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Arrêt SOCAN : une seule redevance doit être payée par les diffuseurs de musique en ligne

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Gabrielle Mathieu

2022-12-07 11:15:00

Focus sur l’arrêt SOCAN rendu par la Cour suprême du Canada concernant l’obligation de verser une redevance pour la mise à disposition du public d’une œuvre…

Gabrielle Mathieu, l’auteure de cet article. Source: Lavery
Gabrielle Mathieu, l’auteure de cet article. Source: Lavery
Dans l’arrêt Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Entertainment Software Association (l’« Arrêt SOCAN »), la Cour suprême du Canada s’est prononcée quant à l’obligation de verser une redevance pour la mise à disposition du public d’une œuvre sur un serveur en vue de sa diffusion ou son téléchargement ultérieur.

Par le fait même, elle clarifie la norme applicable en appel lorsque les cours de justice et les organismes administratifs ont des compétences concurrentes en première instance et elle revisite les objectifs de la Loi sur le droit d’auteur et son interprétation à la lumière du Traité de l’OMPI sur le droit d’auteur.

La Cour suprême en profite également pour réitérer l’importance du principe de neutralité technologique quant à l’application et l’interprétation de la LDA. Ce rappel est transposable à d’autres médiums artistiques et il est d’une très grande actualité dans un contexte où le marché des arts visuels numériques connaît un engouement particulièrement important, notamment avec la production et la vente de jetons non fongibles.

En 2012, les autorités législatives canadiennes ont modifié la LDA en adoptant la Loi sur la modernisation du droit d’auteur afin d’intégrer au droit canadien les obligations du Canada en vertu du Traité et plus particulièrement, d’harmoniser le régime juridique canadien en matière de droit d’auteur avec les règles internationales relatives aux technologies nouvelles et émergentes.

La LMDA a introduit trois articles relatifs à la « mise à la disposition » dont l’article 2.4 (1.1) LDA s’appliquant aux œuvres originales et clarifiant l’article 3(1)f) qui confère aux auteurs le droit exclusif de « communiquer au public, par télécommunication, une œuvre » :

2.4 (1.1) LDA. « Pour l’application de la présente loi, constitue notamment une communication au public par télécommunication le fait de mettre à la disposition du public par télécommunication une œuvre ou un autre objet du droit d’auteur de manière que chacun puisse y avoir accès de l’endroit et au moment qu’il choisit individuellement. »

Avant l’entrée en vigueur de la LMDA, la Cour suprême a également conclu que le téléchargement d’une œuvre musicale sur Internet n’était pas une communication par télécommunication au sens de l’article 3(1)f) LDA5 alors que les diffusions en continu étaient visées par cet article. Suivant l’entrée en vigueur de la LDMA, la Commission du droit d’auteur du Canada (la « Commission ») a reçu des observations concernant l’application de l’article 2.4 (1.1) LDA.

La Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (« SOCAN ») y soutenait notamment que l’article 2.42.4 (1.1) LDA obligeait les utilisateurs à payer des redevances lorsqu’une œuvre était publiée sur Internet, ne faisant aucune distinction entre le téléchargement de l’œuvre, sa diffusion en continu et le cas des œuvres publiées, mais jamais transmises.

La position de la SOCAN avait pour conséquence qu’une redevance devait être versée chaque fois qu’une œuvre était mise à la disposition du public, qu’elle soit téléchargée ou diffusée en continu. Ainsi, pour chaque téléchargement, une redevance de reproduction devait être payée et pour chaque diffusion en continu, une redevance d’exécution devait être payée.

Historique judiciaire

Décision de la Commission

La Commission retient l’interprétation de la SOCAN voulant que la mise à la disposition du public d’une œuvre est une « communication ». Selon cette interprétation, deux redevances sont ainsi dues lorsqu’une œuvre est publiée en ligne : dans un premier temps lorsqu’elle est mise à la disposition du public en ligne et dans un second temps, lorsqu’elle est diffusée en continu ou téléchargée.

