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Noir Canada : le pouvoir… contre le savoir ?

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Pierre Noreau Et 33 Profs De Droit

2010-12-08 11:15:00

Une requête très attendue du public et des médias a été déposée cette semaine devant la Cour supérieure du Québec. Trente trois professeurs de droit l’appuient…Exclusif!

Introduite par les auteurs du livre Noir Canada et par leur éditeur, Écosociété, la requête vise à mettre fin à la poursuite dont ils sont l’objet. Les nouvelles dispositions du Code de procédure civile contre les « poursuites bâillons » servent de fondement à cette requête. Ses conclusions détermineront, pour l’avenir, la place qu’on réserve à la liberté d’expression des auteurs, des penseurs, des intellectuels et des scientifiques qui, au Québec, comme partout ailleurs, sont des acteurs essentiels de nos démocraties.

Autopsie d’un litige

Publié en 2008, l’ouvrage Noir Canada, élaboré et rédigé à l’aide de données disponibles dans le domaine public, dénonce les pratiques de plusieurs sociétés minières canadiennes établies en Afrique. Quelques heures avant sa publication les auteurs reçoivent de l’une de ces sociétés une mise en demeure les enjoignant d’en suspendre la parution. Une fois l’ouvrage publié, une poursuite de plusieurs millions de dollars est intentée contre ses auteurs et leur éditeur, Écosociété. Ces sociétés minières prétendent que le contenu de l’ouvrage entache leur réputation. Par un retournement de situation qu’elles auraient pu prévoir, cette poursuite allait donner à l’ouvrage une visibilité inespérée et une grande notoriété… Aveugles aux dommages qu’elles s’infligeaient ainsi à elles-mêmes dans l’opinion publique, ces sociétés minières se sont engagées dans une fuite en avant, s’enfonçant dans la trajectoire judicaire, multipliant les interrogatoires préalables et les expertises ; investissant des moyens sans commune mesure avec ceux des parties poursuivies pour documenter une poursuite dont on attend toujours l’issue.

Les finalités de la loi contre les poursuites-bâillon

La requête déposée par les auteurs de Noir Canada et leur éditeur vise à faire déclarer cette poursuite abusive, avant que ne s’engage un long procès dont personne ne sortira indemne. Le législateur a voulu clairement énoncer les objectifs des nouvelles dispositions du Code de procédure qui autorisent le juge à intervenir dans de nombreuses situations susceptibles de détourner l’activité judiciaire de ses fins, au profit de visées qui n’ont rien à voir avec sa fonction fondamentale qui est de garantir des droits. Le préambule de la loi introduisant ces dispositions contre les poursuites-bâillons est clair, il rappelle « l'importance de favoriser le respect de la liberté d'expression consacrée dans la Charte des droits et libertés de la personne » et « l'importance de prévenir l'utilisation abusive des tribunaux, notamment pour empêcher qu'ils ne soient utilisés pour limiter le droit des citoyens de participer à des débats publics ».

En l’espèce, la question sera donc de savoir si la poursuite judiciaire entreprise par ces sociétés minières vise effectivement la protection de leur réputation ou si son objectif n’est pas tout simplement de faire taire toute critique actuelle et ultérieure concernant leurs activités minières à l’étranger. Si tel était le cas, la Cour devrait conclure qu’elle est devant une poursuite-bâillon et faire cesser ce détournement déguisé de la fonction judiciaire. Mais s’il s’avérait que ces deux droits se trouvent à égalité dans la balance des prétentions, la Cour devra plus finement établir si, en cherchant à protéger un droit particulier (le droit à la réputation d’une société commerciale), une telle poursuite judiciaire ne vient pas compromettre l’exercice d’un droit beaucoup plus fondamental et collectif : le droit à la liberté d’expression. Le recours aux tribunaux entrepris par ces «minières» ne viserait dès lors plus à garantir, mais à nier l’existence et les conditions d’exercice d’un droit.

