles en droit municipal et corédige le blogue juridique ''litige municipal''. L’avocat est aussi chargé de cours au Collège Ahuntsic. En 2019, il a reçu le prix Exemplum Justitiae de l’Association du jeune barreau de Laval.