Cette décision de la Commission reposait en grande partie sur son interprétation de l’article 8 du Traité selon laquelle l’acte de « mise à la disposition d’une œuvre » nécessite une protection distincte des États membres, justifiant une rémunération.

Arrêt de la Cour d’appel fédérale

Entertainment Software Association, Apple inc. et leurs filiales canadiennes (les « Diffuseurs ») ont porté la décision de la Commission devant la Cour d’appel fédérale (« CAF »). S’appuyant sur la norme de la décision raisonnable, la CAF infirme la décision de la Commission affirmant qu’une redevance est due seulement lorsque l’œuvre est mise à la disposition du public sur un serveur et qu’aucune redevance n’est due ensuite pour la diffusion en continu.

La CAF souligne par ailleurs l’incertitude quant à la norme de contrôle applicable en appel suivant l’arrêt Vavilov pour un cas où un organisme administratif a une compétence concurrente aux cours de justice en première instance.

Arrêt SOCAN

La Cour suprême rejette le pourvoi de la SOCAN qui lui demande de rétablir la Décision de la Commission.

Norme de contrôle en appel

La Cour suprême reconnaît être en présence de circonstances rares et exceptionnelles donnant lieu à la création d’une sixième catégorie de questions pour lesquelles la norme de la décision correcte trouve application, soit la compétence concurrente en première instance entre les organismes administratifs et les cours de justice.

L’article 2.4 (1.1) LDA donne-t-il droit au versement d’une seconde redevance à chaque téléchargement ou diffusion continue après sa publication sur un serveur pour que l’œuvre soit accessible au public ?

Les droits conférés par l’article 3(1) LDA

La Cour suprême commence son analyse en considérant les trois droits conférés par la LDA, soit les droits prévus à l’article 3(1) LDA :
  • de produire ou reproduire une œuvre sous une forme matérielle quelconque;

  • d’exécuter l’œuvre ou de la représenter en public;

  • ou de publier une œuvre non publiée.

  • Ces trois droits sont des droits distincts et une activité ne peut être rattachée qu’à un seul de ces droits. Par exemple, l’exécution de l’œuvre est passagère et permet à l’auteur de conserver un plus grand contrôle sur leurs œuvres que les reproductions.

    Ainsi, « le droit de l’auteur à l’égard de l’exécution entre en jeu pendant la période limitée où l’utilisateur profite de l’œuvre lors de l’activité. Une reproduction, en revanche, donne à l’utilisateur une copie durable de l’œuvre. »

    La Cour suprême souligne par ailleurs qu’une activité qui ne fait pas intervenir l’un des trois droits de l’article 3(1) LDA ou les droits moraux de l’auteur n’est pas protégée par la LDA et pour cette raison, aucune redevance ne doit être versée en lien avec cette activité.

    La Cour rappelle ses enseignements antérieurs voulant que le téléchargement ou la diffusion en continu d’une œuvre correspond pour chaque cas de figure à une activité distincte protégée, soit la reproduction pour les téléchargements et l’exécution pour la diffusion en continu.

    Elle souligne également que le téléchargement n’est pas une communication visée à l’article 3 (1)f) LDA et que la mise à disposition d’une œuvre sur un serveur n’est pas une activité distincte des trois droits justifiant rémunération.

    Objet de la LDA et principe de la neutralité technologique

    La Cour suprême critique la Décision de la Commission en ce qu’elle viole le principe de neutralité technologique, notamment en exigeant que les utilisateurs paient des redevances additionnelles pour accéder aux œuvres en ligne.

    La LMDA avait pour objectif d’« éliminer la spécificité technologique des dispositions de la LDA » et de marquer, par le fait même, l’adhésion du Canada au principe de la neutralité technologique. Le principe de neutralité technologique est expliqué plus en détail par la Cour suprême :

    Selon le principe de la neutralité technologique, en l’absence d’une intention contraire du Parlement, la Loi sur le droit d’auteur ne devrait pas être interprétée de manière à favoriser ou à défavoriser une forme de technologie en particulier : SRC, par. 66.

