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Un recours dénué d’effets juridiques? Les recours hypothétiques en situation de pandémie mondiale

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Caroline-ariane Bernier

2023-03-16 11:15:00

La pandémie de la COVID-19 a bouleversé les milieux de travail à travers le monde, y compris eu égard aux mesures sanitaires à adopter en milieu de travail…

Me Caroline-Ariane Bernier, l’auteure de cet article. Source: McCarthy Tétrault
Me Caroline-Ariane Bernier, l’auteure de cet article. Source: McCarthy Tétrault
Afin de s’acquitter de leurs obligations en matière de santé et de sécurité au travail, les employeurs ont dû s’adapter à des consignes sanitaires en constante évolution.

Dans ce contexte, des mesures de distanciation physique, de port de protection d’équipement individuel et d’assainissement ont été mises en place, parfois à des coûts très élevés pour l’employeur.

En cas de défaut ou de non-suivi des consignes sanitaires, un employeur ayant un établissement au Québec pouvait même faire l’objet de plaintes pénales et être contraint à payer des amendes.

Or, qu’en est-il lorsque les travailleurs et/ou le syndicat sont en désaccord avec l’employeur ou la CNESST quant aux risques et dangers que le milieu de travail pose pour leur santé? Si la situation dont se plaignaient les travailleurs et/ou le syndicat a évoluée au moment où le tribunal est appelé à se pencher sur la question, se prononcera-t-il sur le litige qui occupait les parties?

Le présent billet permet de présenter la place des recours hypothétiques dans le cadre de la gestion de la santé et de la sécurité au travail, plus particulièrement la façon dont ceux-ci peuvent servir de moyens préliminaires efficaces afin d’endiguer un litige.

Le recours hypothétique

Par définition, un recours hypothétique se manifeste lorsque les questions soulevées par le différend n’auront pas pour effet de résoudre un litige qui a, ou peut avoir, des conséquences sur les droits des parties.

En d’autres mots, lorsqu’un événement altère la relation des parties de sorte que statuer sur le recours n’aura pas d’effets pratiques sur les droits des parties, le recours sera jugé théorique ou abstrait. Dans ces situations, le tribunal peut refuser de trancher l’affaire.

Certaines lignes directrices, dictées par l’arrêt phare de la Cour Suprême Borowski, doivent le guider lorsque le tribunal est appelé à se pencher sur le caractère théorique d’un litige. Une analyse en deux temps est de mise.

La première étape consiste à se demander si le différend concret et tangible a disparu et si la question est devenue purement théorique. Ensuite, si tel est le cas, le tribunal pourra exercer son pouvoir discrétionnaire et tout de même l’entendre si, notamment, il en découle des effets concrets sur les droits des parties, s’il demeure des questions accessoires ou s’il s’agit d’une question de grand intérêt public.

Le recours hypothétique n’est pas exclusif à un domaine de droit. Cependant, lorsqu’il est question de santé et sécurité au travail, cette notion peut s’avérer fort utile. Trois décisions récentes illustrent la façon dont le recours hypothétique se transpose bien en matière de santé et sécurité du travail, particulièrement en ce qui a trait au droit de refus, au retrait préventif et à la mise en place de mesures de prévention et de protection dans le contexte de la pandémie de la COVID-19.

1. Le droit de refus en situation de COVID-19

Dans la décision Ville de Mirabel et Andrade[5], un policier patrouilleur est d’avis, en avril 2020, que son milieu de travail pose un danger pour sa santé et invoque donc son droit de refus prévu à l’article 12 de la Loi sur la santé et la sécurité du travail (la « LSST »).

Étant donné qu’il est immunosupprimé, il considère que ses conditions de travail le mettent à risque de contracter le coronavirus. Un inspecteur de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (la « CNESST ») confirme qu’il existe effectivement un danger justifiant l’exercice du droit de refus.

L’employeur, étant d’avis qu’il a adopté toutes les mesures nécessaires pour offrir un milieu de travail sécuritaire et que les conditions de travail sont normales pour le travailleur, conteste alors cette décision auprès de la Direction de la révision administrative de la CNESST (« DRA »), subséquemment, et auprès du Tribunal administratif du travail (le « Tribunal »).

