Le juge Alexandre Boucher. Photo : Site Web de l'Université York
Le juge Alexandre Boucher. Photo : Site Web de l'Université York
Un consultant privé soupçonné d’avoir participé à une fraude de 6 M$ contre la Ville de Montréal a vu son deuxième procès être avorté.

Dans son jugement de la Cour supérieure, le juge Alexandre Boucher affirme que l’agissement de Me Guy Marengère, procureur au bureau de la grande criminalité et des affaires spéciales du DPCP, a porté atteinte à l’équité du procès.

« Le procureur de la Couronne a illégalement porté à la connaissance du jury un élément de preuve inadmissible, c’est l’évidence même, écrit le juge. Aucune règle de preuve en matière de contre-interrogatoire ou de preuve documentaire ne lui permettait d’agir comme il l’a fait. »

Rappel des faits

Benoit Bissonnette a été arrêté en 2009, dans le cadre d’une enquête de l’escouade Marteau de la Sûreté du Québec (avant qu’elle ne soit remplacée par l’Unité permanente anticorruption).

Le consultant privé était accusé de complot pour fraude et de complicité, pour avoir aidé un fonctionnaire municipal, Gilles Parent (congédié et condamné à six ans de prison pour fraude), à commettre un abus de confiance.

En 2015, Benoit Bissonnette avait été acquitté au terme d’un premier procès devant jury. La poursuite avait toutefois porté l’affaire en appel, et un nouveau procès avait débuté en février dernier. Celui-ci avait été suspendu en mars, en raison de la pandémie, et avait repris le 29 juin.

Ensemble, les deux hommes auraient comploté « en vue de commettre des malversations liées à l’attribution et à l’administration de lucratifs contrats de sous-traitance consentis à des firmes de services informatiques », peut-on lire dans le jugement.

Selon la Couronne, on aurait facturé des services à la Ville par le truchement d’une compagnie-écran, recueilli des commissions auprès des firmes sous contrats avec la Ville, facturé du travail en double, et détourné des sommes avancés par la Ville pour des services qui n’ont jamais été réalisés.

« Les sommes spoliées totaliseraient environ 6 millions de dollars, peut-on lire dans le jugement. Une partie importante de l’argent aurait été transférée à Hong Kong par l’entremise de comptes bancaires et d’une compagnie basée à Hong Kong. »

Citation d’une preuve inadmissible

Le 24 avril, un jugement avait été rendu, déclarant inadmissibles en preuve des documents d’incorporation d’une société YZB, à Hong Kong, parce qu’ils constituaient « du ouï-dire ».

Toutefois, le 13 août dernier, alors qu’il contre-interrogeait la conjointe de l’accusée (elle est originaire de Chine et ses parents âgés y vivent toujours), Me Marengère est allé « d’un coup de théâtre », selon le juge Boucher.

« Au moyen d’une rafale de questions suggestives, il fait dire à Madame qu’elle a assisté au procès civil, que les documents constitutifs de la compagnie utilisée par M. Parent pour faire des transactions à Hong Kong ont été mis en preuve à ce procès, et que sa mère était seule administratrice et actionnaire de cette compagnie selon les documents en question. »

Me Marc Labelle. Photo : Archives
Me Marc Labelle. Photo : Archives
Le magistrat critique également la manière dont Me Marengère a fait ces révélations.

« En outre, la preuve illégale a été révélée de manière percutante, ajoute-t-il. Il y avait, pour ainsi dire, un côté “Aha! Je vous ai bien eue!” à la manœuvre du procureur de la poursuite. Le jury a pu être impressionné de voir la conjointe de l’accusé être mise en boîte au moyen de renseignements incriminants pouvant sembler crédibles. »

L’avocat de M. Bissonnette, Me Marc Labelle, a formulé une objection. Le juge du procès s’est ensuite entretenu avec les deux avocats, sans la présence du jury.

Le Tribunal a par la suite donné une directive au jury, « dénonçant la conduite du procureur et ordonnant au jury d’ignorer complètement la preuve relative aux documents corporatifs, peut-on lire dans le jugement. Les parties conviennent que le Tribunal s’est exprimé en termes clairs et sur un ton ferme. »

« Une faute flagrante et grossière »

Benoit Bissonnette a demandé une annulation du procès et un arrêt des procédures, pour ensuite se rétracter sur ce dernier point. Le juge Boucher lui a donné raison, blâmant sévèrement Me Marengère au passage.

« Le procureur n’a pas simplement contre-interrogé le témoin sur des faits non prouvés en étant de bonne foi comme cela est permis, écrit le juge Boucher. Il a contourné une règle de preuve et un jugement du Tribunal pour révéler au jury des faits inadmissibles. »

Le magistrat a conclu que le préjudice ne peut être réparé au moyen de la directive correctrice au jury et que l'annulation du procès est une « mesure nécessaire ».

« Le Tribunal ne prend pas cette décision à la légère, affirme le juge Boucher. L’annulation du procès, surtout à un stade avancé, entraîne des coûts et d’autres conséquences déplorables pour toutes les personnes affectées par le procès, le système de justice et la société. »

« Le procureur de la Couronne a carrément contrevenu à un jugement du Tribunal, poursuit-il. Tout indique que les questions fautives étaient délibérées. Même s’il s’agit probablement d’une bévue commise sans mauvaise intention, la faute est flagrante et grossière. »

Le dossier est donc remis au 9 septembre prochain.

Me Marengère n'a pas répondu à notre demande d'entrevue.