    La distribution d’œuvres équivalentes sur le plan fonctionnel par des moyens technologiques anciens ou nouveaux devrait mettre en jeu les mêmes droits : Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Bell Canada, 2012 CSC 36, (2012) 2 R.C.S. 326, par. 43; SRC, par. 72.

    Par exemple, l’achat d’un album en ligne devrait faire intervenir les mêmes droits, et donner lieu aux mêmes redevances, que l’acquisition d’un album effectuée dans un magasin physique, étant donné que ces façons d’acheter les œuvres protégées par le droit d’auteur sont équivalentes sur le plan fonctionnel.

    Ce qui compte, c’est ce que l’utilisateur reçoit, et non la manière dont il le reçoit : ESA, par. 5-6 et 9; Rogers, par. 29. Dans son sommaire de la LMDA, lequel précède le préambule, le Parlement a signalé son adhésion au principe de la neutralité technologique en déclarant que les modifications visaient à « éliminer la spécificité technologique des dispositions de la (Loi sur le droit d’auteur) ».

    La Cour suprême affirme que le principe de neutralité technologique doit être observé à l’aune des objectifs de la LDA qui n’existe pas uniquement pour la protection des droits des auteurs, mais afin d’établir un équilibre entre les droits des utilisateurs et les droits des auteurs, en facilitant la diffusion des œuvres artistiques et intellectuelles afin d’enrichir la société et d’offrir une inspiration aux autres créateurs.

    Par conséquent, « ce qui compte, c’est ce que reçoit l’utilisateur, et non la manière dont il le reçoit. » Ainsi, que la reproduction ou la diffusion de l’œuvre ait lieu en ligne ou hors ligne, les mêmes droits d’auteur s’appliquent et donnent lieu aux mêmes redevances.

    Quelle est la bonne interprétation de l’article 2.4 (1.1) LDA ?

    L’article 8 du Traité

    La Cour suprême rappelle que les traités de droit international sont pertinents à l’étape du contexte en matière d’interprétation législative et qu’ils peuvent être examinés sans qu’il y ait d’ambiguïté dans le texte d’une loi.

    Par ailleurs, si le texte de la loi le permet, elle devra être interprétée conformément aux obligations du Canada découlant du traité selon la présomption de conformité selon laquelle un traité ne peut pas évincer l’intention claire du législateur.

    Elle conclut que l’article 2.4 (1.1) LDA avait pour but de mettre en œuvre les obligations du Canada résultant de l’article 8 du Traité et que, par conséquent, le Traité doit être pris en compte dans l’interprétation de l’article 2.4 (1.1) LDA.

    Même si l’article 8 du Traité confère aux auteurs le droit de contrôler la mise à la disposition du public des œuvres, il ne crée pas un nouveau « droit de mise à la disposition » protégé et donc justifiant une rémunération. Ainsi, il n’en découle pas des « communications distinctes » ou autrement dit, des « exécutions distinctes »

    L’article 8 du Traité ne crée que deux obligations qui sont :
  • « protéger les transmissions sur demande; et

  • conférer aux auteurs le droit de contrôler comment et quand leur œuvre est mise à la disposition du public pour téléchargement ou diffusion en continu. »

  • Le Canada a la liberté de choisir la manière dont ces deux objectifs sont mis en œuvre dans la LDA en recourant soit au droit de distribution, au droit de communication au public, à une combinaison de ces deux droits ou à un nouveau droit.

    La Cour suprême conclut que la LDA donne effet aux obligations découlant de l’article 8 du Traité au moyen d’une combinaison des droits en matière d’exécution et représentation, de reproduction et d’autorisation prévus à l’article 3 (1) LDA et respectant le principe de neutralité technologique.

    Quelle est l’interprétation de l’article 2.4 (1.1) LDA qui doit être retenue ?

    L’objectif de l’article 2.4 (1.1) LDA est de préciser le droit de communication visé à l’article 3(1)f) LDA en soulignant qu’il s’applique aux diffusions en continu sur demande. Une unique diffusion en continu sur demande à un membre du public constitue ainsi une « communication au public » telle que l’entend l’article 3(1)f) LDA.