Or, en juin 2020, son médecin détermine qu’il est apte à réintégrer son travail régulier puisque les nouvelles données scientifiques démontrent que les risques reliés à la maladie de la COVID-19 sont plus acceptables et que le travailleur peut reprendre son emploi.

Lors de l’audience devant le Tribunal en octobre 2021, le travailleur soulève un moyen préliminaire basé sur le caractère théorique du litige. Il allègue que compte-tenu de son retour à son travail régulier en juin 2020, il n’y a plus d’intérêt à rendre une décision.

Le Tribunal accueille le moyen préliminaire du travailleur et déclare irrecevable les contestations de l’employeur. Le Tribunal constate qu’il n’y a plus de débat contradictoire puisqu’il est peu susceptible qu’une situation semblable se reproduise étant donné l’évolution des connaissances scientifiques et qu’il n’y a pas d’incertitude quant aux droits et obligations des parties, le travailleur ayant réintégré son emploi régulier.

Le Tribunal insiste notamment sur le fait que même si le virus ressurgirait, celui-ci se présenterait sous une forme différente qu’il n’est pas possible de prévoir pour l’instant. De ce fait, un jugement en l’instance ne serait ni utile pour le futur ni modifierait le droit entre les parties.

2. Le retrait préventif en situation de COVID-19

Dans Cadieux et Coopérative des techniciens ambulanciers de la Montérégie, un ambulancier est asthmatique de naissance et, craignant les possibles conséquences de la maladie de la COVID-19 sur sa santé, obtient, en avril 2020, un rapport médical dans lequel son médecin indique que le travailleur est vulnérable et qu’il doit être retiré de son milieu de travail ou encore effectuer du télétravail pour une durée indéterminée.

Le travailleur dépose donc une demande de retrait préventif en vertu de l’article 32 de la LSST, étant d’avis que son travail l’expose à un contaminant dangereux pour sa santé. La CNESST refuse la demande et déclare qu’il n’y a pas droit. Le travailleur cesse tout de même de travailler jusqu’en octobre 2020 lorsqu’il est réaffecté à d’autres tâches chez son employeur. Il reprend ses fonctions régulières en juin 2021.

À l’audience en octobre 2021, le travailleur maintient qu’il avait droit au retrait préventif et, donc, à des indemnités de remplacement du revenu. Or, entre avril 2020 et octobre 2020, le travailleur avait continué de percevoir son salaire habituel de l’employeur.

Dans ce dossier, c’est le Tribunal qui soulève d’office la recevabilité de la contestation sur la base que le litige a maintenant un caractère théorique car le travailleur ne semble avoir subi aucun dommage, ayant été rémunéré pendant l’entièreté de son arrêt de travail.

Le Tribunal conclut que dans ce dossier, « il ne peut être question ici d’un préjudice effectif au sens de la jurisprudence, puisque l’employeur retire le travailleur de son milieu de travail, comme il le demande, et continue par ailleurs de le rémunérer. ».

Le Tribunal détermine donc que le différend n’est plus d’actualité, qu’il ne subsiste aucun intérêt juridique à ce que la question de fond soit décidée et que la contestation du travailleur est irrecevable.

3. Les mesures de prévention en situation de COVID-19

Enfin, dans Fédération des employées et employés de services publics (FEESP-CSN) et Autobus des Cantons Inc., entre octobre 2020 et février 2021, deux inspectrices de la CNESST ont émis des rapports d’intervention en lien avec des mesures sanitaires qu’elles demandaient à l’employeur d’adopter en milieu de travail. Après quelques échanges et correctifs apportés, en février 2021, la CNESST s’est déclarée satisfaite des mesures adoptées par l’employeur et a émis un rapport d’intervention final.

La Fédération des employées et employés de services publics (FEESP-CSN) (le « Syndicat »), en désaccord avec les rapports émis par la CNESST, et surtout le rapport final, décide de les contester auprès de la DRA et, ensuite auprès du Tribunal. D’après le Syndicat, les règles de distanciation physique ne sont pas respectées dans les autobus scolaires. Par ses contestations, le Syndicat demande au Tribunal de forcer l’employeur à installer, dans ses autobus scolaires, une barrière physique entre le chauffeur et les élèves ou, alternativement, à condamner les bancs en arrière du chauffeur d’autobus.