C’est la Cour qui devra fixer les conclusions de ce débat complexe. S’agissant de dispositions récentes, il existe peu de précédents en matière de poursuite-bâillon. On peut cependant supposer que, dans le secret de la délibération, la Cour sera amenée à mesurer les conséquences de sa décision sur toutes les activités intellectuelles du même genre que celle qu’ont exercée les auteurs de Noir Canada. Celle-ci repose sur l’analyse critique de faits rapportés par de nombreuses sources. On sait en effet que l’analyse critique est au fondement de tout travail intellectuel. La Cour devra établir si la réputation d’une société commerciale doit être abordée en fonction des mêmes paramètres que celle d’un particulier ; bref si le fait de reconnaître aux «personnes morales» une forme de personnalité juridique justifie qu’on accorde à leur réputation le même poids qu’on reconnaît à celle d’une « personne physique ». Plus largement encore, si le fait d’exercer une activité économique… publique, n’expose pas inévitablement ces sociétés à la critique… publique ! Et plus largement encore, quelles seront les conséquences de cette décision sur l’ensemble des activités intellectuelles dans notre société.

Le problème de la démocratie

Derrière ces questions de « prépondérance de preuve », s’en pose cependant une autre, beaucoup plus importante encore, qui empêche que ce débat soit tranché sur la base d’arguments strictement techniques : c’est celle des conditions de la vie démocratique.
Le principe démocratique suppose que chaque citoyen puisse contribuer à sa façon aux débats qui traversent sa propre société. Cette participation suppose une claire compréhension des problèmes dans lesquels nous nous trouvons collectivement engagés. Faut-il exploiter les gaz de schistes, confier à l’entreprise privée la gestion de notre système de santé ou participer à un conflit armé, toutes ces questions supposent une analyse éclairée des citoyens. Il en va de même de l’appréciation que nous sommes en droit de faire de l’activité des sociétés commerciales, détentrices d’un statut juridique de droit canadien lorsqu’elles exportent à l’étranger notre savoir-faire et notre réputation collective. C’est la première condition de la fonction intellectuelle de venir éclairer cette discussion constante de la société avec elle-même. Dans ce sens, les auteurs de Noir Canada n’ont sans doute rien fait de plus que le travail auquel on s’attend des penseurs et des chercheurs au sein de chaque collectivité.

Derrière la poursuite dont ils sont l’objet, demeure une question fondamentale : peut-on encore être critique dans notre société ? Le pouvoir (et l’argent) doit-il toujours l’emporter sur le droit de savoir ou du moins sur le droit de s’interroger publiquement ? Au-delà de ce que recouvre la notion d’atteinte à la réputation, c’est donc l’avenir de la pensée qui se jouera ici.


Pierre Noreau, Faculté de droit, Université de Montréal.

Cosignataires :

Georges Azzaria, Faculté de droit, Université Laval
Rémi Bachand, Département des sciences juridiques, UQAM
Jean-Guy Belley, Faculté de droit, Université McGill
Adelle Blackett, Faculté de droit, Université McGill
Pierre Bosset, Département des sciences juridiques, UQAM
Angela Campbell, Faculté de droit, Université McGill
François Crépeau, Faculté de droit, Université McGill
Hugo Cyr, Département des sciences juridiques, UQAM
Julie Desrosiers, Faculté de droit, Université Laval
Nathalie Des Rosiers, Faculté de droit, Université d’Ottawa
Mathieu Devinat, Faculté de droit, Université de Sherbrooke
Geneviève Dufour, Faculté de droit, Université de Sherbrooke
Isabelle Duplessis, Faculté de droit, Université de Montréal
Pascale Fournier, Faculté de droit, Université d’Ottawa
France Houle, Faculté de droit, Université de Montréal
Fannie Lafontaine, Faculté de droit, Université Laval
Andrée Lajoie, Faculté de droit, Université de Montréal
Lucie Lamarche, Faculté de droit, Université d’Ottawa
Louis-Philippe Lampron, Faculté de droit, Université Laval
Georges Lebel, Département des sciences juridiques, UQAM
Jean Leclair, Faculté de droit, Université de Montréal
Lucie Lemonde, Département des sciences juridiques, UQAM
Finn Makela, Faculté de droit, Université de Sherbrooke
Frédéric Mégret, Faculté de droit, Université McGill
Marie-Claude Prémont, École nationale d’administration publique
René Provost, Faculté de droit, Université McGill
Colleen Sheppard, Faculté de droit, Université McGill
Pierre Trudel, Faculté de droit, Université de Montréal
Daniel Turp, Faculté de droit, Université de Montréal
Maxime St-Hilaire, Faculté de droit, Université de Sherbrooke
Marie-Ève Sylvestre, Faculté de droit, Université d'Ottawa
Sophie Thériault, Faculté de droit, Université d’Ottawa
Edith Vézina, Faculté de droit, Université de Sherbrooke
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