    L’article 2.4(1.1) LDA précise qu’une œuvre est exécutée dès qu’elle est mise à la disposition pour diffusion sur demande. Par conséquent, la diffusion en continu n’est que le prolongement de l’exécution de l’œuvre qui débute avec sa mise à disposition et une seule redevance doit être perçue en lien avec ce droit :

    Cette interprétation n’exige pas que l’acte de mise à la disposition de l’œuvre soit considéré comme une exécution distincte de la transmission subséquente de l’œuvre par la diffusion en continu. L’œuvre est exécutée dès qu’elle est mise à la disposition pour diffusion en continu. Une redevance d’exécution doit être payée à ce stade.

    Si l’utilisateur profite subséquemment de cette exécution en diffusant l’œuvre en continu, il bénéficie d’une exécution déjà en cours, et non d’une nouvelle exécution. Aucune redevance distincte ne doit être payée à ce stade. (traduction) « L’acte de communication au public sous la forme d’une mise à la disposition » est entièrement accompli par la simple mise à la disposition d’une œuvre pour diffusion en continu sur demande.

    Si l’œuvre est alors effectivement transmise de cette façon, cela ne signifie pas que deux actes sont accomplis : la « mise à la disposition et la communication au public ». L’acte entier ainsi accompli sera considéré comme une communication au public : Ficsor, p. 508.

    Autrement dit, la mise à la disposition d’une diffusion en continu et une diffusion en continu par un utilisateur sont toutes les deux protégées en tant qu’exécution unique - une communication unique au public.

    Pour résumer, la Cour suprême a affirmé et clarifié les éléments suivants dans l’Arrêt SOCAN :
  • L’article 3(1)f) LDA ne vise pas le téléchargement d’une œuvre;

  • La mise à disposition d’une œuvre sur un serveur et sa diffusion en continu subséquente constitue la mise en œuvre du seul et même droit à l’exécution de l’œuvre;

  • Conséquemment, une seule redevance doit être versée pour une œuvre versée sur un serveur et qui est ensuite diffusée en continu;

  • Cette interprétation de l’article 2.4(1.1) LDA respecte les obligations internationales du Canada en matière de protection du droit d’auteur;

  • La question de la compétence concurrente en première instance entre les cours de justice et les organismes administratifs est celle de la décision correcte.

Alors que les créations artistiques de l’intelligence artificielle se multiplient et qu’un nouveau marché de l’art visuel numérique émerge, propulsé par l’engouement pour les plateformes d’échanges NFT, l’importance du principe de neutralité technologique devient une pierre angulaire pour comprendre les droits d’auteur qui sont attachés à ces nouveaux objets numériques et aux transactions qui les concernent.

Fort heureusement, les questions relatives à la musique numérique, à son partage et sa diffusion ont pavé la voie en permettant de repenser les droits d’auteur dans un contexte du numérique. Nous notons par ailleurs que dans des marchés numériques de NFT qui se veulent décentralisés et déréglementés, les droits associés à la propriété intellectuelle sont pour l’instant les seules balises qui sont réellement respectées par les plateformes d’échange et qui appellent à une certaine intervention des propriétaires de ces plateformes.

À propos de l’auteure

Me Gabrielle Mathieu est avocate au sein du cabinet Lavery. Elle est membre du groupe litige et règlement des différends du bureau de Montréal.

Dans le cadre de sa pratique multidisciplinaire et polyvalente, elle intervient dans des dossiers touchant plusieurs domaines, notamment en matière de litige commercial, de litige de construction, d’injonctions et de faillite et d’insolvabilité.

À ce titre, elle est appelée à agir devant les tribunaux et représenter une clientèle variée relevant des secteurs public et privé. De plus, Gabrielle Mathieu intervient dans plusieurs dossiers de litige en propriété intellectuelle, notamment en matière de marques de commerce et de droits d’auteur.

1947

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