Le Tribunal tient deux premières journées d’audience en octobre 2021 et deux autres jours d’audience sont fixés aux 19 et 20 juillet 2022. En juillet 2022, l’employeur soulève le caractère théorique du recours compte-tenu, notamment, du fait que l’état d’urgence sanitaire en lien avec la pandémie de la COVID-19 et les mesures sanitaires imposées par les autorités gouvernementales ont été levées. Le Syndicat est d’avis que comme la pandémie de la COVID-19 continue à faire des victimes et est en recrudescence, le recours n’est pas théorique et que la décision aurait des effets concrets sur les droits des parties.

Après une revue de la preuve soumise par les parties, le Tribunal juge que les mesures sanitaires de début de pandémie sont peu pertinentes étant donné la levée de l’état d’urgence depuis l’introduction de litige. La pandémie, tout comme les mesures de protection, sont vouées à évoluer avec le temps.

Le Tribunal est donc d’avis qu’une décision sur le fond du dossier n’aura pas d’effets sur le droit des parties ni de conséquences pratiques : elle ne sera donc pas utile. Le recours est donc théorique et il n’y a pas de raison d’utiliser le pouvoir discrétionnaire du Tribunal. Le Tribunal note par ailleurs ceci concernant le caractère évolutif de la situation :

« (34) Cela, parce qu’aucun débat contradictoire ne persiste en raison du changement radical de contexte depuis l’automne 2020 chez l’employeur. De plus, parce que bien qu’il soit vraisemblable de croire qu’une certaine répétitivité sera au rendez-vous dans le futur, il est probable qu’en raison du contexte complètement différent qui prévaut aujourd’hui, cette répétitivité commandera des mesures de protection et/ou une organisation du travail différentes de celles que pouvaient commander le contexte qui prévalait à l’automne 2020. Rappelons par ailleurs que l’administration de la preuve n’est pas terminée et nécessitera encore au moins deux jours d’audience, dont l’administration d’une preuve d’expert. Enfin, si une incertitude juridique devait persister eu égard aux droits et obligations des parties, ce n'est certes pas une décision du Tribunal portant sur le contexte qui prévaut à l'automne 2020 qui le dissipera, compte tenu du caractère éminemment évolutif de la présente situation. En somme, le Tribunal ne voit pas en quoi il en irait de l’intérêt des parties de rendre une décision en l’affaire. Il apparaît donc inapproprié pour le Tribunal en l’affaire de se saisir d’une question devenue théorique. »

Conclusion

En somme, il est manifeste des décisions que dans les dossiers de santé et de sécurité du travail, le Tribunal se penchera sur la situation présente en milieu de travail au moment de l’audience et non au moment de la survenance de la situation litigieuse.

Ce n’est que si la situation a un effet concret sur le droit des parties, par exemple si elle est susceptible de se reproduire dans sa même forme dans le futur, que le Tribunal exercera sa discrétion. Le Tribunal reconnaît également que la situation de pandémie de la COVID-19 est destinée à changer avec le temps et que le début de la pandémie présentait des enjeux bien différents de ceux d’aujourd’hui.

Le recours théorique se révèle alors d’autant plus pertinent lorsque le différend a trait à la santé et à la sécurité au travail, car le recours théorique peut servir de moyen préliminaire puissant pour faire rejeter un litige qui s’annonce long et laborieux concernant notamment le droit de refus, le retrait préventif et la mise en place de mesures de prévention et de protection en situation de pandémie.

À propos de l’auteure

Me Caroline-Ariane Bernier est sociétaire au sein du groupe droit du travail et de l’emploi du cabinet McCarthy Tétrault, au bureau de Montréal. Sa pratique est axée sur la représentation d’employeurs tant sous la réglementation provinciale que fédérale.

Elle représente des sociétés de secteurs d’activité variés, dont le secteur minier, du transport, bancaire, manufacturier, pharmaceutique et représente également différentes universités du Québec.

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